Chapitre 46
Le trajet du retour fut un supplice.
Le manteau de la nuit était déjà tombé lorsqu’elle quitta l’enceinte de l’hôpital. À peine eut-elle franchi les portes que son estomac se contracta violemment, mais n’ayant rien mangé depuis plusieurs heures, elle ne rendit qu’un filet de bile acide. Chaque pas fut une épreuve : la douleur lancinante à son aine et les tremblements qui secouaient son corps la firent trébucher à plusieurs reprises. Elle finit par chuter, s’entaillant les genoux et les paumes contre le bitume froid.
Lorsqu’elle franchit enfin le seuil de son appartement, trempée et à bout de forces, elle s’effondra contre la porte. Un sanglot s’échappa, suivi d’un torrent de larmes qu’elle ne chercha plus à contenir. Ignorant la douleur qui irradiait son bas-ventre, elle replia ses jambes contre elle, les entourant de ses bras.
Souillée, abusée, rabaissée, déshumanisée… les pires sensations s’entremêlaient autour de sa poitrine, l’enserrant tel un étau invisible, l’empêchant de respirer correctement.
— Schatz ?
Le pas lent de sa grand-mère lui parvint à travers ses sanglots. Elle ne la vit pas se pencher vers elle, si bien que lorsqu’Anika toucha son bras, Océane sursauta brusquement hors de sa portée, le regard affolé.
— Oh seigneur… Qu’est-ce qui t’est arrivée, ma chérie ?
La voix de la vieille femme tremblait, comme si elle s’apprêtait elle aussi à pleurer. Avec douceur, elle réussit à faire lever sa petite-fille pour l’amener au salon, elle la fit s’asseoir et l’enroula dans une serviette pour la sécher.
Pendant près d’une heure, Océane pleura dans les bras de sa grand-mère, incapable de reprendre son calme. À force de caresses, bercée dans cette étreinte douce et réconfortante, le flot de larmes finit par se tarir. Elle resta ainsi un moment ; silencieuse, blottie contre celle qui était son repaire ces dernières années, celle qui avait toujours répondu présente et avait tout fait pour prendre soin d’elle et de ses sœurs.
Lentement, elle se redressa, puis plongea son regard dans celui de son aïeule. Là où elle avait cru voir de la méfiance, de la distance depuis son retour du camping, elle ne trouva que tendresse et compassion.
— Oma… Il faut que je te raconte quelque chose… commença Océane d’une voix tremblante, hésitante.
Elle raconta tout. Absolument tout depuis sa brûlure. Y compris ses doutes, ses craintes et ses soupçons.
Anika l’écouta patiemment, sans l’interrompre. Ses yeux tremblèrent et se voilèrent lorsque sa petite-fille arriva aux événements du jour, rapportant les abus, les paroles et enfin les menaces de Joaquin.
— Je sais que ça paraît fou, Oma ! Mais je t’assure que tout ce que je dis est vrai !
Pour prouver sa bonne foi, la jeune femme se releva. Le changement de position tira sur son bas ventre, la faisant grimacer. Elle déboutonna son jean, laissant apparaître un pansement à moitié caché par son sous-vêtement. Elle défit une partie du bandage révélant une ecchymose violacée et une tache sombre là où ils l’avaient ponctionnée.
Horrifiée, Anika plaqua une main contre sa bouche, tandis que quelques larmes échappaient à sa vigilance. La vieille femme ferma lentement les yeux, le poids du monde semblait peser sur sa conscience, approfondissant les rides de son visage.
Fébrile, Océane se rhabilla avant de se rasseoir, le cœur alourdi par la culpabilité. Pouvoir enfin se confier sans retenue l’avait soulagée, mais elle s’en voulait d’infliger de nouveaux tourments à sa grand-mère. Anika était une personne rationnelle, préférant les reportages historiques aux récits fantastiques ; les chances qu’elle accorde du crédit à des histoires de dragons étaient minces. Malgré cela, Océane avait besoin qu’elle la croie. Besoin que quelqu’un soit réellement de son côté.
Partagée entre la honte et l’égoïsme, elle se rongea l’intérieur des lèvres, guettant le moment où elle pourrait croiser le regard de son aïeule.
Lentement, Anika entrouvrit les yeux, mais seulement pour fixer sa main qu’elle venait d’abaisser.
Elle n’ose même pas me regarder… Elle ne me croit pas, elle doit penser que je suis folle…
Abattue, Océane laissa sa tête retombée entre ses épaules, résignée à se dresser seule face à l’hostilité de son monde.
— Schatz… murmura la vieille femme.
Océane se redressa, mais fut déçue de constater que sa grand-mère n’osait toujours pas l’affronter. Anika eut alors un léger mouvement de menton, désignant sa main. La jeune femme suivit son regard.
Les mains d’Anika commençaient à être noueuses avec l’âge. Sa peau, fine et marquée par quelques taches brunes, laissait apparaître des veines bleues saillantes. Alors qu’Océane observait les ongles toujours coupés très court de sa grand-mère, celle-ci ferma le poing. La peau sembla s’épaissir, se ternir prenant une teinte cendrée, mais avant qu’elle n’en soit sûre, sa grand-mère rouvrit la main. Les taches brunes avaient disparu. Sa peau arborait désormais une carnation grisâtre, mais surtout : une fine membrane s’étirait entre chaque doigt.
