Chapitre 43
La semaine de travail reprit son cours pour Océane, ponctuée de quelques messages d’Alexandre prenant de ses nouvelles. La crème qu’il lui avait prise avait fait des miracles sur ses mains dont la peau avait retrouvé toute sa souplesse. Pour autant, elle n’osa pas essayer les capsules de chèvrefeuille, le souvenir qu’avaient laissé l’estragon et le thé au jasmin était encore trop désagréable pour expérimenter quelque chose de nouveau.
Son jour de repos, Océane le passa à faire le tour des auto-écoles, cherchant la moins chère et la plus arrangeante pour les heures de conduite. Elle passa également un moment à consulter les offres d’emplois, cela faisait à présent quelques semaines qu’elle alternait les heures de jours et de nuit ; la fatigue commençait à se faire sentir. Lorsqu’elle en parla pendant le repas du soir, Daphné se proposa de l’aider.
— Hum… Je veux bien, mais ne me sors pas des offres de direction ou de RH comme la dernière fois !
Sa cadette roula des yeux en soupirant.
— Tu n’as même pas essayé de candidater ! Comment peux-tu être sûre que tu ne seras pas prise ?
— Oma, aide-moi ! se lamenta Océane.
La grand-mère gloussa.
— Ouh non ! C’est bien plus drôle de vous regarder débattre, Schatz !
— Si cette conversation t’ennuie, on peut toujours parler de ton non-rencard de demain… proposa Daphné avec nonchalance.
— On va voir un film avec des amis à lui. Ce n’est définitivement pas un rencard ! répondit Océane en débarrassant la table.
— Serait-ce du regret que j’entends dans ta voix ? taquina sa sœur.
L’intéressée la dévisagea d’un air blasé.
— Non, très chère : c’est de l’agacement !
— Pff ! Rabat-joie…
Ses sœurs quittèrent la cuisine, la laissant seule avec Anika. Elle prépara une tisane pour sa grand-mère et s’occupa de la vaisselle.
Tandis qu’elle récurait les assiettes, ses pensées vagabondèrent au lendemain. Une part d’elle avait hâte de retrouver Alexandre, le temps passé en sa compagnie était léger et agréable. La semaine précédente, elle avait craint qu’il ait un geste déplacé, qu’il ne tienne pas parole sur le fait de se comporter en simple ami, mais il n’y avait rien eu de tel. Jusqu’à quand ? s’interrogea-t-elle. Enfin, il y avait l’autre part. Celle qui restait méfiante et n’avait pas apprécié qu’il évite la question de l’intérêt éventuel qu’elle représentait pour leur famille.
— Ta mère serait fière de toi, tu sais, énonça calmement Anika, brisant le fils des pensées de sa petite-fille.
Océane sursauta légèrement et se tourna vers sa grand-mère.
— Pourquoi tu dis ça, Oma ?
— On parle si peu d’elle.
— Parce que ça fait mal… répondit doucement la jeune femme, de nouveau face à l’évier.
— Je sais, Schatz… Mais les souvenirs des personnes que l’on a aimé ne doivent pas se résumer à de la souffrance. Moi-même, je ne suis pas éternelle et je…
— Ne dis pas ça, s’il te plaît… interrompit Océane dont les yeux commençaient à s’humidifier.
— Je ne suis pas éternelle et je ne veux pas devenir un tabou une fois partie, reprit la vieille femme. Je veux que mon souvenir vous apporte sourire et réconfort. D’ailleurs, je vous interdis de pleurer à mon enterrement !
— Oma, arrête ! Ne dis pas n’importe quoi !
— Je suis très sérieuse, je veux que vous échangiez des souvenirs drôles. Que je sois en haut ou en bas, je veux vous voir sourire !
— Parce que tu espères aller en haut avec ton caractère ? essaya de plaisanter Océane pour tromper la tristesse que cette conversation suscitait.
— J’ai mes chances ! assura Anika. Mais pour revenir à ce que je disais ; Hortense serait fière de voir la belle jeune femme que tu es devenue. De te voir si responsable et bienveillante envers tes sœurs et sa vieille mère.
Cette fois, alors qu’elle rinçait un verre, Océane sentit une larme lui échapper. Le visage souriant de sa mère devenait de plus en plus flou avec le temps, son souvenir lui serra la poitrine.
— Mais je pense aussi qu’elle serait un peu triste de te voir autant dans la retenue, ajouta Anika avec douceur. Je ne dis pas que Daphné a raison, mais elle n’a pas complètement tort ! Que ce soit en amour ou en travail, tu as le droit de voir grand ! Tu as le droit d’essayer et de rater, personne ne t’en voudra ! Bien souvent, ce sont nos erreurs qui nous font grandir et nous apportent les leçons les plus importantes.
Océane posa lentement le dernier couvert sur l’égouttoir. Anika se leva et l’obligea doucement à lui faire face. D’un geste tendre, elle effaça les sillons de larmes sur les joues de sa petite-fille avant de la prendre dans ses bras.
— Allez, viens avec moi regarder la télé : ce soir dans « Blind love », Johanna va enfin rencontrer Mickaël, je suis curieuse de voir sa réaction face à son strabisme ! À ton avis, quel œil va-t-elle regarder en premier ?
La remarque fit rire Océane.
