1. Rendez-vous à Las Vegas
Je composais le numéro des taxis de la ville quand deux bras s’enroulèrent autour de ma taille. Je sursautai comme un gamin pris en flagrant délit de bêtise tandis que mes mains enveloppaient déjà celles de ma belle qui ronronnait contre mon dos, la voix encore ensommeillée. Je souris, attendri et heureux de sentir encore la chaleur de sa peau.
— Tu allais partir comme un voleur ? ironisa-t-elle en posant son menton sur mon épaule.
Shit ! Le papier ! Elle ne devait surtout pas le voir.
Pour toute réponse, je me tournai vers elle, entamai une discrète marche arrière alors que mes doigts entouraient sa mâchoire et que nos regards s’accrochaient. Ses paupières se baissèrent quand je me penchai vers ses lèvres pour l’embrasser avec passion.
Mes ongles effleuraient sa peau, pendant que ma main libre tâtonnait sur le plan de travail, derrière moi, à la recherche du maudit mot.
— Lukas ? Qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta ma princesse en mettant fin à notre baiser.
Les sourcils froncés, intriguée, elle se tortillait pour voir ce que j’essayais de cacher. Agacée par ma résistance, elle rompit brusquement notre étreinte et se jeta sur la feuille griffonnée.
Un coup d’œil suffit pour que l’expression de tout son corps change, que l’atmosphère se charge d’électricité. Elle s’écarta, tendue comme une corde, une fine ligne à la place de la bouche. Ses narines gonflaient à chaque inspiration et ses épaules s’affaissaient lorsqu’elle expirait. La tempête allait éclater. Je pinçai les lèvres, regardai mes pieds.
— Dis-moi que c’est une plaisanterie, Lukas, exigea-t-elle, un sanglot dans la voix.
Je n’osai pas lever les yeux. Je ne voulais pas voir sa colère, et encore moins sa détresse. Elle insista, à peine audible, le bout des doigts serrés sur le bord de la feuille qu’elle secouait dans ma direction :
— Tu es venu jusqu’ici pour t’amuser une nouvelle fois à mes dépens ? s’indigna-t-elle.
Je secouais la tête, incapable de prononcer la moindre excuse, même pas un semblant d’explication.
— Cette semaine n’était donc qu’un mensonge, une illusion ? s’indigna-t-elle en grimaçant.
Nos regards se croisèrent enfin. Des cernes noirs assombrissaient encore son visage défiguré par la douleur. Elle fit volte-face et se dirigea vers le couloir.
Je me précipitai à sa suite, marchai sur les quelques lignes abandonnées sur le carrelage et parvins à la rattraper de justesse en saisissant son poignet.
— Non, non. Non, Carly ! Attends.
Je l’attirai dans mes bras, la serrai, nous berçai, bécotai son front, encore et encore, en murmurant :
— Pardon, pardon, je te demande pardon. Je suis désolé, je n’aurai pas dû. Tu dormais si bien. Je n’ai pas réfléchi. Pardonne-moi, ma chérie.
Ses mains sur ma poitrine faisaient barrage, maintenaient une distance entre nous, comme si elle se tenait prête à me repousser.
Un reniflement me répondit. Suivi de hoquets. Elle pleurait. Mon cœur se fendit, j'aurais voulu endurer cette souffrance à sa place, puisque j’en étais à l’origine.
— Non, Carly, tu te trompes, la rassurai-je. Je ne suis pas venu ici pour jouer. Tout ce que je t’ai dit était vrai, sincère. Et c’est toujours le cas. Tu ne peux pas imaginer à quel point je regrette de m’être autant voilé la face en France. D’avoir ignoré mes sentiments, ceux que je ressentais, pour toi. Je te le prouverai quand tu me rejoindras. C’est une promesse, Carly.
Je l’obligeai à me regarder, les mains autour de son visage, avant de l’embrasser, le cœur gonflé de reconnaissance pour l’affection qu’elle me portait.
Pourtant, je n'étais pas tranquille. Comment lui rappeler sans la blesser davantage que mon heure de vol allait être dépassée ? Avec une voix douce, mais pressante, peut-être :
— Ma chérie. Nous devons y aller.
*****
Mon pilote s’était chargé des obligations administratives. Ne me restaient plus qu’à passer la douane et présenter mes bagages à mains : la sacoche avec l’ordinateur et la valise cabine dans laquelle j’avais regroupé mes quelques affaires à la va-vite.
Mais avant tout, il me fallait quitter Carly. