Chapitre 37
Ce service de nuit parut particulièrement long à Océane, le manque d’amabilité et la forte alcoolémie de certains clients n’y furent pas étrangers.
Elle fut particulièrement heureuse de quitter son poste au petit matin. Sa grand-mère et ses sœurs s’étaient inquiétées pour sa sécurité lorsqu’elle leur avait expliqué qu’en raison de l’absence de bus si tôt le matin, il lui fallait rentrer à pied. Elle les avait rapidement détrompées, les rues à cette heure étaient quasiment désertes. Les rares âmes qu’elle rencontrait étaient soit trop imbibées de substances pour réaliser sa présence, soit encore à moitié endormies, sur le chemin du travail. Elle-même ne prêtait guère attention aux rares personnes qu’elle croisait, elle n’avait qu’une envie : rejoindre son lit.
Ce matin-là, malgré la fatigue, ses pensées ne la laissaient pas tranquille. Les multiples informations qu’elle avait obtenues d’Alexandre formaient un puzzle dont elle n’aimait pas l’apparence. Découvrir que son père avait été un drac mal-formé avait déjà été un choc, mais sa grand-mère, sa mère et même ses sœurs, des sirènes ? Non, c’était de la folie ! Pourtant, cela concordait avec tant de choses qu’elle avait vu sans voir jusqu’à présent, cela expliquait même leurs réactions à ses yeux sans lentilles. Restait une question, qui l’avait libérée ? Elle songea aussitôt à sa mère, elle chantonnait souvent, mais elle chantait tout et n’importe quoi, même les jingles de pub qu’elle trouvait accrocheur ! En revanche, elle n’avait pas le moindre souvenir d’un quelconque chant aux paroles anciennes ou étranges. Oma ? Non, les rares fois où elle l’entendait chanter, c’était les paroles de vieilles chansons allemandes…
Ou alors, elle se trompait complètement et il n’y avait aucune sirène dans sa famille ; le fait même d’être une femme, une exception au sein des dragons lui offrait des caractéristiques différentes.
Alors qu’elle se rapprochait de chez elle, elle décida de mettre ces folles théories de côté, de toute façon elle n’avait aucun moyen de les vérifier. Et quand bien même elle essayerait d’en faire part à sa grand-mère, elle risquait de perdre toute crédibilité à ses yeux… comme celle-ci pouvait nier, la relation entre les dragons et les sirènes n’étant clairement pas la plus propice aux confidences.
Un foyer plongé dans le silence et le sommeil l’accueillit à son retour. Elle se doucha rapidement, pestant contre l’odeur de friture qui semblait ne pas vouloir la quitter, avant de se glisser dans les draps et de s’endormir.
Lorsqu’elle pénétra dans la cuisine peu après midi, sa famille finissait tout juste de manger. Elle hésita un instant avant de finalement se servir une assiette du repas du midi, son appétit réclamant plus qu’un thé et des tartines pour être assouvi.
Diane aida Anika à débarrasser la table, puis partit regarder la télé dans le salon. Daphné, quant à elle, s’installa face à son aînée et la dévisagea avec un sourire goguenard. Lorsque le regard de sa sœur devint trop dur à éviter, elle soupira et l’affronta.
— Est-ce que je peux déjeuner tranquille avant de me faire assaillir de questions ?
— Mais tout à fait, très chère ! répondit sa cadette avec sérieux. Vous noterez notre silence religieux pendant que madame consomme ses denrées !
Océane manqua de s’étouffer avec un morceau de viande.
— Laisse ta sœur manger, Daphné… réprimanda doucement Anika en sirotant son thé.
L’intéressée se laissa retomber contre son dossier, non sans exprimer son mécontentement en soufflant de manière exagérée. Elle prit son téléphone et se mit à scroller, jetant ponctuellement des œillades à sa sœur pour voir où elle en était dans son repas.
Reconnaissante envers sa grand-mère, Océane put profiter d’un petit-déjeuner relativement calme, même si elle savait qu’elle ne pourrait pas quitter la table sans avoir fait un compte-rendu détaillé de son après-midi de la veille.
