Chapitre 54
Une longue nuit sans rêve soulagea Océane de sa détresse. Ce ne fut que le lendemain, en milieu d’après-midi, qu’elle s’éveilla, au son des rires de Diane. Elle se redressa péniblement, son corps entier n’était que courbatures et douleurs. Une fois assise, elle vit sa petite sœur à quelques mètres d’elle, dans la grande véranda donnant sur le jardin, en train de jouer avec un chat et une ficelle.
Malgré les soins des ondines, ses ongles n’avaient pas repoussé, laissant la chair à vif. Le regard d’Océane s’attarda sur la main gauche, dépourvue de son auriculaire ainsi que son annulaire. La culpabilité la rongea à nouveau. Elle aurait dû tenir face à Joaquin et refuser cet examen qui les avait exposées. Elle n’aurait pas dû accepter ces heures supplémentaires, elle aurait alors été avec elles. Enfin, elle avait tellement été obsédée par l’état de santé puis la mort de sa grand-mère, qu’elle avait négligé ses sœurs. Daphné et Diane s’étaient montrées si fortes.
Des larmes montèrent dans sa gorge, elle les ravala. Pleurer était une perte de temps et d’énergie, elle en avait tant de preuves.
Tout ce temps perdu à se poser des questions sur sa nature, celle de sa famille, la sincérité de leur amour… quand elle aurait pu en profiter pour créer d’autres souvenirs, plus doux, plus agréables. Sans oublier ces précieuses minutes à paniquer avant de les retrouver, Diane aurait peut-être encore tous ses doigts. Elle se mordit la joue.
Je n’ai plus qu’elles. Elles n’ont plus que moi. Je réduirai en cendre quiconque se mettra en travers de notre bonheur !
Les images de carnage de la veille se superposèrent à sa véhémente résolution, lui donnant un goût amer. Le regard brisé de Rafael sur le corps de son frère. La douleur dans celui de Paulo. Les corps fumants, exhalant cette odeur écœurante de chair calcinée… Elle avait été l’outil de la mort, pourvoyeuse de souffrances. Une meurtrière. Elle allait devoir apprendre à vivre avec ce fardeau sur la conscience.
Le chat réussit à attraper la ficelle et s’enfuit avec, poursuivit par Diane.
Et pourtant…songea Océane. Pourtant si cela était à refaire pour sauver sa famille, elle n’hésiterait pas une seule seconde.
Elle se détourna de la véranda pour jeter un regard derrière elle, sur la partie cuisine ouverte sur le salon. Daphné lui tournait le dos, assise avec les quatre femmes rencontrées la veille. Elles percevaient tout juste leur discussion à voix basse.
— … Je ne dis pas qu’il faut se méfier d’elle, mais si les petites restent à ses côtés, ce drame risque de se reproduire ! argua Thérèse de sa voix chaude et rocailleuse.
— Tu n’as pas écouté Daphné ? Elle s’est littéralement immolée pour les sauver ! Et tu veux les arracher à elle ? s’indigna Louane en haussant le ton.
— Chuuuut ! Tu vas la réveiller ! houspilla Jeanine. La pauvre a besoin de dormir !
Même si les propos de Thérèse l’agaçaient, Océane ne pouvait les contester. Ignorant vainement les élancements dans son cou et son dos, elle quitta le canapé avant de s’approcher de la table.
— Nul ne m’arrachera ma famille, affirma-t-elle avec sa voix cassée.
Son regard croisa celui de sa cadette, tant d’émotions s’y mêlaient que c’en était douloureux à observer.
— Mais si elles veulent que l’on se sépare, je respecterai ce choix…
Les mots écorchèrent sa gorge avec plus de force que ne l’avaient fait les plus puissantes de ses flammes.
Les pieds de la chaise raclèrent bruyamment lorsque Daphné s’en leva pour se jeter dans les bras de sa sœur. Océane laissa échapper un gémissement plaintif, mais ne la serra pas moins contre elle.
— Or de question de se séparer ! protesta la jeune fille, la voix tremblante d’émotions.
Océane repensa avec une émotion douce-amère à la dernière recherche faite par sa sœur sur son téléphone. Elle embrassa tendrement son front en laissant glisser une main réconfortante sur son dos.
— Alors le sujet est clos.
Le ton ferme qu’elle employa ne souffrait aucune réplique.