— D’une : c’est « Love is blind » le nom de l’émission ! De deux : c’est ce genre de moquerie qui te coûte des bons points pour là-haut et enfin, de trois : ne fais pas l’innocente et prends ta canne !
L’intéressée fit la moue, mais s’exécuta néanmoins.
— Daphné a raison, t’es qu’une rabat-joie ! râla la vieille femme à voix basse.
Le reste de la soirée se passa dans la bonne humeur, Johanna fit abstraction du strabisme de son prétendant (ce qu’Anika ne manqua pas de qualifier d’hypocrite) et Daphné leva les yeux de son smartphone à quelques reprises pour discuter avec elles. Avant de se coucher, Océane sortit son vieil album du fond de son tiroir de bureau ; elle le feuilleta lentement, s’efforçant de graver ces visages dans sa mémoire. Une question la préoccupait : à quoi ressemblerait sa vie s’ils étaient encore là ?
Le lendemain, Océane ne put échapper à l’œil critique de sa cadette quant à sa tenue et fut contrainte de troquer son jean et t-shirt contre une belle robe bleue ayant appartenu à leur mère.
Lorsqu’elle sortit de chez elle pour rejoindre l’hôpital, la lourdeur de l’air la frappa. Elle se mit à espérer un orage pluvieux pour adoucir cet été écrasant. Dès son arrivée dans les étages, une responsable l’informa qu’il y avait eu des absences dans la matinée, ses tâches étaient doublées.
— Vous n’aurez pas le temps de tout faire. Priorisez les chambres, notamment celles qui viennent d’être libérées.
Elle acquiesça, promettant de faire au mieux avant de se lancer avec son chariot de nettoyage.
Elle ne vit pas le temps passer et ne prit qu’une très courte pause. À la fin de son service, elle avait réussi à compléter quasiment toutes les tâches qui lui avaient été données.
Une fois de plus, après s’être douchée et rhabillée, elle contrôla dans le petit miroir de son casier que ses lentilles n’avaient pas bougé. Rafael avait tenu parole, elle avait reçu une nouvelle paire le jour même alors que les premières arrivaient à expiration. Le mois prochain, je les paierai moi-même… se promit-elle tout en se crémant les mains. Elle se surprit à sourire en rangeant le tube dans son sac, ce qui l’agaça.
Ressaisis-toi ma fille ! Ce n’est pas un rencard ! Vous êtes juste amis ! se sermonna-t-elle. Elle hocha la tête pour elle-même, puis quitta le vestiaire.
Alexandre l’attendait au même endroit que la semaine précédente, cette fois avec une voiture un peu moins tape-à-l’œil. Lorsqu’il la vit, son sourire fit naître en elle des papillons qu’elle croyait disparus depuis longtemps. Elle se mordit la joue, tentant de garder les pieds sur terre. Après avoir échangé quelques banalités, ils montèrent dans la voiture et Alexandre lui tendit une nouvelle bouteille d’eau ainsi que des barres de céréales.
— Je suppose que tu n’as pas pris le temps de boire aujourd’hui non plus avec tout ce travail ?
Coupable, Océane se mordit les lèvres avant de le remercier de son attention.
— Comme je te le disais dans mon dernier message, seulement cinq de mes amis vont se joindre à nous : Benoît et Manu sont dans la même promo que moi ; Karim est un ami du club de boxe, ce sont tous les trois des dragons. Enfin, il y aura Anaëlle et Perrine, deux amies qui sont en fac de pharma…
Il énuméra ensuite les traits de caractère de chacun, convaincu qu’elle allait bien s’entendre avec eux. Mais Océane ne l’écoutait qu’à moitié, elle s’était arrêtée au fait qu’elle allait passer la soirée avec trois autres dragons. Heureusement, la majorité de ce temps serait dans une salle obscure, néanmoins cela l’inquiétait un peu.
— Tu ne leur a pas dit ? s’enquit-elle, le coupant dans sa tirade sur la personnalité exubérante, mais attachante de Perrine.
— Dit quoi ? demanda-t-il en lui jetant un regard curieux. Oh ! Ça ? Non ! Ne t’inquiète pas !
— Ok… soupira Océane, un peu soulagée. Dis, pourquoi tu parles de dragons, alors que tes oncles parlent de dracs ?
La question n’avait pas une grande importance, mais cela la taraudait depuis quelque temps. Alexandre s’esclaffa.
— Ah ça ! C’est la même chose ! C’est juste que nos vieux préfèrent le terme drac, ça sonne plus humble et plus mystérieux que dragon !
— C’est tout ?
— C’est tout ! confirma-t-il avec un sourire. Désolée de briser un mythe !
Sa curiosité satisfaite, elle finit sa bouteille d’eau et l’écouta reprendre ses anecdotes sur ses camarades.
Une fois la gêne des présentations dissipée, et malgré ses efforts pour éviter le regard des autres dracs présents, Océane passa une excellente soirée. Après la projection, ils se retrouvèrent dans un bar voisin, où les conversations s’éternisèrent. Avant de partir, elle échangea même son numéro avec Anaëlle.
Lorsqu’elle rentra chez elle, épuisée, un sourire flottait sur ses lèvres. Son cœur, lui, ne savait plus où se poser.
Annotations
Versions