Chapitre 52
Océane ne voyait plus de menace dans les survivants. Sans un regard pour eux, elle se précipita à l’autre bout de la salle : Maxime avait réussi à se glisser derrière elle pour s’introduire dans l’autre pièce.
Traître ! ragea-t-elle intérieurement. Tu vas rejoindre ton oncle !
Usant de ses puissantes griffes et de sa large mâchoire, elle arracha la porte, emportant avec elle un pan du mur. L’ouverture béante dévoila un lieu macabre.
Nulle tapisserie opulente, nul tableau ou autre trophée de chasse. Juste des murs gris, souillés d’éclaboussures de sang, certaines anciennes, d’autres encore poisseuses. De part et d’autre, de vieux crochets de boucher pendaient dans l’attente de leur prochaine victime. Une longue table métallique longeait le mur de droite, recouverte de divers instruments mêlant scalpels, pinces, fouet et autres outils de torture. Une bonne partie semblait avoir récemment servi.
Au milieu de cette horreur se trouvait Anika, Daphné et Diane, chacune attachée à une chaise en métal, face au mur du fond.
Maxime lui tournait le dos tout en malmenant Daphné qui hurlait de terreur.
Ce fut la trahison de trop. Océane se baissa pour le faucher d’un coup de patte, mais il se tourna vers elle avant qu’elle n’amorce son geste.
— Je n’y arrive pas, Océane ! C’est trop serré !
Elle réalisa alors qu’il essayait simplement de défaire les cordes qui entravaient sa sœur. Son cœur manqua un battement ; elle avait failli massacrer son seul allié. D’un coup de griffe, elle lacéra les liens, rencontrant aussi peu de résistances que s’il avait s’agit de fil d’araignée. Détachée, Daphné se redressa péniblement et fit volte-face, reculant d’un bond quand elle vit l’intimidante créature nimbée de flammes se tenant devant elle. Leurs regards se croisèrent et une lueur traversa celui de l’adolescente.
— O…Océane ?
L’intéressée ferma doucement les yeux en signe d’acquiescement avant de libérer sa grand-mère puis sa benjamine. Daphné avait été relativement épargnée, mais il fut terriblement difficile pour Océane de s’accrocher à son humanité quand elle vit les sévices qui avaient été infligés à Anika et surtout à Diane. Le dos de l’enfant avait été fouetté jusqu’au sang, laissant sa chair en lambeau ; tous ses ongles avaient été arrachés et deux de ses doigts de la main gauche avaient été sectionnés.
La douleur de cette vision transperça le cœur d’Océane, ravivant la flamme de la vengeance. Depuis sa transformation, elle sentait à la base de son cou, un organe qui se vidait à mesure qu’elle crachait du feu. À cet instant, ce jabot draconique était particulièrement enflé, ne demandant qu’à être utilisé. Libérant un profond hurlement de douleur qui fit vibrer ses propres os, elle se retourna, prête à terminer ce qu’elle avait commencé.
Les quelques hommes encore debout avaient presque réussi à dégager l’accès à la sortie, les uns s’afféraient à repousser ou calmer les flammes, tandis que les autres déplaçaient les meubles. Seul Alexandre tentait de porter secours à l’homme armé, asphyxié et bloqué par la dépouille qui le surplombait. Océane l’ignora, s’avançant vers le troupeau de proies, mais Anika se dressa face à elle. La vieille femme avait usé de tout ce qui restait de son énergie pour s’interposer.
— Ça suffit, Schatz ! la supplia-t-elle. Tu nous as sauvés, c’est bon. Ils n’oseront pas recommencer ! Je ne veux pas que tu aies plus de morts sur la conscience !
Alors qu’elle luttait contre son instinct bestial, se soumettant aux directives de son aînée, Alexandre se redressa, armé. Océane comprit trop tard qu’il n’avait jamais eu l’intention d’aider l’autre homme.
Il tira.
Le premier coup la toucha au cou, mais la balle rebondit sur ses écailles épaisses. Le second coup, lui, pénétra la chair : celle de sa grand-mère qui s’était interposée une fois de plus, une fois de trop.
L’humanité vacillante d’Océane s’éteignit au profit d’une bête assoiffée de mort.
La fine membrane couvrant les deux énormes bosses dans son dos se déchira dans un chuintement sinistre, libérant les immenses ailes qui avaient achevé leur formation. Dans un grondement abyssal, elle tourna sa gueule béante vers sa victime et déchaîna son courroux.
Les flammes qui jaillirent, d’abord d’un blanc aveuglant, prirent rapidement une teinte violette incandescente. L’air devint lourd, suffocant, la chaleur insoutenable. Le sol devant elle se fissura, craqua avant de se liquéfier. Les murs, déjà rongés par les premières flammes révélant la pierre sous-jacente, se mirent à fondre.
Lorsqu’elle referma sa gueule, ayant épuisé toutes ses ressources, il ne restait plus rien. Juste un trou béant, un cratère fumant là où, quelques instants plus tôt, se tenaient trois hommes.
Malgré cette démonstration de furie, la colère de la créature n’était pas apaisée, elle se tourna à nouveau vers les derniers survivants en grognant.
— Schatz, ça suffit… Schatz…
Maxime et sa famille se tenaient contre le mur opposé, dans un recoin épargné par les flammes. Anika était toujours en vie, son épaule saignait abondamment. La créature lui jeta un regard en secouant la tête, soufflant, refusant d’épargner qui que ce soit.
