Chapitre 47
Lorsqu’elle la vit arriver, Samira, alertée par sa pâleur et son air abattu, la prit à part.
— Viens au bureau cinq minutes s’il te plaît, lui intima-t-elle doucement.
La manager referma la porte derrière elles.
— Bon, qu’est-ce qui ne va pas ? C’est quand même pas ton gars que te met dans cet état ?
Océane eut un maigre sourire ; elle aurait préféré.
— Est-ce que tu penses qu’il serait possible que je passe sur un temps plein ?
Le trajet en bus lui avait laissé le temps de réfléchir : elle ne pouvait continuer de cumuler ces deux emplois. Initialement, elle avait espéré obtenir un temps complet à l’hôpital, mais à présent, l’idée même de retourner dans ce bâtiment la terrifiait. Bien que ce poste d’équipière ne soit pas des plus plaisants, elle commençait à bien le maîtriser.
La question surprit son interlocutrice.
— Je croyais que t’avais un autre job à l’hosto ?
— Oui…
— J’avais cru comprendre qu’il te plaisait plus que celui-ci ?
— Oui, mais…
— Qu’est-ce qui a changé ?
Océane haussa les épaules, mais cela ne sembla pas satisfaire Samira qui attendait toujours une réponse.
— Pourquoi ça t’intéresse ? Je n’ai pas l’impression que tu te tracasses autant pour les autres.
La manager s’esclaffa.
— Les autres ? La plupart sont des branleurs de passage. Toi, j’ai tout de suite capté que t’étais sérieuse. On a rarement de bons éléments qui restent longtemps dans ce métier, donc quand on a, on en prend soin. Et puis… Je t’aime bien, tu taff bien. Bref ! Qu’est-ce qui s’est passé à l’hôpital, t’as fait une connerie ?
Océane nia aussitôt.
— Quoi alors ?
— Hum… un médecin a eu un geste déplacé envers moi… murmura Océane, honteuse.
Ce n’était pas la pure vérité, mais ce n’en était pas si loin. Elle voulait que cette conversation se termine au plus vite. Jamais elle n’avait autant eu envie d’aller préparer des frites et des burgers.
— Oh… Je vois…
Cette explication mit la manager mal à l’aise.
— Pourquoi tu n’en parles pas au service RH ? lui demanda-t-elle avec douceur.
Cette fois ce fut Océane qui s’esclaffa légèrement.
— Une pauvre anonyme qui nettoie les toilettes face à un ponte estimé de l’hôpital ?
Elle n’eut pas besoin d’aller plus loin, la suite de son raisonnement était évidente.
— Du coup, tu penses que c’est envisageable pour moi ? reprit Océane.
Samira soupira, embarrassée.
— Avec la reprise des cours, des postes vont certainement se libérer. Fais une lettre au boss, j’appuierais ta demande.
— Merci, Samira.
Océane se tourna pour sortir, mais sa manager la retint légèrement par le bras.
— T’as peu de chance d’être écoutée, mais ça ne veut pas dire que tu dois te taire. Je maintiens que tu devrais faire remonter ces agissements. Tu n’es peut-être pas la seule dans cette situation, mais si personne n’ose être la première à s’exprimer, cela ne changera jamais. Enfin, sache que s’il se passe quoi que ce soit de déplacé ici, je veux que tu m’en parles ! Ça ne restera pas impuni !
Touchée par cet intérêt sincère et inattendu, Océane acquiesça et la remercia une nouvelle fois.
— Bien, maintenant va relever Nath au drive.
Contre toute attente, cet après-midi de travail permit à Océane de prendre un peu de recul et de considérer son temps plein en restauration rapide comme une réelle opportunité. La bienveillance de Samira l’avait surprise tout en lui redonnant un peu de foi en l’avenir ; ce monde n’était pas occupé que par des personnes cruelles et intéressées.
Lorsqu’elle passa au grill, elle eut même le temps d’accorder quelques pensées aux aveux de sa grand-mère. Une longue conversation l’attendait en rentrant. Or, elle n’avait qu’une seule occasion de réagir à ces révélations : il ne faisait aucun doute que sa réaction influerait sur ses relations avec sa famille pour le restant de sa vie. Aussi difficile cela pouvait-il l’être, elle réalisa qu’il lui fallait mettre son ego et ses blessures de côté. Elle ne voulait pas prendre le risque de décevoir sa grand-mère de lui avoir fait confiance. Les enjeux de cette conversation étaient trop importants : soit les liens entre elles se verraient resserrés, soit ils risquaient de se détériorer.
Son engagement pour sa famille avait déjà été mis à rude épreuve ces dernières semaines, mais pour Océane, dans le fonds, rien n’avait changé : elle ferait tout pour sa grand-mère et ses sœurs.
Lorsqu’elle débadgea, Océane se sentait plus légère qu’en arrivant. Elle décida de rentrer à pied, se laissant ainsi le temps de réfléchir aux questions qui la rongeait tout en choisissant soigneusement ses mots pour éviter de froisser qui que ce soit.
La bonne humeur de la jeune femme s’assombrit légèrement quand elle voulut déverrouiller la porte d’entrée de chez elle et qu’elle réalisa que celle-ci n’était pas fermée à clef. Anika avait quelques tocs, dont celui de vérifier constamment que la porte d’entrée était bien fermée.
C’est rien… se rassura-t-elle. Sûrement Daphné qui est sortie descendre les poubelles.
Elle entra et se déchaussa, remarquant qu’aucune chaussure ne traînait dans le hall. La télévision était allumée, mais personne ne la regardait. Elle l’éteignit.
