Le mystère du grenier à riz
— Je t’assure qu’il y avait quelqu’un dans ce kura.
Hide se tourna face à la fenêtre du train. Je pouvais voir son visage contrarié se refléter dans la vitre rendue opaque par la nuit.
Il avait décidé de m’ignorer, au lieu de m’affronter. La pire stratégie des maris machos. J’aurais préféré qu’il gueule, m’accuse de lui avoir fait perdre la face ou je ne sais quoi d’autre. Tout sauf ce silence qu’il m’infligeait depuis notre départ, et qui ne faisait que renforcer mon malaise et ma culpabilité. Il avait eu besoin de dix-sept points de suture : il pouvait dire adieu à l’entraînement pour au moins un mois.
— Hide... lui soufflai-je. Tu peux me répondre, s’il te plaît ? Je te parle, là.
— On parlera plus tard, grogna-t-il sans me regarder.
— Ah... Ben tu vois, je ne te pensais pas du genre à fuir un affrontement.
J’avais appuyé sur le bon bouton. Il se retourna, planta ses yeux noirs dans les miens.
— J’ai pas envie qu’on s’engueule dans le train, menaça-t-il.
Surmontant mon angoisse, je posai ma main sur sa nuque. Il était tendu comme un arc, mais il se laissa caresser le dos.
— Écoute, je suis navrée pour ces chiens. Navrée pour ta blessure. Et navrée aussi d’avoir fait provoqué une scène devant ton patron et sa femme. Mais...
— Tu as bafoué leur hospitalité.
On y était enfin. Les hostilités étaient ouvertes. Hide avait le sang trop chaud pour me laisser lui imposer mon point de vue sans répliquer, train ou pas.
— J’aurais préféré que ça se passe autrement, crois-moi, expliquai-je en faisant de mon mieux pour ne pas hausser la voix. Et que ces chiens n’attaquent pas. Mais il y avait quelqu’un enfermé dans ce bâtiment, Hide. Une femme. Je l’ai entendue.
— Tu as rêvé, dit-il durement. Comme pour ton fantôme à l’auberge.
— Non, objectai-je. C’était la même voix. Je crois qu’elle était avec nous là-bas aussi. Nobutora l’avait emmenée. Il ne pouvait sans doute pas la laisser seule dans la propriété... trop risqué.
Hide éclata d’un rire bref et dur, que je devinai forcé.
— Mais qu’est-ce que tu racontes... !
C’était le moment de lui confier mes soupçons. Cependant, je devais y aller prudemment, étape par étape.
— Tu ne te rends pas bien compte, commençai-je, sûrement parce que ça ne te viendrait pas à l’esprit de faire ça. Mais tous ces hommes, autour de toi, traitent les femmes comme des objets. Nobutora y compris. Il collectionne les maîtresses ouvertement et considère que les femmes ne sont que des ventres dont la seule utilité est de donner du plaisir et d’enfanter. Il dénie à sa propre fille adoptive le droit d’aller à l’université... Alors ce kura, tu vois... s’il s’en servait pour garder quelqu’un, une femme qui l’aurait défié ?
— Qui ? demanda brutalement Hide, les yeux plus sombres que ceux d’un ours.
Je croisai les bras autour de mon torse, mal à l’aise.
— Hanako, par exemple.
— Hanako ? Pourquoi ferait-il ça ?
— Elle voulait monter à Tokyo faire une carrière de chanteuse... et les Onitzuka étaient contre. Surtout... elle m’a dit que Nobutora n’était pas du tout son père, et qu’il avait tué ses vrais parents.
J’avais baissé le ton, et jeté un œil rapide autour de moi.
Hide me regardait sévèrement, les sourcils froncés. Visiblement, ce que je lui racontais ne lui plaisait pas.
— Tu te fais des films, finit-il par dire sourdement. Et Hanako est une adolescente. À cet âge-là, on a des rêves plein la tête et peu de plomb dans la cervelle.
— Tu crois qu’elle m’a menti, alors ? Que c’est un fantasme de gamine ?
— J’en sais rien. Mais ça pourrait être possible, oui.
— Et bien tu te trompes, assénai-je. Saeko me l’a confirmé. Le grand-père de Hanako était un cousin éloigné des Onitzuka, assassiné par le Kozakura-gumi, la mafia de Kagoshima dont Nobutora est originaire. Il a recueilli la petite à cause de ces liens familiaux... ou peut-être d’un genre de culpabilité qu’il aurait vis-à-vis de sa famille disparue, les Kiryûin.
Si ça se trouve, c'était même lui qui avait vendu son cousin aux Kozakura. Comment aurait-il pu sauver sa peau, sinon ?
Hide voulut dire quelque chose, mais les mots ne sortaient pas. Alors, je continuai à sa place.
— De toute façon, Hanako est très franche, Hide. Elle dit clairement ce qu’elle pense. Et ce n’est pas une idiote. Il y a des gens qui, à 18 ans, savent parfaitement ce qu’ils veulent. Hanako en fait partie, et je suis sûre que toi aussi d’ailleurs, quand tu avais le même âge !
— Nan, je savais fermer ma gueule, grinça-t-il. Sinon, Nobutora la fermait pour moi. Je peux te dire qu’il m’a bien appris la vie ! Le nombre de dérouillées qu’il m’a mises...
Sans s’en rendre compte, Hide venait d’argumenter en ma faveur.