— Il faut la sortir de là, Océane ! insista Maxime.
Diane et Daphné se tenaient derrière lui, terrifiées. Océane jeta un dernier regard aux hommes affolés, dont le père d’Alexandre, Paulo. Ce dernier avait cessé de s’agiter et fixait l’immense trou dans le mur, une détresse sans nom se lisait sur son visage. Un premier homme parvint à se glisser hors du charnier qu’était devenue cette salle.
Océane se résolut à replier ses ailes pour s’avancer vers ses proches. Anika était faible, elle avait perdu beaucoup de sang.
— Je pense que tu auras plus vite fait de rejoindre les abords d’une ville sous cette forme… déclara Maxime.
Avec autant de délicatesse qu’il lui était possible sous cette apparence, Océane prit le corps frêle de sa grand-mère entre ses pattes avant, puis se tourna, présentant son dos. Diane l’escalada sans la moindre hésitation, se glissant entre deux épines dorsales entre ses omoplates, suivi de Daphné. La dragonne tourna son regard doré vers Maxime, l’invitant lui aussi à monter, mais il secoua la tête.
— T’inquiètes pas pour moi, pars !
Même si les hommes avaient réussi à calmer le feu par endroit, le brasier continuait de dévorer les lieux, certaines poutres commençaient à montrer des signes de faiblesses. Aussi elle émit un léger grondement en continuant de le fixer. Pourtant, celui qui avait été un allié inattendu pour elle dans ce lieu de douleur, s’éloigna en direction de la sortie.
— Pars, Océane ! lui cria-t-il entre deux quintes de toux provoquées par les fumées.
La charpente au-dessus d’elle émit un sombre craquement, l’encourageant à fuir. Elle s’avança vers la large brèche qu’elle venait de former dans la façade du manoir, puis à l’aide de ses puissantes pattes arrière, elle se projeta dans les airs, déployant ses ailes.
Malgré la douleur, le sang et l’odeur de mort qui s’attardait dans ses naseaux, elle découvrit la sensation la plus grisante qu’elle ait jamais vécu : voler.
Il lui fallut quelques minutes pour maîtriser parfaitement le battement de ses ailes et gagner de l’altitude, mais une fois arrivée en hauteur, elle savoura le souffle du vent sur ses écailles. C’était donc ceci que ressentaient les oiseaux ?
Elle se mit rapidement en quête de la source lumineuse la plus proche, trahissant la présence d’une ville.
— Ozean… murmura Anika.
Interloquée, elle émit un léger grognement.
— Oma ne veut pas aller à l’hôpital ! Elle veut que tu l’amènes au bord de l’océan ! lui cria Daphné dans son dos.
Cette fois, le grondement qu’elle émit fut plus marqué pour signifier son désaccord.
— Ozean… répéta la vieille femme d’un ton suppliant.
La géographie n’avait jamais été pas sa discipline préférée ; cependant, grâce à son instinct animal, elle n’avait aucun doute sur le fait que la côte océanique la plus proche soit à plus de quatre cents kilomètres de là où elles se trouvaient.
— Océane, s’il te plaît… C’est sa dernière volonté… gémit Daphné dans un sanglot.
Le cœur en lambeau, Océane lâcha un mugissement plaintif avant de se résoudre à modifier sa trajectoire.
Alors qu’elle prenait un peu plus d’altitude, elle fit une découverte qui l’émerveilla : elle voyait le vent. Les courants d’air lui apparaissaient sous forme de volutes irisées, ondulant autour d’elle. Instinctivement, elle s’engouffra dans une colonne d’air chaud, se laissant porter pour alléger son vol.
Protégée des regards par le manteau de la nuit et quelques nuages bas, elle fila aussi vite qu’elle le pouvait, veillant à ne pas mettre ses sœurs en danger. Lors de ses accélérations, elle les sentit se serrer contre elle, se cramponnant à ses épines dorsales.
Malgré l’urgence, la dragonne dut se résoudre à ralentir, alternant vol rapide et long planage pour soulager son corps endolori. Ses muscles n’étaient pas habitués à de tels efforts, sans parler de ses ailes qui, à peine formées, étaient mises à rude épreuve. Avec la chute de l’adrénaline, ses blessures aussi s’éveillaient, lui rappelant que même sous cette forme, elle n’était pas invulnérable.
La balle n’avait pas transpercé ses écailles, pour autant, son cou avait reçu un violent choc et la faisait énormément souffrir. Son dos, meurtri avant la transformation, supportait à présent le poids de Daphné, sans que celle-ci ne sache où elle s’était installée. Enfin, sa gorge et sa gueule, marquées par l’intensité de ses dernières flammes, la brûlaient encore.
Lorsqu’elle perçut finalement le miroitement de l’océan reflétant le ciel nocturne, deux heures, peut-être trois s’étaient écoulées. Ses sœurs grelottaient contre son dos, mais ce fut l’immobilité d’Anika qui inquiéta Océane.
Ignorant la fatigue, elle accéléra le battement de ses ailes, scrutant la côte jusqu’à repérer une plage isolée, loin des habitations. Elle amorça sa descente.
Mais son corps, épuisé, ne lui obéissait plus. Ses pattes cédèrent à l’atterrissage, incapables de stabiliser son poids. Ses sœurs furent projetées au sol. Dans un dernier réflexe, elle s’enroula autour d’Anika, l’enveloppant de son corps pour amortir sa chute.
Étendue contre le sable, à bout de force, Océane sombra dans l’inconscience.
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