Ce temps de répit lui permit de faire également le point sur ce qu’elle avait appris et sur les spéculations qu’elle avait commencé à formuler en rentrant. Dire que depuis le début, je culpabilise de leur cacher des choses, alors qu’elles le font peut-être depuis toujours ! pensa-t-elle sombrement. Ce qui l’ennuyait, c’était ce « peut-être » qu’elle n’avait aucun moyen de vérifier, ce « peut-être » qui faisait la différence entre secrets de famille et paranoïa. C’était d’ailleurs ce dernier point qui la tourmentait le plus. Sa famille était tout ce qui lui restait pour donner un sens à sa vie, elle ne voulait pas avoir à douter de ses sœurs ou de sa grand-mère. C’était pourtant ce qu’elle faisait à chaque interaction depuis plusieurs jours, empoisonnant délicatement, mais indéniablement ses sentiments et ses relations avec ses proches.
Si seulement je ne m’étais jamais brûlée… songea-t-elle amère et lasse.
— Est-ce que ça va, Schatz ? s’enquit Anika.
Océane leva les yeux vers sa grand-mère, celle-ci la regardait avec une inquiétude qui semblait sincère.
Constatant que, là encore, elle ne pouvait s’empêcher d’analyser et de douter même d’une question si simple, Océane ressentit un pincement dans la poitrine, une douleur fine, mais aiguë qui lui donna envie de pleurer.
— Trésor, est-ce que tout va bien ? s’inquiéta sa grand-mère en posant sa tasse.
Daphné releva elle aussi les yeux de son téléphone et dévisagea son aînée avec curiosité.
Ne voulant pas céder à ses émotions, elle ferma les yeux, prit une profonde inspiration avant d’expirer.
— Oui, désolée, la nuit a été longue… Je me suis trompée sur deux grosses commandes, la machine à glace était en panne, ce qui a contrarié un bon nombre de clients, un mec bourré a vomi sur une des tables… Bref, je vous passe les détails… J’ai hâte d’y retourner ce soir…
À défaut de pouvoir leur dire ce qui n’allait vraiment pas, au moins pouvait-elle se plaindre un peu de son travail. Si Anika se montra compatissante, Daphné fut beaucoup plus pragmatique : elle n’avait qu’à quitter ce job et en prendre un autre, ce n’était pas les petits boulots qui manquaient ! La conversation s’étira tandis qu’Océane débarrassait la table et faisait la vaisselle. Elle se prépara un café et se rassit face à sa sœur.
— De toute façon, pour l’instant, je n’ai pas tellement le choix ! finit-elle par conclure. Et si une meilleure opportunité se présente, j’y réfléchirai.
Le téléphone d’Océane vibra, tandis que Diane revenait dans la cuisine, munie d’une feuille et d’une pochette de feutres.
— C’est qui ? demanda Daphné, ostensiblement indiscrète, elle-même à nouveau plongée sur son propre smartphone.
La benjamine se fraya une place sur les genoux d’Océane qui dut faire attention à ne pas être éborgnée par les gestes maladroits de sa sœur, tout en jetant un œil au message qu’elle venait de recevoir.
— Aïe ! Attention avec ta tête, pitchoune ! C’est mon menton juste derrière… C’est un message de Sonia, elle veut savoir si c’est toujours bon pour se voir aujourd’hui.
Il y a longtemps qu’Océane ne se formalisait plus des questions de sa sœur, d’autant que cette dernière acceptait le même traitement en retour. En revanche, lorsqu’elle vit les commissures de ses lèvres s’étirer et son portable être reposé sur la table, elle sut qu’elle avait commis une erreur.
— En parlant de Sonia… commença-t-elle d’une voix mielleuse. Tu n’as rien à nous dire concernant son cher cousin ? Alexandre, c’est ça ? Al, pour les intimes ? Ou bien est-ce Alex ? Alors, il embrasse bien ?
Les questions firent rire la petite, tandis qu’un sourire malicieux apparaissait sur le visage de sa grand-mère.
Si elle avait encore des incertitudes sur la sincérité de leur intérêt à son égard, la curiosité maladive de sa cadette était réelle sans l’ombre d’un doute. Elle soupira, incapable de prendre la fuite par la présence de sa sœur sur ses genoux.
