Chapitre 55

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Thérèse les raccompagna dès le lendemain. Leurs hôtes leur donnèrent des vêtements propres, ainsi qu’une paire de lunettes effet miroir pour Océane, même si elle savait qu’elle prenait un risque en rentrant, elle ne souhaitait pas non plus attirer davantage d’attention.

Avant de partir, Malika leur donna de quoi manger sur le trajet, elle leur rendit également la robe de leur grand-mère. À force de négociations, elle avait réussi à convaincre Diane de la lui confier ; elle l’avait lavée et séchée. L’enfant s’en empara aussitôt.

Le trajet du retour fut long, mais Thérèse d’un naturel bavard, leur fit la conversation, parlant des sirènes, des dragons, de son passé, de tout et de rien.

Alors que la conductrice évoquait un ancien amour avec un drac, piquée de curiosité Océane ne put s’empêcher de poser une question.

— Le chant de libération des dragons, c’est un chant humain ou un chant avec la Voix des Abysses ? Tu… tu n’es pas obligée de répondre…

Son interlocutrice lui adressa un regard bienveillant avant de se tourner de nouveau vers la route.

— Je n’ai jamais eu l’occasion de libérer qui que ce soit… J’avais trop peur des conséquences. Mais il peut s’agir de l’un ou de l’autre.

La réponse intrigua Océane.

— Peur des conséquences ?

— Oh, ma chère… Tu n’es pas la première à avoir été libérée. En revanche, tu es une des rares à avoir pris la défense des nôtres ! Le cœur d’un dragon est difficile à atteindre, le libérer sans être sûr de le posséder c’est prendre le risque de s’exposer à leur monde.

— Pourquoi ne pas faire savoir qu’il faut être aimé pour être libéré alors ?

— Ah, la candeur de la jeunesse ! soupira Thérèse en souriant. Tu ne penses pas que nous avons maintes fois essayé ? Ne le prends pas personnellement, mais les dragons ont la tête dure ! Que leur liberté repose sur quelque chose de si simple et en même temps si difficile à obtenir est difficilement concevable. D’autant que pour nous, ce n’est pas si facile, on ne peut forcer un sentiment. On peut être convaincue d’aimer, mais la peur de ne pas être aimé en retour ou d’être manipulée va forcément altérer les émotions de notre chant…

Toutes ces tortures infligées à toutes ces femmes pour rien… songea amèrement Océane.

— Est-ce que… est-ce que j’ai le droit de le faire savoir ? Pour le chant ? Je veux dire, pas moi personnellement, mais avec internet on peut partager beaucoup de choses ! Si ça peut éviter des souffrances inutiles…

Si Diane dormait à poings fermés, Daphné, elle, suivait la conversation. Son regard croisa celui de son aînée dans le miroir du pare-soleil. L’adolescente acquiesça d’un léger hochement de tête, rassurant Océane qui avait peur que sa demande ne soit mal interprétée. Thérèse mit plus de temps à répondre, mais sa réponse fut la même que l’adolescente.

— Pourquoi pas… Cela n’empêchera pas les manipulations pour être libéré, mais cela réduira peut-être les risques de se retrouver dans la même situation que ta famille…

Après un court silence, Océane reprit la parole, s’adressant cette fois à sa cadette.

— Je sais que tu n’as pas beaucoup de souvenirs, mais est-ce que tu sais si maman… ?

La jeune fille se rapprocha du siège avant.

— Franchement ? Je ne sais pas… Papa n’avait qu’un seul œil comme les tiens et je ne l’ai jamais vraiment vu s’énerver, donc bon…

Le cœur battant, Océane posa une question qui l’intriguait depuis longtemps.

— Est-ce que tu te rappelles de la couleur de son halo dans l’iris ?

Sa sœur eut un sourire triste, mais elle semblait néanmoins ravie d’apporter une réponse à son aînée.

— Doré, comme toi ! C’était son œil gauche.

Une émotion étrange serra la poitrine de la jeune femme. Elle était heureuse de pouvoir parler si librement de ces choses-là avec sa sœur, mais elle regrettait amèrement d’avoir dû traverser tant d’épreuves pour y arriver.

Daphné se pinça les lèvres, puis reprit la parole avec hésitation, comme craignant d’offenser sa sœur.

— Tu sais, j’ai peu de souvenirs à moi de papa et maman, mais j’en ai quand même plein. Peut-être plus que toi…

Océane se tourna sur son siège, intriguée.

