La troisième leçon
La fête arriva, avec sa foule oppressante, sa chaleur étouffante, ses odeurs de nourriture populaire, ses lumières, ses filles aux cheveux pailletés et ses rythmes de tambours taiko et de flûte Edo bayashi. Une ambiance que j’adorais au début, mais qui était devenue oppressante depuis que j’étais devenue l’épouse d’un yakuza. Il allait falloir que je surveille Hide, tout en tirant ce maudit char lourd comme la mort sous les ordres d’un wakagashira à peine moins sévère que celui qui formait les jeunes recrues du clan. Le premier matin, il nous briefa en ces termes, juste avant de sortir le dashi :
— Aujourd’hui, c’est le premier jour. Ce sera peut-être le plus dur, et ce soir, quand la pluie tombera, vous aurez envie d’abandonner. Mais on n’abandonnera pas, même si les autres quartiers rentrent ! Il en va de notre honneur. Vous savez qui nous regarde, et on va lui montrer qu’on peut faire sans son aide !
Il faisait référence à Hide, évidemment. Mais pas seulement.
En réalité, je compris dès le premier soir pourquoi les gens de Naka-no-chô — et des autres quartiers — faisaient appel à des parrains yakuzas pour les aider. Ce n’était pas tant pour avoir de nouveaux bras pour tirer les chars que pour faire la police le soir, lorsque les bandes de chinpira et de bôsozoku locales descendaient en ville mettre la main à la patte. Il y avait également de nombreux yakuzas rivaux qui débarquaient, ce qui menaçait évidemment de dégénérer en bagarres. C’était la facette cachée de ces fêtes traditionnelles japonaises, celle que les étrangers ne voyaient jamais. Les gens « bien » étaient généralement rentrés chez eux depuis longtemps, lorsque ces échauffourées éclataient. Le premier soir, alors que l’ambiance commençait à tourner, il se mit à pleuvoir. Le wakagashira hurla, juché sur le char et trempé jusqu’aux os :
— Est-ce qu’on va abandonner ? Est-ce qu’on va perdre la face devant toute la ville et Ôkami Hidekazu ?
— Non ! répondit en chœur toute l’équipe. On continue !
Et le char continua sa course dans les rues de Narita sous une pluie diluvienne. Mon iPhone rendit l’âme au bout du dixième tour de ville. Je m’en rendis compte au retour, dans la voiture de Yûji, les os glacés par la pluie dans mon kimono de coton épais, transformé en éponge. Yûji eut la bonté de s’arrêter dans un combini pour que je puisse acheter un t-shirt et me changer.
De toute la journée, je n’avais pas vu Hide une seule fois.
*
Je savais déjà qu’une femme de yakuza devait seconder son mari en tout, et qu’elle devait tenir sa place. Ce jour-là, j’allais apprendre qu’elle devait se tenir prête à dégommer ses rivales.
Tout commença par une remarque en apparence innocente, entendue le matin du deuxième jour, alors que nous nous préparions à sortir. Le soleil brillait déjà fort et annonçait une chaleur écrasante, sûrement préférable à cette horrible saucée que nous avions prise la veille. L’adage populaire parlait de la « bénédiction des dragons » : j’y voyais surtout une poisse lamentable, qui avait niqué mon téléphone et ruiné mes fringues. L’épais happi de coton que m’avait prêté le comité des fêtes de Naka-no-chô était encore mouillé, alors qu’il avait séché toute la nuit.
— Il paraît que le kaichô du Kyokushin-rengôkai a épousé une gaijin, une fille très belle, qui était top model à New York, fit l’une des filles à ses copines au moment où j’étais en train de nouer ma ceinture.
Depuis la fête de Sanja, je n’avais plus besoin d’aide pour faire le nœud du obi, relativement simple, il est vrai, de ces tenues de fête. Cela m’avait valu l’approbation silencieuse des filles, le premier jour. Au moins, elles n’avaient pas à s’occuper de moi : je menais ma petite vie en imitant leurs gestes, et les pas de la danse répétés quinze fois par jour, à chaque arrêt, et que je connaissais déjà par cœur.
— Une de ces hôtesses low cost de Roppongi, tu veux dire ? cracha l’une des filles. Il s’en lassera vite. Qu’est-ce que tu veux qu’une gaijin comprenne à un homme comme lui, et au milieu dans lequel il évolue ?
Je jetai un regard oblique à la fille qui avait dit ça. Elle m’avait paru relativement inoffensive, jusque-là : de toute évidence, je m’étais trompée.
— Ce mec mérite mieux, déclara-t-elle ensuite. Je l’ai vu à l’Ebisu-ya hier midi : il est vraiment aussi séduisant qu’on le dit. On dirait un acteur de cinéma.
