Chapitre 49
Lorsqu’elle se sentit prête, elle rejoignit Maxime dans la cuisine. Elle le trouva en train de finir la vaisselle. Il avait pris le temps de tout ranger et nettoyer.
Ou bien il efface les preuves qui pourraient inculper sa famille… siffla une odieuse petite voix dans sa tête. Même si elle ne pouvait nier cette crainte, Océane la fit taire.
— Prête ? lui demanda-t-il froidement.
Pour toute réponse, elle lui présenta son regard doré avant de le faire disparaître. Il hocha la tête.
— On y va.
Tandis qu’ils quittaient l’appartement, Océane sentit sa poitrine se serrer en fermant la porte à clef. Elle regrettait terriblement d’être partie sans avoir embrassé et rassuré sa famille avant de partir le matin même.
En sortant de l’immeuble, elle voulut jeter un regard à la Renault rouge de ses parents, mais ne la trouva pas sur le parking. Elle resta quelques secondes hébétée. Pourquoi s’embarrasser à prendre la vieille voiture ? Elle n’avait pas la moindre valeur, l’embrayage était capricieux et la marche arrière une vraie plaie à enclencher. Étaient-ils si nombreux à venir ?
— Ça ne va pas ? l’interrogea Maxime.
Elle se détourna de la place habituelle du véhicule et secoua la tête avant de le suivre. Ce problème-là attendrait.
Alors qu’ils quittaient la ville, Océane brisa le silence qui régnait dans l’habitacle.
— Je peux savoir où on va ?
— On retourne dans les gorges où on était cet été, répondit-il, le regard braqué sur la route.
— Quoi ? paniqua Océane. Mais c’est à plus de quatre heures de route d’ici !
Il lui adresse un regard compatissant.
— Je sais, c’est loin. Mais mon père roule comme une patate et ne prend que les nationales. Avec l’autoroute et en roulant à bonne allure, on devrait y être dans trois heures…
— Trois heures… répéta sombrement Océane en s’enfonçant dans le siège.
Il pouvait se passer tant d’horreur pendant ce temps. Elle regretta ses heures supplémentaires, ainsi que d’être rentrée à pied, puis de s’être laissée envahir par la panique… Tant de temps perdu…
— Pourquoi les amener dans les bois ? finit-elle par demander.
Elle n’était pas sûre de vouloir trop en savoir, mais elle ne supportait pas non plus de rester dans l’ignorance.
— Tu n’as jamais vu tout le domaine, expliqua Maxime. En poursuivant sur le chemin de terre, on arrive à un grand manoir. Il appartient aux différentes branches de la famille De Lavargne, dont la mienne. Je ne peux rien te garantir, mais je pense qu’elles sont là-bas.
— Tu as essayé de joindre ton père ?
La mâchoire de son conducteur se contracta.
— Non.
— Pourquoi ? Je pense qu’ils ont tous bloqué mon numéro, mais toi, il te répondrait ?
— Et ça nous avancerait à quoi, Océane ? répondit-il abruptement. À part les prévenir de notre arrivée ?
Agacée par son ton condescendant, elle répliqua sur un ton aussi aimable que le sien.
— Tu veux bien arrêter de me parler comme si j’étais une gamine stupide ? Tu n’es pas obligé de dire à ton père que je suis avec toi ! Et cela nous permettrait de ne pas perdre de temps en allant au mauvais endroit !
Il serra les poings autour du volant, faisant blanchir ses jointures, avant d’expirer lentement.
— Contrairement à toi, je maîtrise mal mes émotions. Surtout quand elles sont vives. J’ai coupé les ponts avec mon père. Je n’habite plus chez mes parents depuis un peu plus de trois semaines.
— Oh…
Sonia lui avait effectivement parlé des tensions entre son père et son frère, cela lui était sorti de la tête. En revanche, elle s’étonna des proportions que cela avait pris.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle avec plus de douceur. Enfin, si… si tu veux en parler.
