Du sang dans la neige
Je ressassai cette sombre histoire jusqu’à tard dans la nuit, alors que Hide dormait paisiblement à côté de moi, son corps nu brillant sous l’éclat de la lune, réverbérée par la neige. C’était la nuit du 31 décembre, et l’astre nocturne était plein. Après le retour des deux hommes, nous avions mangé des sushis et bu la traditionnelle soupe du Nouvel An, en essayant de ne pas gober trop vite les boulettes de riz gluant qui flottaient dedans : elles étaient responsables de la mort de nombreux petits vieux chaque année. Nous avions regardé les festivités à la télé et écouté le traditionnel concert de enkaen mangeant des mandarines, bien au chaud sous la table chauffante, alors que la neige tombait dehors. Puis nous étions sortis au temple du coin sonner la cloche, emmitouflés sous des manteaux. Nobutora avait acheté une flèche porte-bonheur pour l’année à venir : une pour sa maison, une pour la nôtre. Avant de rentrer, nous avions bu du saké pour nous réchauffer et joué à des jeux bêtes dans les échoppes installées partout autour du temple : Hide m’avait gagné un deuxième nounours, et me l’avait tendu en disant « une femme pour Kuma-chan », qui était le premier nounours. Ensuite, une fois seuls dans notre futon, nous avions fait l’amour à la lueur de la lune. Et je m’étais endormie dans ses bras, m’envolant vers des rêves pleins de volupté.
Jusqu’à ce que les pleurs reprennent.
Ils me semblaient moins proches qu’à l’auberge Ginzan. Cette fois, je ne les entendais pas dans le couloir, mais dehors. Et j’avais l’impression d’entendre la voix d’Hanako.
Je me tournai vers Hide et le secouai. Il roula sur le côté en grognant, mais n’ouvrit pas les yeux.
Tant pis, décidai-je en me levant.
Je devais en avoir le cœur net.
Après avoir enfilé le yukata que Hide m’avait arraché la veille, et noué la ceinture comme je le pouvais, je sortis dans le couloir froid. D’ici, les pleurs s’éloignaient. Je fis quelques pas puis revint en arrière. Les pleurs étaient plus proches de notre chambre, entourée d’une espèce de terrasse décorative qui donnait sur le jardin. Après avoir regardé une dernière fois Hide, qui semblait décidé à ne pas se réveiller, je me résolus à sortir explorer le jardin. Sans lui. Je pris l’écharpe de soie qu’il portait sous son blazer, la nouai autour de mon cou et descendis dans l’entrée. La maison était étrangement silencieuse. En passant devant le grand salon d’apparat, je jetai un coup d’œil à l’immense horloge style Meiji qui trônait là : il était plus de trois heures du matin.
L’heure du bœuf, celle où les spectres rôdent et les maléfices opèrent, me rappelai-je des cours d’histoire ancienne de Suzuki.
Mais qu’importe. Je devais en avoir le cœur net. Je pris mes chaussures, mon manteau et sortis par la porte de la cuisine.
Le jardin était entièrement couvert d’une couche blanche et fine, mais il avait arrêté de neiger. Et au fond, la silhouette du kura se dressait, immaculée et presque invisible dans toute cette blancheur. Je m’en approchai en tremblant.
Ce bâtiment incongru me rappelait quelque chose. Un film, que j’avais vu avec mes parents à la télé étant petite un dimanche soir. Il racontait l’histoire d’une jeune fille emmenée dans une riche maison de Pékin pour épouser un homme qu’elle n’avait jamais vu. Ce dernier avait plusieurs femmes, enfermées dans un quartier spécial de son immense domaine, d’où elles ne pouvaient pas sortir. Chacune avait son appartement privé, donnant sur une petite cour, et s’ennuyait à mourir, dans l’attente d’être convoquée par le maître. Elles savaient qu’elles avaient été choisies pour la nuit lorsqu’un serviteur venait allumer une lanterne rouge devant leur porte et envoyait une servante pour les masser et les préparer à leur nuit d’amour. Leur but ultime était de lui donner un fils, afin de bénéficier de ses attentions pendant un plus long moment et de gagner un statut spécial. Pour cela, elles étaient prêtes à tout, même à mentir... ou le tromper. Ce que fit l’héroïne, jusqu’à être découverte. Le film se terminait avec sa punition. Elle était traînée dans un grenier éloigné, un jour de neige, puis enfermée dedans, oubliée pour toujours, sans eau ni nourriture.