Les pensées d’Océane se figèrent. Les yeux rivés sur la main de sa grand-mère qui reprenait forme humaine, elle était incapable de définir ce qu’elle ressentait.
Après s’être torturé l’esprit sur leurs actions et réactions à son égard jusqu’à s’inquiéter de devenir paranoïaque, pour finalement culpabiliser de remettre en question l’amour de sa famille… elle avait eu raison pendant tout ce temps-là ? Et en même temps, pouvait-elle les blâmer de vouloir rester cachées ? L’aveu de sa grand-mère signifiait-il qu’elle lui faisait confiance ? Cela signifiait-il que ce n’était pas le cas jusqu’à présent ?
— Maman ? questionna faiblement la jeune femme.
— Oui.
— Diane, Daph’ ?
— Elles aussi.
Alors qu’elle pensait ne plus en avoir pour la soirée, de nouvelles larmes sillonnèrent ses joues. Témoignaient-elles d’un sentiment de trahison ou bien de soulagement ? Océane n’en avait pas la moindre idée. Elle laissa sa tête retomber entre ses épaules voûtées, vidée de toute énergie.
Anika avança timidement sa main vers la sienne pour s’en saisir avec douceur.
— Tu es fatiguée, ma chérie… Avec tout ce que tu viens de traverser, il faut que tu te reposes. Nous pourrons parler de tout ça demain si tu veux, à tête reposée, d’accord ? C’est bien ton jour de repos demain, n’est-ce pas ?
Cette fois, ce fut Océane qui n’osa pas affronter le regard de sa grand-mère, perdu dans ses pensées. Elle trouva néanmoins la force de répondre.
— Normalement, oui… répondit-elle. Mais j’ai accepté un service au fast-food, je travaille de onze à dix-huit heures…
— Tu ne vas quand même pas aller travailler dans cet état ? s’enquit Anika.
L’intéressée haussa vaguement les épaules.
— Il paraît que les dragons cicatrisent vite… Je… Je vais me coucher. On verra demain quand je rentre.
— D’accord, Schatz.
Océane glissa sa main hors de celle de sa grand-mère, puis se redressa.
Elle prit de nouveau une douche. Elle la prit la plus chaude possible pour essayer de chasser la sensation de souillure qui collait à sa peau depuis qu’elle avait quitté l’hôpital, mais aussi celle du froid qui lui glaçait les os.
Lorsqu’elle quitta la salle de bain, Anika était partie se coucher, laissant l’appartement vide et silencieux. Elle se glissa dans sa chambre et se laissa tomber dans son lit.
Tandis que le sommeil l’emportait dans son éther salvateur, elle eut une dernière pensée. Quelqu’un avait dit à Joaquin où la trouver. À en juger par les propos qu’il avait tenus sur les ovocytes qu’il avait eu la bonté de lui laisser, il n’y avait aucun doute sur l’identité de la personne ayant donné cette information. La gorge serrée, Océane n’eut aucun mal à identifier la déception ainsi que la trahison dans les dernières larmes qu’elle versa avant de s’endormir.
Le réveil fut aussi douloureux que l’endormissement. Bien que la nuit ait été réparatrice pour son corps, son esprit lui, souffrait toujours. L’alarme éteinte, Océane resta allongée. Elle percevait vaguement les voix de ses sœurs dans la cuisine, surtout celle de Diane. Étaient-elles au courant de l’échange avec leur grand-mère ? Que leur avait-elle dit ? Elle espéra qu’elle s’était tu sur les expérimentations dont elle avait été victime la veille, ses sœurs étaient trop jeunes pour porter un tel fardeau.
Enroulée dans son drap, elle ressassa les événements de la veille. Des vertiges accompagnés de nausée la saisir en repensant à la sacoche et aux menaces de Joaquin. Pensait-il réellement ce qu’il avait dit ?
Les minutes se succédèrent rapidement jusqu’à ce que le réveil affiche dix heures. Océane lâcha une longue expiration saccadée. Qu’elle le veuille ou non, il lui fallait affronter le monde extérieur, à commencer par sa famille.
Elle constata sombrement que ses prédictions étaient justes, son corps avait bien cicatrisé. L’ecchymose était toujours présente au niveau de son aine droite, témoignant des sévices subis, mais elle était plus claire et elle pouvait se mouvoir sans grimacer de douleur. Elle se prépara rapidement avant de sortir de sa chambre.
Diane était en pleine séance de coloriage devant des dessins animée dans le salon, Océane n’osa pas la troubler et se dirigea vers la cuisine. Elle était affamée, il lui fallait absolument manger quelque chose avant de partir. Elle trouva Anika et Daphné devant la cuisinière, l’une donnant des directives à l’autre sur comment glacer des oignons sans les brûler.
Mal à l’aise, Océane murmura un léger « bonjour » avant de sortir une assiette de restes du frigidaire. Pressée par le temps, elle ne réchauffa pas son plat avant de s’asseoir pour le manger. Elle dévora son déjeuner dans un silence gênant, puis se leva pour laver ses couverts.
— C’est bon, je vais le faire ! proposa timidement Daphné.
Leurs regards se croisèrent. Daphné semblait gênée, mais aucune défiance n’obscurcissait ses prunelles azurées. Elle finit par sourire à son aînée.
— Oma nous a dit que tu travaillais, aujourd’hui… on se voit ce soir ?
Elle sait, songea Océane.
— À ce soir, acquiesça la jeune femme avant de quitter la pièce, puis l’appartement.
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