— Voilà, triomphai-je, c’est bien ce que je disais. Nobutora est une grosse brute aux idées et aux méthodes d’un autre âge, Hide. Je sais que c’est ton mentor, ton père de substitution, ton patron, et je ne sais quoi d’autre... Je respecte ça. Mais tu dois garder un œil lucide sur ses agissements. Et je crains qu’il n’ait enfermé Hanako dans ce kura pour l’empêcher d’accomplir son rêve et pour s’être opposée à lui.
— Jamais il ne ferait ça, s’entêta encore Hide. Il la traite comme sa fille, et il l’adore !
— Oui, à partir du moment où elle fait ce qu’il lui dit. Nobutora s’est arrêté aux années 50, à l’époque où on enlevait encore les geishas pour les forcer au mariage. À mon avis, le libre arbitre de sa fille adoptive, il s’en contrefout royalement. Ce n’est pas le genre d’homme à accepter qu’on bafoue son autorité.
— Si ce que tu dis est vrai...
Je soutins son regard, qui avait commencé à dévier.
— Oui ? Qu’est-ce que tu ferais, Hide ? Qui choisirais-tu, entre ton boss et une jeune fille innocente ? Après tout, tu ne cesses de me dire que c’est la voie du yakuza, que de défendre la faible femme, la veuve et l’orphelin... !
Hide continua de me fixer en silence. Je m’attendais à une explosion de colère, ici, dans ce train... Puis, soudain, il prit son téléphone.
— On va vérifier, dit-il en pianotant sur le clavier.
— Comment ? Qu’est-ce que tu fais ?
— J’appelle Hanako.
Cette réplique me coupa la chique. Je n’y avais même pas pensé !
— Tu avais son numéro ?
— Saeko me l’avait donné. Elle voulait que je trimballe sa fille à Tokyo à l’occasion... tu vois, ce n’est pas une ogresse qui mange les enfants. Ils sont attachés à elle. Ah, ça sonne...
Il mit le haut-parleur.
— Allo ?
C’était la voix de Hanako. Hide releva les yeux vers moi, avec l’air de dire « alors, qui avait raison ? » Puis il me tendit le téléphone.
— Qui c’est ? s’impatienta la jeune fille.
Je n’avais pas le choix.
— C’est Lola, lui répondis-je. Ôkami Lola, la femme du 3° lieutenant de ton père...
— Je sais qui tu es. Tu es la seule Lola que je connaisse... et Nobutora n’est pas mon père. Je te l’ai déjà dit.
— Oui, désolée. Mais on revient de chez lui... Je voulais juste savoir si tu allais bien, fis-je en me sentant très bête.
— Très bien, merci. C’est lui qui t’a donné ce numéro ?
— Saeko l’a donné à mon mari au cas où tu aurais besoin de son aide à Tokyo.
— Je n’ai pas besoin de l’aide des yakuzas. Si je suis vue avec l’un d’eux, cela va ruiner mes chances d’intégrer une agence de talento.
— C’est donc ce que tu as décidé de faire ?
— Je vais essayer. Mais d’abord, je vais aller à l’université.
— À Ritsumeikan ?
— Oui. En Arts de la scène.
— Contente de l’apprendre. C’est très bien, l’université. J’ai adoré l’époque où j’étais étudiante. Je crois que c’était la période la plus heureuse de ma vie !
J’avais l’impression de lui parler comme une vieille boomeuse.
— Oui, j’ai vraiment hâte d’y être... Je n’en peux plus de cette maison sinistre, de ces traditions rigides et de ces gangsters partout autour de moi. C’est ton numéro, celui-là ?
— Celui de Hide.
— Tu peux m’envoyer le tien ? Je préfère t’appeler toi plutôt que l’un des gros bras de mon père adoptif, quand je monterai à Tokyo. Je n’ai encore rien prévu, mais j’irai sans doute y faire un tour avant la rentrée.
— D’accord. On pourra aller boire un verre ensemble.
— Je ne bois pas d’alcool. Mais je suis sûre qu’il y a bien d’autres choses à faire à la capitale ! Tu me montreras ?
— Il y a plein de choses à faire, confirmai-je. Si tu viens avant le 22 février, tu pourras même assister au spectacle de danse de mon studio au Spiral d’Aoyama. C’est un énorme truc !
La voix de Hanako s’éclaira.
— Oh, c’est vrai ? Saeko m’a dit que tu étais danseuse. Je t’appellerai début février pour te confirmer ça ! Je rentre au Japon dans deux semaines.
— Super. Amuse-toi bien, Hanako. Et bonne année !
— Bonne année à toi aussi. À dans deux semaines !
Après les échanges d’usage, je raccrochai et rendis son téléphone à Hide.
— Elle ne m’a pas donné l’impression de répondre du fin fond d’un grenier à riz, me répondit-il sans sourire.
Il ne le montrait pas, mais il se moquait. Le ton de Hanako nous avait déridés tous les deux.
— Elle va venir en février, lui appris-je. Elle veut qu’on se voie.
— Très bien. Je vous donnerai du pognon pour aller à Disneyland.
— Je ne sais pas si c’est son truc... et le « pognon », comme tu dis, n’est pas synonyme d’amusement systématique.
— Bien sûr que si, soupira Hide en se renfonçant dans son fauteuil. Tu verras que grâce aux biftons, Hanako trouvera tout plus amusant, et sera beaucoup plus encline à écouter ses parents.
Les bras croisés, il ferma les yeux, mettant fin à la conversation.
Pour ma part, j’étais bien rassurée. Hanako était libre et vivante, et Hide ne me faisait plus la gueule.
Cependant, une question subsistait : de qui provenaient ces pleurs que j’avais entendus dans le kura ?
Annotations