Ce kura solitaire dans la neige me faisait penser au grenier de ce film affreux. Et j’étais sûre que quelqu’un était enfermé dedans. Une femme, gardée captive par Nobutora pour la punir de son insubordination. Hanako, pour être plus exacte.
Arrivée devant le petit bâtiment, j’en fis le tour, cherchant le point faible. Il n’y avait pas de porte, juste une espèce de fenêtre très haute au-dessus du sol, parfaitement inaccessible. C’était par là qu’on faisait passer les denrées et les choses précieuses destinées à être entreposées là, visiblement... ou les gens qu’on souhaitait faire disparaître.
— Hanako, soufflai-je contre le mur. C’est moi... Lola ! Tu m’entends ?
Il n’y avait pas un son. Tout avait été étouffé par la neige, y compris les pleurs. Et soudain... j’entendis un gémissement. Une voix de femme, très faible, qui me parvenait de l’autre côté du mur.
— Hanako ! répétai-je plus fort. Je vais te sortir de là !
Il me fallait une échelle. Je me retournai, cherchant des yeux une échelle ou quoi que ce soit d’autre pouvant m’aider à fouiller cet entrepôt. C’est là que j’entendis le grognement... et aperçus les trois silhouettes.
Des dogues de Tosa, le chien de combat japonais. Énormes. Derrière leurs babines baveuses luisaient des crocs aiguisés comme des rasoirs, et leurs yeux noirs brillaient sous la lune. Je savais que ces mastiffs étaient encore utilisés dans des combats de chiens, très populaires auprès des yakuzas. Ces animaux n’étaient pas là juste pour faire joli : c’était de véritables gardiens, dressés à attaquer les intrus. Et ils m’avaient identifiée comme telle.
Je reculai contre le mur, acculée. Pour l’instant, les chiens ne bougeaient pas. Si je restais immobile... mais le premier se mit soudain à bondir dans ma direction.
On dit qu’il ne faut jamais courir lorsqu’un animal vous attaque, a fortiori un chien. Mais lorsque cela arrive vraiment, c’est le premier truc qu’on fait. L’instinct de fuite face à un prédateur. Je me précipitai dans la neige, sur le côté, en espérant pouvoir me sortir de la nacelle que ces dogues avaient resserrée autour de moi. Je pouvais entendre le halètement de celui qui me talonnait, et même sentir l’odeur chaude de viande avariée qui sortait de sa gueule écumante. L’air givré pénétrait dans mes poumons, les écorchant somme de la glace sur une plaie à vif. Je n’en pouvais plus.
La voix d’Hide retentit soudain dans la nuit, puissante et autoritaire.
— Rikimaru ! Tomare !
J’entendis le premier chien s’arrêter net, stoppé dans son élan. Il se coucha, la tête entre les pattes, et attendit.
Mais pas le deuxième. Ce dernier, tout tremblant d’excitation, la bave aux lèvres, profita de ce qu’Hide, vêtu d’un simple jogging et pieds nus dans la neige, s’avance à grands pas dans ma direction. N’en pouvant visiblement plus, il me sauta dessus.
Hide, qui s’était mis à courir, l’intercepta de justesse en ceinturant son énorme corps. Cependant, le chien ne voulait rien savoir. Il continuait à darder ses crocs vers moi, et se retourna vers Hide, cherchant à le mordre.