— Oma, répondit Daphné à la question silencieuse de sa sœur. Elle m’a transmit beaucoup de souvenirs : leur mariage, toi dans les bras de papa à ta naissance, puis moi. Mais aussi des souvenirs de maman plus jeune, avant de rencontrer papa… J’ai aussi des souvenirs de la jeunesse d’Oma, de sa mère, de sa grand-mère…

Les yeux d’Océane s’écarquillèrent d’émerveillement.

— Tu ne m’en veux pas, hein ? demanda Daphné en se mordant les lèvres.

— T’en vouloir ? Mais pourquoi ? J’admets être un peu, voire même, très jalouse, mais je suis surtout ravie pour toi ! Et Diane alors ?

Soulagée par la réaction de son aînée, la jeune fille lui offrit un sourire plus franc.

— Elle en a quelques-uns, mais pas autant. Elle connaît le visage et la voix de nos parents, mais elle est encore trop jeune pour recevoir d’autres vestiges… C’est comme ça qu’on appelle les souvenirs d’une personne décédée. Même moi, je ne devrais pas en avoir autant, mais Oma avait peur que sa mémoire lui fasse défaut avec le temps. Elle a préféré me partager tout ça il y a deux ans.

Océane se remit droite face à la route, fascinée par ce don merveilleux que possédait sa sœur.

— C’est pas juste ! Pourquoi je suis pas une sirène moi aussi ? C’est nul les dragons !

La question fit rire Thérèse et sa sœur.

— Toi tu peux voler et cracher du feu ! tenta Daphné.

— Et voir le vent.

— Oh ! Sérieux ?

La jeune femme acquiesça.

— Oui, mais bon… Tout ça, c’est seulement sous mon autre forme…

— C’est quand même cool aussi ! Les conditions n’étaient pas terribles, mais c’était fou de voler sur ton dos !

— Moi je t’ai aperçue dans le ciel, ajouta Thérèse. J’ai failli finir dans le fossé avec Jeanine tant j’étais ébahie. Tu étais majestueuse…

Les mots touchèrent Océane, même si elle n’en enviait pas moins le don de mémoire des sirènes.

Après huit longues heures de trajet, elles arrivèrent finalement en bas de leur immeuble. La boule au ventre, Océane fut la première à sortir du véhicule. Comment son monde avait-il pu être si chamboulé en deux jours ? Une fois détachée, Diane se précipita à ses côtés, s’emparant hâtivement de sa main.

Suivies de sa cadette et de Thérèse, elles pénétrèrent dans l’immeuble en tapant le digicode à l’entrée.

Ne sachant pas à quoi elle devait s’attendre lorsqu’elle était partie avec Maxime, mais redoutant le pire, elle avait laissé ses papiers ainsi que son téléphone chez elle. Quant aux clefs de l’appartement, elle les avait mises dans une enveloppe qu’elle avait glissée dans la boîte aux lettres. La petite clef avait certainement fondu avec le reste de son sac à main, aussi essaya-t-elle de glisser la main dans l’interstice. Après quelques vaines tentatives, suivi de l’échec de ses sœurs, Océane soupira.

— Peut-être que le gardien pourr…

La proposition de Daphné mourut dans sa gorge quand les yeux de son aînée changèrent, puis qu’elle força la porte métallique de la petite boîte.

— Le gardien pourra changer la porte, quelqu’un la vandalisée, c’est inadmissible ! compléta la jeune femme d’un ton faussement offusqué qui amusa sa sœur.

Lorsqu’elles en franchirent le seuil, l’appartement était tel qu’Océane l’avait laissé. Rien n’avait changé et pourtant, rien ne serait plus jamais pareil, à commencer par l’absence d’Anika.

Daphné se précipita sur son téléphone laissé sur la table du salon. Elle grimaça en voyant les fissures sur l’écran, puis elle s’empara également de celui de son aînée. N’ayant rien à cacher, Océane la laissa faire ; sans doute que de replonger dans ses habitudes aidait sa sœur à dépasser son traumatisme.

Diane, quant à elle, fixait les plantes du salon avec tristesse.

— Je te donne de l’eau et tu les arroses ? Tu sais faire ? proposa doucement Océane.

La petite hocha la tête.

Suivies de Thérèse qui s’émerveillait de toutes les plantes et fleurs ornant le salon, elles se dirigèrent vers la cuisine. La jeune femme eut une nouvelle pensée chaleureuse pour Maxime. La pièce était propre, rangée, rien ne laissait présager le drame qui s’y était produit et cela la réconforta plus qu’elle ne l’aurait imaginé. L’air ailleurs, Daphné passa une main sur la table, elle aussi semblait soulagée de trouver la pièce ainsi.

