IV
Haletant, Peter se mit à l’abri derrière un stand d’attrapes-peluches. Il suffoquait et son corps grelottait invariablement.
- Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? Je devrais être avec ma femme et mes amis en train de célébrer mon roman, pas sur le point de me faire écharper.
Il scruta les environs, à la recherche d’une issue quelconque. Ses yeux s’attardèrent sur l’attraction dont il était plus que friand étant enfant : le train fantôme. Une entité monstrueuse à la face hideuse faisait office d’illustration. La masse informe quelque peu humanoïde dévorait une cervelle sanguinolente à l’aide de ses crocs acérés. Ses yeux vermillon semblaient véritables. D’énormes griffes entouraient le cerveau alors que sa bouche tordue et béante suçait avec délectation l’hypophyse.
- Le train fantôme, cracha-t-il, alors que j’ai failli me faire défoncer le crâne par un clown psychopathe et avaler par un brouillard. Se cacher dans l’antre des horreurs, pourquoi pas.
À pas de loup, l’écrivain décida d’aller se réfugier à l’intérieur afin de réfléchir, de trouver une solution et une sortie de secours, loin de ce parc des horreurs estampillé « Cool Zone ». L’attraction était fermée, des barricades épaisses l’entouraient avec le célèbre panneau « Défense d’entrer ».
Peter se rappela un train fantôme qui avait marqué son adolescence, le Curse of DarKastle à Busch Gardens Europe, en Virginie. Il venait d’avoir quinze ans et ses amis avaient décidé de lui offrir une journée de rêve. De l’argent dépensé à foison, des gourmandises dévorées jusqu’à la crise de foie. Jamais il n’avait aussi ri que ce jour-là, jamais il n’avait eu autant peur jusqu’à aujourd’hui.
Peter s’avança, enjamba les barrières et s’engouffra. À peine eut-il posé le pied sur un des rails qu’il entendit quelque chose. Des voix étouffées lui parvenaient un peu plus loin. Mû par une curiosité entêtante, le nouvel écrivain ne put s’empêcher d’aller voir. Son avancée vers les ténèbres se voyait portée par un cantabile doucet. La chanson Storm du groupe Lifehouse allégeait et alourdissait l’atmosphère ambiante.
How long have I been in this storm?
So overwhelmed by the ocean's shapeless form
Water's getting harder to tread
With these waves crashing over my head
Une odeur de soufre et de moisissure lui agressa les narines. Il enleva la chèche cendrée couleur myosotis qui entourait son cou pour la placer sur son nez et sa bouche. Quelques wagons déraillés et abîmés étaient renversés un peu partout. Un pauvre mannequin difforme, embourré de vers et de rats pendillait lamentablement.
Peter tendit l’oreille. Des chuchotements à peine audibles lui arrivaient de divers endroits, les sons se répercutant contre les murs. Il admira les cloisons miteuses et érodées par le temps, bardées de fresques fantasmagoriques. Une myriade de tableaux horrifiques illuminés chichement apparaissait devant lui. L’on pouvait y voir plusieurs représentations d’illustres monstres et démons.
Un tableau montrait Dracula, les crocs ambrés et le teint blanchâtre. En second plan, d’innombrables lycanthropes ouvraient leurs gueules béantes suivi de villageois apeurés mais arborant plusieurs objets apotropaïques.
Un autre cadre dévoilait Cthulhu, la gigantesque créature extraterrestre sortie tout droit de l’imaginaire de Lovecraft. Volant grâce à ses ailes de dragons, le démon évidait et démembrait les infortunées à l’aide de ses tentacules munis de ventouses mortelles.
Peter tourna la tête pour apercevoir une image holographique modélisant un homme moderne, un casque sur les oreilles, une ogive nucléaire à ses pieds. Le regard torturé rempli de folie. La bouche distordue dans un rictus cannibale. Il tenait un téléphone dernier cri dans sa main droite et une fiole baignée d’un liquide visqueux et indigo.
Les quelques traits de lumières qui avaient légèrement enluminés les toiles de malheurs mourraient à petit feu. Aveuglé par la noirceur abyssale, Peter tenta de se repérer aux échos rebondissants.
Un frottement. Un souffle. Un rire. Un sanglot. Tout lui paraissait si clair maintenant que sa vue ne pouvait exprimer son potentiel.