— C’est un yakuza, rectifia Maki. Fais attention à ce que tu dis... et à ce que tu fais, surtout.
Mais l’autre ne se taisait pas. Elle balança ses longs cheveux en arrière, avant de refaire son chignon. Elle avait une chevelure magnifique, d’un noir satiné, lisse et long comme des baguettes, sans un seul frisottis. Un tour de force que j’étais incapable d’égaler avec mes cheveux qui bouclaient comme de la pelure de mouton.
— Ça ne me fait pas peur, osa-t-elle, j’aime les hommes de ce genre. C’est décidé : avant la fin de la fête, j’aurai séduit le loup du Yamaguchi-gumi !
Je n’en revenais pas de son audace. Malheureusement, aucun des garçons du clan n’était là : si Yûji avait entendu une telle ignominie, j’étais certaine qu’il aurait réagi. Mais moi, j’étais condamnée à me taire et subir en silence. Réagir m’aurait trahie. J’avais fait une promesse à Hide... une promesse bien dure à tenir.
En dépit du soleil éclatant, je gardai un air morose toute la journée. J’avais dû mal à me concentrer sur la danse. La chaleur me tapait sur les nerfs. J’avais beau connaître la chorégraphie par cœur et être maquillée comme un camion volé, je me sentais nulle, moche et grosse : un véritable rorqual au milieu de toutes ces sylphides au corps de liane. Hide ne m’avait pas touchée depuis un certain temps, sûrement à cause de la présence de Hanako sous son toit. Au fond de mon cœur subsistait la crainte qu’il se soit déjà lassé de moi.
Puis tout bascula. Trop vite.
Nous avions obtenu une pause, et les jeunes du groupe qui ne tiraient pas le char étaient venus nous distribuer des boissons fraîches et des brochettes de pastèque à sucer. J’étais dégoulinante de sueur, et je savais que j’étais rose comme un cochon. Koyomi, la fille qui s’était donnée pour but de « séduire le loup du Yamaguchi-gumi », elle, était restée fraîche comme un gardon. Il faut dire que les gars de sa bande se relayaient pour lui éviter de tirer trop fort, ou aux endroits trop durs, sûrement pour préserver sa manucure et la finesse de ses bras. Ces mêmes types disaient déjà de moi que j’avais une force de démon, et je savais que ce n’était pas un compliment : pour eux, j’étais une monstresse étrangère. En temps normal, je me serais foutue comme d’une guigne d’avoir l’air d’un mec à leurs yeux, ou d’être sale et en nage. Je passais suffisamment de temps en robes à paillettes, talons et faux cils pour ne pas avoir de complexe de ce côté-là. Mais cette fois-ci, Hide était présent, et cela changea la donne du tout au tout.
Nous nous étions arrêtés sur la place surnommée « place des devins », où officiaient de nombreuses diseuses de bonne aventure, juste à côté du sanctuaire Shusse Inari, dit le « Inari pour réussir dans la vie ». Tous les chars et leurs équipes se retrouvaient là une fois de plus pour danser, et un parterre de patrons locaux était présent, assis sur des estrades. Hide était parmi eux, juste à côté du chef du quartier, au premier rang. Superbe dans ses vêtements de cérémonie, ses cheveux noirs brillant sous le soleil, une paire de lunettes Ray-Ban donnant un air hiératique à son visage. Il n’avait pas l’air de m’avoir vue, et c’était tant mieux. Moi, je le regardais pour deux.
Jusqu’à ce que j’entendis quelque chose qui me fit dresser l’oreille.
— C’est lui, chuchota Koyomi à ma droite. Ôkami Hidekazu... je vais aller lui apporter du saké. Remplace-moi.
Et, avant même que Maki puisse dire quoi que ce soit, cette gourgandine avait rompu les rangs. Elle se dirigeait à pas altiers vers l’estrade des VIP, attrapant un plateau de service à une collègue du quartier au passage.
Je la suivis, ignorant moi aussi les rappels à l’ordre de Maki. J’arrivai pile au moment où elle proposait du saké à mon mari d’une voix faussement innocente :
— Vous voulez boire quelque chose, Ôkami-sama ?
Cette adresse interpella suffisamment Hide pour qu’il la regarde.
— Tu connais mon nom ? demanda-t-il, surpris.
— Bien sûr, minauda Koyomi. Qui l’ignore, ici ?
J’avais l’impression de revoir Noa. Noa, qui s’était tapé mon mari pendant très longtemps, et avait durablement imprimé sa marque sur lui. Noa, qui avait continué à le draguer sous mon nez, jusqu’au mois dernier. Noa, que je n’avais pas pu chopper, alors que j’en mourrais d’envie. Tant pis. Cette Koyomi allait payer pour elle.