— C’est toi qui…? demanda-t-elle d’une petite voix.

Elle secoua doucement la tête.

— Maxime.

Elles s’assirent autour de la table, Océane remplit un petit arrosoir pour sa sœur, puis prépara du thé avant de s’installer à la place d’Anika. Les émotions étaient palpables autour de la table. Même si elle avait les yeux rivés sur les écrans, la jambe de Daphné tressautait trahissant son mal-être.

Thérèse finit par prendre la parole avec calme, le timbre rocailleux de sa voix avait quelque chose d’apaisant. Elle expliqua à Océane que plusieurs personnes allaient prendre contact avec elle, notamment des médecins, des pompes funèbres et une psychologue.

— Comment ? Tu les as déjà contactées ?

— Oui, les infrasons circulent vite et sur de grandes distances. Je ne suis pas aussi douée que l’était votre grand-mère, mais mon message était clair.

Après quelques autres explications, la retraitée se leva pour annoncer son départ. Océane insista pour qu’elle reste la nuit, mais elle refusa. Soupçonnant sa peur d’être mêlée à leurs histoires, elle finit par renoncer à la retenir, lui faisant promettre de lui envoyer un message une fois rentrée.

— Je n’y manquerai pas, ma chère !

Elle dévisagea la jeune femme un instant.

— Une dragonne, c’est déjà pas ordinaire, mais une qui défend les sirènes ! Tu vas devenir très populaire chez nous !

Les priant de prendre soin les unes des autres, elle quitta l’appartement pour reprendre la route. Daphné se détourna de l’entrée pour s’engager dans le couloir.

— Tu as entendu son message ? questionna Océane en suivant sa cadette.

— Hum hum… acquiesça l’adolescente, les yeux rivés sur le téléphone de sa sœur.

— Qu’est-ce qu’il disait ?

Sa sœur s’arrêta en levant les yeux vers elle.

— Ce n’est pas vraiment un langage fait de phrases, répondit-elle en choisissant ses mots. C’est plus un langage conceptuel et émotionnel. Avec des variations de fréquences, il est possible d’épeler un mot, mais c’est rarement utilisé… Grosso modo, elle a renvoyé l’appel à l’aide de Oma et épelé ton nom et prénom. J’ai perçu beaucoup de réponses positives. J’ai reconnu l’écho de Dr Bozar, je ne serais pas étonné qu’elle vienne dans la soirée ! La banquière de Oma aussi a répondu qu’elle aiderait…

Océane écoutait sa sœur, impressionnée. Émue qu’un si grand nombre de femmes répondent à l’appel. En revanche, même si ce n’était pas si étonnant, elle fut surprise d’apprendre que leur médecin traitant était une des leurs. Sa sœur reprit la marche vers ce qui se révéla être la chambre de leur grand-mère. Elle ouvrit la porte en grand avant de se tourner vers son aînée.

— On fait quoi de tout ça ?

Malgré la fenêtre entrouverte pour aérer, l’air était toujours imprégné du parfum de leur aïeul. L’ordre et la discipline, si chères à leur grand-mère étaient visibles à chaque recoin de la pièce. Le lit était impeccablement fait au carré, recouvert d’un dessus de lit brodé. Sur la commode, la boîte à maquillage immaculée trônait à côté d’un coffret à bijoux entrouvert, révélant ses trésors. Tout était propre, chaque objet était à sa place, rangé avec une précision presque militaire, renforçant l’impression d’harmonie. Océane soupira.

— Oma ne voulait pas devenir un tabou, je ne pense pas qu’elle apprécierait non plus que l’on fasse de sa chambre un sanctuaire intouchable.

Daphné semblait d’accord. Elle pénétra dans la chambre et s’approcha de la patère vers la fenêtre, elle en décrocha le peignoir pour le porter à visage, le sentir. Un triste sourire étira ses lèvres tandis qu’une larme s’échappait de ses yeux.

— Elle me manque déjà… murmura-t-elle dans un sanglot, enfouissant son nez dans le vêtement.

— Je sais… moi aussi… répondit doucement Océane en entrant à son tour dans la pièce. Cette semaine, on fera le tri de ce que l’on garde et de ce que l’on donne. À moins que tu ne la veuilles, je rangerai mes affaires dans cette chambre après.

Daphné essuya ses joues en reniflant.

— Tu peux la prendre, ma chambre me convient.

— Bien, je vais préparer à manger, je meurs de faim !

Sa sœur gloussa malgré elle.

— T’as tout le temps faim !