Plus la distance diminuait, plus Peter entendait des bribes de phrases. Il y avait trois personnes qui conversaient tranquillement. Ses pas le menèrent au fond de l’attraction d’où naissait l’obscurité. Une porte était entrouverte. Une puanteur miasmique s’en dégageait. Du sang, de l’urine, du sperme, les odeurs mélangées donnaient un savant cocktail pestilentiel à souhait.
Cela eut raison de l’estomac de l’auteur. Il se retourna et dégobilla sur le mur jouxtant l’entrée. La bouche pâteuse et souillée de vomi, Peter se rapprocha pour écouter.
- Si vous aviez vu le dernier que j’ai croisé mon cher ami. Il était svelte et guilleret, jusqu’à ce que j’intervienne. Je l’ai traîné sur 100 mètres par les cheveux. Ahhhh que ce fût bon ! Je lui ai coupé chacun de ses membres, j’entends encore la cacophonie rythmée par ses cris et le bruit mélodieux de ma machette.
- J’imagine, dit un second individu. Le mien, je l’ai éviscéré à la perfection. Ses intestins tombaient lentement, c’était artistique, j’en ai encore des frissons. Et son cri ! D.E.L.E.C.T.A.B.L.E. Et toi ?
- Pas eu le temps de jouer avec. Parti pendant que je claquais la petite qui parle trop. Un jour faudra qu’il la change.
Peter n’en croyait pas ses oreilles. Le Clown psychopathe était derrière cette porte, entouré d’amis encore plus sadiques que lui. Il venait de se jeter dans la gueule du loup. Sa raison lui intimait de fuir mais son instinct, lui, préférait qu'il jette un oeil.
La pièce était illuminée par une grosse lampe à pétrole encrassée et posée à même le sol. Trois personnes étaient attablées autour d’un énorme billot en bois massif. Peter n’en revenait pas. Le Clown qui lui avait tant fait peur se trouvait là, sa hache ensanglantée devant lui et parlant à deux silhouettes nébuleuses.
Il plissa les yeux. L’une d’elles avait une tête d’une forme pyramidale.
- On dirait une créature dans un jeu vidéo. Le nom m’échappe, pensa-t-il.
Celui-ci avait une grande épée sombre devant lui. Une marionnette désarticulée rouge sang se mouvait à ses pieds. Peter ne pouvait détourner les yeux. Ce n’était pas un pantin, mais un enfant enchaîné. Le malheureux n’avait plus de cheveux, le front complétement déchiré laissant apparaître une membrane laiteuse. À la place des yeux : deux cavités.
Peter mit sa main sur sa bouche, empêchant une nouvelle régurgitation. Il fallait déguerpir au plus vite. Il releva les yeux et vit la troisième créature. Son visage bilieux et cireux était recouvert d’un grand nombre de piques effilées comme des lames. Entre elles, l’on pouvait discerner des cicatrices les reliant. Le visage entier avait été grossièrement rapiécé. Un liquide organique suintait, coulait lentement jusqu’au sol.
Une quatrième silhouette se découpa dans le noir, immense et angoissante. Un corps musculeux recouvert d’un pelage simiesque s’avançait. Peter ne vit que ses yeux, luisant comme si les flammes de l’Enfer avaient élu domicile à l’intérieur. Il ne put affronter la pression et baissa les yeux.
- Vous êtes de petits joueurs. Moi je les attrape et je leur fais peur comme jamais ils n’ont eu peur. Je les regarde dans les yeux, je leur envoie mon gaz et là je vois toute la peur envahir chaque centimètre de leur visage, chaque parcelle de leur corps. Ils tremblent entre mes mains et…
Il s'arrêta soudainement, humant l'air tel un animal sauvage.
- Pourquoi tu t’arrêtes en si bon chemin ? demanda l’une des créatures.
- Je sens quelque chose pas loin d’ici, de la chair fraîche.
- Ça doit être celui qui s’est sauvé toute à l’heure.
- Allons-y ensemble, proposa le nouveau venu. Je vous ferais voir ce dont je suis capable, je vous ferais découvrir des atrocités et des tortures inimaginables, la force même des damnés.
Peter sursauta et se sauva. Crapahutant péniblement, à l’aveuglette, le romancier se prenait les pieds un peu partout. Il ne faisait plus attention à être silencieux, seule sa survie comptait. Les pas de ses poursuivants martelaient le sol, cadencés par des crissements contre les murs.
Chuchotements et sanglots prirent part à cette bacchanale mortifère.
La fin était proche.
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