Il soupira, puis se terra dans le silence. Cette attitude ne surprit pas Océane, il n’avait jamais été très expansif, encore moins avec elle.
Le trajet va être long ! se lamenta-t-elle intérieurement, le regard perdu dans le paysage défilant à sa droite.
— Toi.
Océane sursauta presque.
— Comment ça « moi » ?
Il soupira à nouveau, ce qui agaça la jeune femme.
— Arrête de soupirer et crache le morceau ! En quoi je suis responsable de ta dispute avec ton père ?
Surpris par son ton irrité, il lui jeta un regard, les sourcils froncés, avant de reporter son attention sur la route.
— Calme-toi, Océane. Je te rappelle que je suis de ton côté. Tes yeux te trahissent…
D’un geste hâtif, elle s’observa dans le miroir du pare-soleil, constatant qu’il avait raison. S’entraîner à faire remonter son côté dragon à la surface n’avait pas été une mauvaise idée pour pouvoir y recourir plus facilement. Seulement à présent, elle le sentait prêt à surgir constamment. Elle ouvrit légèrement sa vitre pour faire entrer de l’air et l’aider à se détendre.
— Tu n’y es pour rien personnellement, reprit calmement Maxime. Comme je te l’ai dit quand je t’ai ramené chez toi la dernière fois, je ne t’ai jamais détestée. Pour être plus clair : j’ai toujours eu des sentiments pour toi.
Refusant de croiser son regard, Océane braqua le sien sur le paysage.
— Et quand je t’ai dit que je n’avais pas eu le choix de mes actes, c’était également vrai. Tu l’auras sûrement remarqué, la plupart des dragons ont des hauts postes : médecins, notaires, directeurs de banque, sénateurs et j’en passe. Pour ces gens-là, le rang social est un incontournable pour juger la valeur de quelqu’un. Ça et la pureté du sang.
— La pureté du sang ? répéta Océane en se tournant vers lui, choquée.
— Ouais… grimaça-t-il. Mon père a vite compris mes sentiments à ton égard. Seulement voilà… Tu ne venais pas d’une famille particulièrement aisée… Et…
Mal à l’aise, il sembla chercher ses mots.
— Et mon père était un bâtard ? termina-t-elle avec amertume.
— Désolé, mais oui… Il était impensable pour lui de prendre le risque de ramener une telle tare dans la famille… Ses mots, pas les miens ! s’empressa-t-il d’ajouter en lui jetant un regard inquiet. T’as pas idée des sermons que j’ai reçus, sans parler des raclées par mon grand-père quand il l’a appris… Je n’avais pas la force de me dresser seul contre toute ma famille, alors j’ai fait profil bas…
Plus elle en apprenait sur les dragons, moins Océane les aimait. L’attitude froide et distante de Rafael toutes ces années prenait tout son sens. Pour autant, cela ne justifiait pas la méchanceté dont Maxime avait fait preuve à son encontre.
— Admettons, mais tout ça, ça date ! argua-t-elle. Tu n’avais pas l’air si malheureux quand tu sortais avec Sandrine ou Inès ou je ne sais plus qui ! Tu ne vas pas me faire croire que tu avais des sentiments depuis tant d’années ?
Il rajusta sa position sur son siège et se gratta le front.
— Alors déjà ! répondit-il sur la défensive. Je ne suis pas resté longtemps avec aucune fille ! Ensuite, crois-le ou non, mais si… Plus les années passaient, plus ça me faisait mal de garder cette distance alors que je te croisais tous les jours au lycée ou à la maison avec Sonia et en même temps, c’était impensable de ne plus te voir. Mais je ne pouvais rien espérer, j’ai donc choisi d’agir comme un connard vis-à-vis de toi. Si tu me détestais, il ne se passerait jamais rien et mon père me ficherait la paix. Puis il y a eu les rapprochements d’Alex, cette foutue brûlure, les tests réalisés par mon père et mon oncle…
Il expira longuement. Même si les mots semblaient lui peser, elle remarqua que ses traits étaient moins crispés. Elle n’était pas encore sûre de pouvoir lui faire confiance, pourtant elle n’arrivait pas à douter de son honnêteté à cet instant.