Malika se leva à son tour, l’invitant à s’installer tout en lui demandant si elle voulait grignoter quelque chose.
— Hum… à dire vrai, j’ai horriblement faim ! confessa la jeune femme, un peu gênée.
L’aveu ne sembla pas contrarier son hôte qui lui offrit un large sourire avant de lui préparer une assiette bien garnie avec ce qu’elle avait préparé le midi même.
— Mange ! l’encouragea-t-elle. Et si tu as encore faim, il y en a d’autres !
Tandis qu’elle apaisait sa famine, les conversations reprirent timidement.
— J’ai une nièce qui pourra vous faire des papiers, avança Jeanine. Elle vous aidera aussi à trouver un logement, un travail.
Le cou d’Océane était si gonflé, qu’elle avait du mal à avaler, elle manqua de s’étrangler en entendant la proposition.
— C’est très gentil de ta part, mais nous retournons chez nous !
Tous les regards se tournèrent vers elle, choqués. Cette fois, ce fut Louane qui eut le courage d’émettre une critique.
— Attends, tu n’y penses pas ? Ils savent où vous habitez ! Ils pourraient revenir terminer ce qu’ils ont commencé ou même se venger ! Tu ne…
Elle jeta un regard autour d’elle, certainement pour vérifier que Diane ne puisse pas entendre ce qu’elle avait à dire.
— Tu ne vas pas prendre le risque de t’immoler à nouveau, ce serait de la folie ! C’est déjà un miracle absolu que cela ait fonctionner sans te laisser de séquelles !
Il était hors de question de se défaire son nom, héritage de son père. Ni de son prénom, donné par sa mère. Elle refusait d’abandonner sa vie, son identité… à cause d’eux.
— Qu’ils viennent. Je n’ai pas besoin de me transformer pour être dangereuse. Humaine, j’ai arraché la trachée d’un homme en un instant avant de briser les bras de deux hommes. Qu’ils viennent. Cette force est mienne et je peux l’invoquer à tout moment.
Elle appuya son propos d’un regard qu’elle savait ardent. Les femmes la dévisagèrent avec une fascination teintée de peur. Seule Daphné la contemplait avec fierté, admiration.
— Et toi ? interrogea Louane à l’attention de la cadette. Tu n’as pas peur ?
— Peur ? J’ai un dragon super badass à ma botte ! J’ai même voyagé sur son dos ! Non… Si Océane est confiante, je le suis aussi.
— Je n’hésiterais pas un instant à recourir à la violence, ajouta la jeune femme. Que ce soit pour protéger mes sœurs ou même l’une d’entre vous…
Ce qu’avait subit sa famille, aucune femme, aucune enfant, ne méritait de le subir. Or à présent, elle avait la force nécessaire pour faire la différence.
— L’une… d’entre nous ? interrogea Malika en pointant la tablée, confuse.
La jeune femme s’empressa d’avaler sa bouchée.
Arrêtez de me parler ! Laissez-moi manger ! gémit une petite voix en elle.
— Les sirènes, finit-elle par répondre. Je ne sais pas à quelle fréquence ce genre d’horreur arrive… et je crois que je ne préfère pas savoir… Mais si je peux m’interposer, je le ferai.
Un silence stupéfait accueillit sa déclaration, elle en profita pour avaler plusieurs grosses bouchées qui irritèrent sa gorge serrée. Lorsqu’elle eut quasiment terminé son assiette, elle reprit la parole.
— Ce qui m’inquiète davantage c’est de devoir justifier la disparition de notre grand-mère… Et la rentrée des classes dans une semaine…
Son regard se porta sur les mains ainsi que les bras de Daphné. Ses ongles avaient subi le même sort que ceux de la benjamine, mais elle était également couverte d’entailles, de brûlures…
— Ne t’inquiète pas, Océane, la rassura Malika. Tu ne le sais pas, mais nous sommes nombreuses et bien plus solidaires que ne le sont les dragons.
— Je vous accompagnerais chez vous pour vous aider à trouver de l’aide, ajouta Thérèse avec bienveillance.
— C’est gentil, mais comment ?
— La Voix des Abysses. Plus une sirène est âgée, meilleure est sa maîtrise pour émettre des messages complexes. C’est de cette façon que ta grand-mère nous a appelées.