Je me plantai devant elle, lui défendant l’accès à mon mari. Elle me regarda, les yeux agrandis par la surprise, mais affichant également l’air agressif d’une chatte prête à défendre son bout de gras.
— Qu’est-ce que tu veux ? susurra-t-elle. Tu n’as rien à faire là ! Retourne à ta place.
— Il n’a pas soif, fis-je en attrapant le flacon de saké sur le plateau.
Puis, d’un seul geste, je lui jetai le contenu dessus :
— Voilà qui devrait te rafraîchir, toi qui as si chaud aux fesses ! lui balançai-je.
Elle resta un moment choquée, la bouche ouverte, le liquide lui dégoulinant dessus. Il avait fait couler son épais maquillage, et même décollé un de ses faux cils.
— Espèce de... !
Et elle se jeta sur moi.
Je la saisis par les épaules et la secouai comme un prunier, alors qu’elle essayait d’agripper mon chignon. Elle poussait des petits cris qui s’apparentaient à des feulements de chatte, et que je devinai surtout destinés à exciter l’assemblée.
— Qu’est-ce qui se passe ? entendis-je hurler.
— Une baston !
J’avais beau la secouer, rien à faire. Elle ne voulait pas lâcher.
— Espèce de salope ! hurlait-elle. Je vais te tuer !
Je lâchai sa manche pour lui retourner une grosse claque. Sa tête partit sur le côté, mais elle revint tout de suite vers moi, bouillante de haine. Et elle ne lâchait toujours pas. Un vrai pitbull.
Je finis par la jeter par terre, un peu plus violemment que prévu. Mais moi aussi, j’avais la haine. Toutes les frustrations de l’année remontaient d’un seul coup. Les humiliations, les secrets. Les geishas, les hôtesses, et les nombreuses salopes que mon mari fréquentait lors de ses réunions qui m’étaient interdites. Je me laissai tomber sur Koyomi comme une catcheuse, et continuai à lutter avec elle par terre, juste devant le carré des invités prestigieux. Une véritable catastrophe que j’allais payer cher, je le savais. Mais je ne pouvais pas m’arrêter. Il fallait que je donne une leçon à cette fille.
— Arrêtez ! hurla une voix d’homme. Qu’on les sépare !
— Mais qui est cette étrangère ? Quelle agressivité !
— Quelle honte ! Faire une telle scène ici, devant tout le monde !
Je me sentis brutalement tirée en arrière. C’était le wakagashira de Naka-no-chô, qui me poussa loin de Koyomi. Il l’aida à se relever, mais ne montra aucune pitié envers elle non plus.
— Oi, onnago ! nous tança-t-il toutes les deux. Vous n’avez pas honte de vous donner en spectacle devant le chef du clan Ôkami, qui nous encourage si généreusement ? Excusez-vous !
Je jetai un regard à Hide. Il n’avait pas bougé un cil. Ses yeux restaient cachés par les lunettes Ray-Ban, et son visage gardait l’immobilisme d’un joueur de poker. Il devait être furax.
— Désolée, grinçai-je en le regardant.
— Plus fort ! insista le wakagashira. Et plus poli !
— Je suis vraiment désolée, répétai-je.
Le wakagashira fit mine de vouloir me faire baisser la tête, et cette fois, je vis la mâchoire de Hide se crisper. Heureusement pour ma couverture — et le wakagashira, sûrement — Koyomi détourna l’attention de son collègue en s’excusant à son tour.
— Je ne sais pas quoi faire pour vous faire oublier ce fâcheux incident... vous pouvez tout me demander ! tenta-t-elle sans honte aucune.
Vu la tête qu’elle avait, cela ne manquait pas de sel.
— Ça ira, répondit Hide de sa voix grave et calme, c’est bon.
Le wakagashira nous poussa vers notre brigade.
— Franchement, quelle honte ! nous tança-t-il. Vous battre pour un homme en pleine fête, un homme marié qui plus est !
Puis il se tourna vers Yûji :
— Vous autres m’aviez assuré que cette étrangère ne poserait pas de problème ! Vous n’avez pas tenu parole !
Yûji s’excusa platement. Le connaissant bien, j’aperçus de la colère contenue dans ses yeux noirs, la colère de voir sa « grande sœur » outragée. Mais ce qui moi, me blessait le plus, c’était l’indifférence de Hide. Il n’avait pas bougé, et était resté impassible derrière ses Ray-Ban, se contentant d’un minuscule rictus du coin des lèvres.
Annotations