— Enfin, mon père est venu me trouver pour me partager les résultats de tes prises de sang et analyses ADN. Sans la moindre gêne, il m’a dit que tu étais parfaitement compatible avec moi et qu’il fallait que je m’active si on ne voulait pas qu’Alex nous dérobe cette occasion en or !
Cette fois, la colère était audible dans sa voix.
— Ça m’a rendu fou ! J’étais persuadé qu’il était meilleur que ça, et là ! Là il te traitait exactement comme tu l’avais dit dans la voiture. Une curiosité, un atout, une chose à qui on ne demandait pas son avis. On s’est disputé comme jamais. Le selfie qu’Alexandre m’a envoyé par la suite pour me narguer n’a pas aidé… C’est alors que Sonia n’a rien trouvé de mieux à faire que d’énerver un peu plus mon père en lui crachant qu’elle le détestait, qu’elle refusait d’être son enfant trophée et qu’elle raterait son bac autant de fois que nécessaire pour qu’il la laisse tranquille !
Océane le dévisagea, médusée. Ce n’était pas la version que lui avait confiée son amie. Maxime lui adressa un demi-sourire.
— Ouais, quand elle s’énerve la petite sœur, elle ne fait pas semblant ! Qu’elle ose ainsi se rebeller contre notre père, ça m’a impressionné et j’ai eu honte de ne pas avoir le même courage. J’ai réalisé qu’il n’était pas trop tard pour le faire, j’ai pris mes affaires et je suis parti. Tu comprends maintenant pourquoi je ne peux pas appeler ? Si je lui envoi ne serait-ce qu’un message après trois semaines de silence et alors que ta famille vient d’être enlevée, il risque de vite faire le lien.
Elle finit par acquiescer, un peu gênée ; elle ne s’attendait pas à de telles confessions juste en lui demandant d’appeler son père.
Après un long silence où chacun digéra ses émotions, Maxime reprit la parole, lui apprenant tout ce qu’il savait sur les dragons, mais aussi les sirènes. Elle eut du mal à cacher son dégoût quand il lui expliqua comment les dragons s’assuraient de se mettre en couple avec une femme compatible et présentant un fort taux de probabilité de transmette le gène actif : au moins un drac travaillait dans chaque laboratoire d’analyse, ce dernier réalisait les tests sur les échantillons et regroupait toutes les données sur une plateforme en ligne, payante. Celle-ci ressemblait à un banal site de rencontre, mais n’était rien d’autre qu’un catalogue pour les dragons.
— C’est ce site dont parlait ton oncle, quand il parlait des enchères ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— Je ne sais pas, c’est possible… Comme il est possible qu’il en existe d’autres. Moi je ne connais que celui-là, mon père me tannait pour que je m’y inscrive l’année dernière…
— Tu l’as fait ?
Il lui jeta un rapide coup d’œil avant de hocher légèrement la tête.
— T’as le droit de me détester, Océane. Mais je veux que tu saches dans quel monde tu vis et dans quoi tu mets les pieds si tu t’engages auprès de l’un d’entre nous. Que ce soit Alexandre ou un autre…
— Il ne s’est rien passé avec Alexandre ! rétorqua la jeune femme. Et avec ce que je sais et sa très certaine complicité dans la disparition de ma famille, il ne se passera jamais rien !
— Bien…
Luttant contre la vague de chaleur et de colère qui la traversait, elle le dévisagea un court instant. Ses épaules semblaient plus détendues, sa mâchoire moins contractée. Il était visiblement rassuré par cette confidence.
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