— Oh… Je vois… Je repense aux ondines…
Elle jeta un regard inquiet à sa cadette, craignant de raviver une dispute.
— Pourquoi… pourquoi n’ont-elles pas essayé de guérir notre grand-mère ? Ou au moins Daphné ?
Daphné soupira avec lassitude, mais ne s’énerva pas.
— Parce que le fait même qu’elles aient répondu à l’appel d’Oma est un miracle, lui expliqua-t-elle. Elles ont eu pitié de Diane. Et elles ont réclamé la mémoire d’Oma en échange de leur aide.
Cette fois, Océane, qui s’était resservi une assiette, avala réellement de travers.
— Quoi ?
Louane s’immisça dans l’explication.
— Nous sommes capables d’échanger des souvenirs, des images, des sons entre nous, par le contact. Mais dans les cas rares où une sirène s’évanouit en perles d’écumes, son chant, ses souvenirs regagnent l’océan. C’est une belle façon de disparaître. Notre mémoire nous survit au travers des ondines.
— Ta grand-mère n’a pas fait les frais d’un odieux chantage, insista Malika. Les ondines voulaient seulement retrouver une des leurs, tout en glanant un témoignage de la vie sur terre.
Océane finit par acquiescer, mais elle n’était plus si sûre d’aimer les ondines. Elle réalisa sombrement que nulle créature n’était parfaite. Qu’il s’agisse des Hommes, des Dragons ou des Sirènes, chacun avait ses qualités et ses défauts, même si à cet instant elle avait beaucoup de mal à trouver des qualités à sa race.
— Elle ne reviennent que rarement à la surface, expliqua Jeanine. Seulement pour séduire un homme égaré et s’accoupler… Il paraît qu’elles adorent le Vendée globe !
Le commentaire fit glousser les femmes autour de la table.
Diane fit soudain irruption dans la partie cuisine, la ficelle enroulée autour de ses doigts. Elle se dirigea aussitôt vers Océane pour s’asseoir sur ses genoux.
— Tu ne joues plus avec Chatpitre ? lui demanda doucement Malika.
La petite fit non de la tête. Son regard, si lumineux un peu plus tôt, était de nouveau terne, triste.
— Chapitre ? questionna Océane.
— C’est le nom du chat, il ne tient pas en place deux minutes sans faire de bêtises… C’est pour ça qu’il n’y a plus de bibelots ! répondit Louane en souriant. Et encore, t’as pas entendu le nom des poules de ma mère : Swimmingpoule et Deadpoule !
Les noms firent sourire la tablée.
— Tu vas nous laisser entendre ta petite voix maintenant que ta sœur est éveillée ?
Elle nia de nouveau d’un mouvement de tête.
— Elle n’a pas parlé depuis hier ? s’inquiéta son aînée.
— Non… répondit sombrement Daphné. Ils ont tellement insisté pour qu’elle chante… Ils l’ont fait hurler de douleur. Ils espéraient me faire craquer ou Oma.
Une vague de chaleur traversa Océane. Sa sœur fit la moue.
— Va falloir que t’apprennes à maîtriser ta colère, même quand on parle de ça, commenta-t-elle. Ces yeux-là, je pense que n’importe qui peut les voir…
— Tu crois ?
La jeune interne prit son téléphone portable.
— On va vite le savoir…
Elle prit une photo avant de présenter l’écran à son modèle. Si ses yeux draconiques ne pouvaient être vus des hommes ni être capturés par une caméra, son regard de dragon, lui, était bien visible. Se voir ainsi sur une photo était étrange pour Océane. Elle se calma.
— Je ferai plus attention…
— Pour ce qui est de ta sœur, il n’est pas impossible qu’elle ait des microdéchirures des cordes vocales, mais elle devrait être capable de parler… Il faudra peut-être consulter une ORL…
— On verra, coupa Océane qui avait maintenant les médecins en horreur. Mais si elle ne veut pas parler, je ne la forcerai pas non plus.
La conversation s’orienta ensuite sur le retour au domicile. Malgré l’offre sincère de Malika pour les héberger aussi longtemps qu’elles le souhaitaient, Océane voulait rentrer et reprendre sa vie en main, songeant que plus elles tarderaient à rentrer, plus il serait difficile d’affronter la réalité du quotidien.
Annotations
Versions