— Oma ! Daph !
Seul le silence lui répondit, rapidement suivi des battements de son cœur à ses tempes.
Elle se précipita dans la cuisine. Les casseroles à moitié vides attendaient sur les plaques éteintes, mais plus inquiétant : les couverts et assiettes éparpillées sur la table et le sol. Océane se rua dans chacune des différentes chambres pour les trouver vides.
Tandis que son cœur battait la chamade, sa respiration se serra, ses jambes flanchèrent sous son poids et sa vision se troubla. Résistant tant bien que mal au malaise qui menaçait de la frapper, elle s’étendit au sol, plaquant sa joue, puis son front contre le sol froid du couloir.
Résiste ! Résiste ! C’est pas le moment de flancher !
Attendant de reprendre le dessus sur ses émotions, ses pensées fusèrent dans tous les sens. Ses premières théories furent l’abandon de sa famille, mais elle ne put se résoudre à accepter cette possibilité. Après ce qu’elles avaient traversé, elles n’avaient pas de raison de l’abandonner ainsi. Et puis, Anika était bien trop maniaque pour partir en laissant un tel désordre, même contrariée ! Quant au désordre en question… Cela terrifiait Océane de tirer de telles conclusions, mais elle n’avait d’autre choix que d’y faire face : il s’agissait de signe de lutte.
Quelqu’un s’était introduit chez elle et avait contraint sa famille à partir.
Ce constat lui serra douloureusement la poitrine, elle se mit à culpabiliser. Si elle n’avait pas fait ces heures supplémentaires ou si elle les avait annulées, elle aurait été là. Et alors… alors peut-être aurait-elle pu faire quelque chose ? Comme cette fois au camping avec Maxime ?
L’image de Joaquin pressant le coton contre son visage tout en la maintenant fermement contre la table se superposa malgré à elle dans son esprit, comme pour se moquer de ses prétentions.
Elle se redressa, elle ne pouvait pas rester ainsi sans rien faire. Elle tituba en direction de la cuisine, en quête d’un indice. Elle ne trouva rien, si ce n’est le smartphone de sa cadette, ce qui infirma pour de bon la théorie de l’abandon : jamais Daphné ne serait partie sans son téléphone.
L’écran s’était fêlé en chutant au sol, heureusement, il fonctionnait toujours. Espérant peut-être une photo des agresseurs, Océane le déverrouilla et tomba sur la dernière recherche faite par sa sœur : « comment montrer à quelqu'un qu'on l'aime sans lui dire famille ». Pas de photo.
— Idiote ! sanglota Océane.
Refusant de céder au tsunami d’émotions, elle s’efforça de prendre de longues respirations tout en effaçant les quelques larmes qui lui avaient échappé.
Qui était responsable ? À première vue, rien n’avait été volé, c’était donc bien sa famille qui était visée. Se posait alors la question du pourquoi. Une fois encore, le sourire prédateur de Joaquin se présenta à l’esprit d’Océane, lui donnant des sueurs froides. Cherchait-il un moyen de pression sur elle ? Avait-il de nouvelles exigences sur son corps ou ses organes ? Mais pourquoi s’en prendre à sa famille ? Pourquoi maintenant ?
Elle considéra son propre téléphone, songeant à alerter la police.
Et s’il y en a aussi dans la police ?
Ses mains se mirent à trembler, manquant de peu de lâcher son cellulaire. Elle retourna dans le salon et s’assit sur le canapé, laissant sa tête basculer en arrière contre le dossier. Elle se sentait terriblement impuissante. Pourtant, elle refusait de rester sans rien faire.
N’ayant plus rien à perdre, elle se redressa pour appeler Alexandre.
Répondeur.
Elle raccrocha.
Rafael ? Oui, mais Sonia était privée de téléphone… Elle essaya néanmoins. Répondeur. Se souvenant qu’ils avaient toujours un téléphone fixe, Océane se précipita dans sa chambre, retournant les tiroirs de son bureau à la recherche de son vieux carnet d’adresses. Elle exulta en mettant la main dessus avant de s’empresser de composer le numéro.
Tonalité… tonalité…
— Allô ?!
— Sonia !
— Oui ! Oh ! La vache, ça fait du bien de t’entendre, même si la sonnerie de ce vieux truc m’a fait flipper ! Tu vas bien ? T’as fais quoi ces derniers temps ? Paraît que ça se passe bien finalement avec Alex !
— Est-ce que ton père est là ? coupa Océane.
— Hein ?
La question avait pris son amie de court.
— Est-ce que ton père est là ? insista Océane en s’efforçant de ne pas crier.
— Bah non, il doit encore être au travail ! Pourquoi tu veux lui parler ?
Cette fois, l’inquiétude perçait légèrement dans la voix de Sonia.
— Pour des questions de santé… Tu peux me donner son numéro ?
Son amie s’exécuta sans rechigner, lui donnant sa ligne directe à la clinique et son portable. Océane la remercia brièvement et raccrocha.
L’appel à la clinique fut un échec, elle tomba sur la consœur de Rafael. Néanmoins, cette dernière lui apprit que Rafael avait soudainement annulé tous ses rendez-vous de l’après-midi pour partir en fin de matinée. D’une main tremblante, elle composa le numéro de portable. Il y eut une tonalité, puis elle tomba une fois de plus sur un répondeur. Elle réitéra son appel et atterrit directement sur la messagerie. Elle hésita à recontacter Sonia pour avoir le numéro de Joaquin, mais si Rafael ne répondait pas, il y avait peu de chance que lui le fasse.
Il ne lui restait plus qu’une option.
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