Elles se mirent à trois pour préparer le repas, pendant qu’une playlist de Marlene Dietrich résonnait dans l’appartement. Dans son empressement, Diane échappa un œuf par terre, ce qui entraîna un débat entre les deux aînées sur le meilleur moyen de le ramasser. Soutenue par une recherche internet, Daphné finit par recouvrir l’œuf de sel.

— T’as bien pris du sel et pas du sucre ? plaisanta Océane.

Sa cadette lui lança une œillade moqueuse.

— Oui, j’ai goûté avant pour être sûre !

L’interphone sonna, les faisant toutes sursauter. La tension était palpable.

— J’y vais, annonça la jeune femme en essayant de prendre un ton léger.

Comme l’avait prédit sa sœur, il s’agissait de leur médecin. Celle-ci recula d’un pas quand Océane lui ouvrit la porte et croisa son regard.

— Incroyable… murmura-t-elle.

Ses sœurs acceptèrent de finir de préparer le repas pendant qu’Océane faisait un résumé de tout ce qui s’était passé, mentionnant également son baptême et les examens subis. La doctoresse était horrifiée. Elle eut beaucoup de mal à contenir ses émotions en apprenant les sévices infligés par les Jorique, une larme lui échappa malgré tout lorsque le décès d’Anika fut évoqué.

— Et tu as réussi à prendre une forme de dragon ? Réellement ?

Daphné qui les avait rejointes, s’approcha du médecin et posa doucement son front contre le sien. Lorsqu’elle s’éloigna, le regard de Dr Bozard était ébahi, mais aussi terrifié. Sans doute Daphné avait-elle partagé plus que quelques images d’elle en tenue d’écailles.

— Tout ce que je pourrais faire pour vous aider, je le ferai ! À commencer par vous réexaminer !

Elle ausculta les blessures des trois filles, fit quelques ordonnances, un arrêt de travail d’un mois pour Océane ainsi qu’un certificat médical de trois semaines pour l’école de Daphné et de Diane.

— Vous avez besoin de vous reposer et de prendre soin de vous…

— Mais on a aussi besoin d’argent ! commenta Océane en regardant le document qui la concernait, elle le tendit à la doctoresse. De mon côté, je retourne travailler dès demain !

Contre toute attente, la médecin la toisa avant de reprendre la parole avec bienveillance, mais fermeté.

— Mademoiselle Dalanoué, même si vous êtes capable de vous faire pousser des écailles, c’est moi le médecin ici ! Vous avez besoin de repos ! D’autant que vous allez avoir besoin d’être disponible pour les divers rendez-vous à venir ; je pourrais vous aider et vous accompagner pour certains comme le funérarium et la mairie pour les déclarations… Mais les autres, il faudra vous en occuper vous-même.

Voyant que sa patiente allait répliquer, elle s’adoucit.

— Je connaissais bien Anika, elle aura sûrement prévu une assurance vie ou quelque chose pour ne pas vous laisser sans rien. Et sache que si tu es sous contrat, tu seras tout de même indemnisée.

L’heure qui suivit, le Dr Bozard leur expliqua les démarches à venir et surtout, vers qui se tourner pour être entre de bonnes mains. Enfin, elles convinrent d’une histoire ensemble, pour justifier le décès d’Anika et les marques les plus visibles sur leurs corps : un accident de voiture lié à la vétusté et à la perte de contrôle du véhicule. Diane, mal attachée, aurait subit plus de blessures, les brûlures des filles était dues au liquide de batterie, les entailles causées par les débris de verre du pare-brise et des fenêtres, l’ecchymose d’Océane causée par la ceinture.

— Même si les vraies marques de ceintures sont différentes, personne n’ira vérifier.

Océane acquiesça avec Daphné, même si cette histoire ne lui plaisait pas, rappelant sombrement celle de l’homme armé.

— Et pour l’absence des ongles ? De doigts… ? demanda doucement Daphné.

La doctoresse soupira.

— La puissance du choc peut entraîner la chute des ongles… Honnêtement, je ne pense pas que qui ce soit sera assez indiscret pour aller jusque-là ! Quant aux doigts de la puce… un morceau de verre malencontreux ?

Elle semblait émotionnellement éprouvée face à de telles épreuves infligées à des filles si jeunes. Océane lui proposa de rester manger, mais la médecin refusa. Elle rentra chez elle, insistant sur le fait qu’elle restait disponible au moindre besoin.

Se retrouvant finalement seules, Océane et ses sœurs s’efforcèrent de reprendre leurs habitudes.

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