— Retourne dans la maison ! me hurla ce dernier.
Les deux autres chiens, couchés dans la neige, commençaient à avoir les pattes qui tremblaient. Ils gémissaient, excités. L’effet de meute...
Je me hâtai de retourner vers la maison, sans courir, pendant que Hide retenait le chien. Et soudain, un autre dogue lui sauta dessus.
— Saeko ! appelai-je en franchissant d’un bond le parapet qui séparait le jardin de la terrasse. Saeko !
Je la vis arriver du couloir, le visage livide.
— Que se passe-t-il ?
— Les chiens, réussis-je à lui expliquer entre deux respirations. Hide...
— Nobu est allé chercher son fusil.
Un fusil... Il ne pouvait donc pas rappeler ses chiens ? Puis je réalisai qu’il se croyait sans doute attaqué, comme ses dogues.
Hide était couché sur le dos, en train de se débattre avec un molosse qu’il ceinturait de ses jambes dans une étreinte mortelle. La bête l’avait apparemment mordu, car la neige autour de lui était tachée de sang. Son avant-bras était tout entier dans la gueule du chien. Je voulus retourner sur la terrasse, mais Saeko me poussa en arrière, dans une petite pièce où elle actionna un mur escamotable. Une pièce secrète, servant de refuge en cas d’attaque d’un gang rival.
— Ce n’est pas une attaque, Saeko, tentai-je de lui expliquer. Je suis sortie dehors, et ces chiens m’ont sauté dessus. Hide est intervenu et s’est fait attaquer aussi. Il faut l’aider !
Saeko se retourna, interdite. C’est alors que j’entendis le claquement sourd d’une détonation.
Nobutora était sur la terrasse, un fusil de précision à lunette pendant à bout de bras. Il avait l’air dévasté. Mais je m’inquiétais surtout pour Hide, auprès duquel je me précipitai. Il avait le bras en sang, ouvert jusqu’au coude. Deux chiens gisaient morts à ses pieds. Le troisième, Rikimaru, gémissait doucement, la queue basse.
— Je suis désolée, chuchotai-je à mon mari. Tout est de ma faute.
Hide tourna alors son visage vers moi. Ses yeux noirs brillaient d’une lueur si féroce que je reculai.
— J’ai été obligé de tuer le chien du boss, gronda-t-il, furieux. Tu parles d’une manière de commencer l’année !
Je réalisai soudain ce que ça signifiait.
— Est-ce que tu vas devoir te...
Hide ne compléta pas ma phrase. Il ne me répondit pas non plus. Nobutora arrivait derrière nous, le fusil sur l’épaule.
— C’est le risque du métier, dit-il. J’aurais dû présenter ces chiens à ta femme, Hidekazu.
— Pardonnez-moi, m’excusai-je en m’agenouillant à ses pieds. Par ma faute, vos chiens sont morts...
— C’était des chiens de garde, dressés à attaquer à mort tout intrus, et ils sont tombés en accomplissant leur métier. Allez, relève-toi et accompagne ton mari dans la maison. Je vais appeler mon médecin pour qu’il recouse son bras.
Je voulus passer un bras autour de la taille d’Hide pour le soutenir, mais il me repoussa et passa devant moi, le sang gouttant de sa blessure. Saeko l’attendait avec toute une réserve de serviettes propres. Je ne m’étais jamais sentie si honteuse, si stupide. J’avais causé la mort de deux animaux et considérablement abîmé la confiance que Hide plaçait en moi... sans parler de Nobutora et Saeko, qui devaient désormais me considérer comme une sale petite étrangère capricieuse.
Plus personne ne s’occupait de moi, et je passai en dernier, alors que Saeko et son mari avaient déjà disparu à l’intérieur de la maison avec Hide. Au moment de refermer la porte vitrée, je me retournai. Le kura recouvert de neige était toujours là, brillant sous la lune, deux cadavres de chiens lui servant de gardiens.
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