— On ne s’est pas embrassé ! Pour la énième fois, ce n’était pas un rencard !
La déception se lut sur les traits de la cadette.
— Bah vous avez fait quoi alors ?
— Rien ! s’esclaffa Océane. On a juste discuté entre amis.
— En fait, il n’est pas beau, donc tu lui as mis un vent quand il a essayé de t’embrasser, c’est ça ?
Elle se sentit un peu gênée en se remémorant la façon dont elle s’était empressée de lui faire la bise avant qu’il ait la moindre chance de tenter quoi que ce soit.
— Non, ça n’a rien à voir, se défendit-elle calmement.
— Prouve-le !
D’une façon ou d’une autre, Daphné finissait toujours par obtenir les informations qu’elle voulait et depuis leur dernière conversation, elle insistait pour savoir à quoi ressemblait le prétendant de sa sœur. Résignée, Océane sélectionna la conversation avec Alexandre sur son téléphone et ouvrit le selfie qu’il lui avait envoyé. Elle ne put s’empêcher de rougir un peu en voyant la photo. Elle hésita puis tendit son cellulaire, songeant qu’il valait mieux qu’elle le découvre ainsi plutôt qu’en la suivant lors d’un prochain rendez-vous. S’il y en a un…
Si elle espéra calmer les ardeurs de sa sœur avec cette photo, ce fut tout l’inverse qui arriva. Même Anika ne put retenir une exclamation admirative lorsque Daphné consentit enfin à lui montrer la photo.
— J’espère sincèrement que tu ne lui as pas mis un vent ! Un canon comme ça ! C’est simple, si ça arrive, tu n’es plus ma sœur !
Océane gloussa, tandis que sa cadette zoomait sur la photo, l’analysant dans les moindres détails.
— Oh, ce sourire ! Oma, t’as vu ces muscles ?
La grand-mère acquiesça en sirotant son thé.
— Ça me rappelle le bon vieux temps… J’ai aussi eu mon lot de beaux garçons…
Alors qu’elle répondait à un interrogatoire serré, son téléphone vibra à nouveau, dépossédée de son bien, elle demanda à sa sœur de lui lire.
— C’est qui ? demanda-t-elle en regardant le dessin que Diane lui montrait.
— Hum… Sonia : elle propose d’aller à la piscine plutôt qu’au centre commercial ? Je lui réponds quoi ?
— Dis-lui que je suis d’accord…
L’adolescente tapa le message avec une vitesse impressionnante avant de revenir à la photo.
— Je peux récupérer mon téléphone ?
— Tu m’envoies la photo ? Steuplait ! supplia Daphné sous le regard moqueur d’Anika.
— Non.
— Encore une minute alors !
Espérant retrouver un peu de calme en se montrant conciliante, elle accepta en roulant des yeux avant de s’emparer d’un feutre que lui tendait Diane pour qu’elle dessine avec elle.
Le téléphone vibra à nouveau.
— Sonia a encore changé d’avis ? demanda-t-elle sans prêter une grande attention.
Seul un silence dangereux lui répondit. Craignant le pire, elle leva un regard horrifié sur sa cadette.
Jamais elle ne l’avait vu avec les yeux aussi exorbités d’excitation ni avec un sourire aussi dément. Quel que soit le message qu’Océane avait reçu, à cet instant, il représentait le Graal pour Daphné.
— Donne-moi ça !
D’un geste vif, elle tenta de reprendre son téléphone, mais sa sœur fut plus rapide et le mit hors de portée avant de le montrer à leur grand-mère.
— Rends-le à ta s…
Anika s’interrompit en lisant le message et se mordit les lèvres.
— Rends-le à ta sœur, finit-elle par dire avec un air faussement autoritaire qui ne trompa personne.
D’un geste altier, l’adolescente s’exécuta, permettant enfin à la destinataire de lire les mots qui lui étaient adressés.
« Salut Océane ! J’espère que tu vas bien ? Je voulais juste m’assurer que ton service de nuit s’était bien passé et que tu ne m’en voulais pas trop de ne pas t’avoir embrassé avant de partir… Me laisseras-tu une occasion de me racheter ? PS : Tu étais ravissante dans cette robe. »
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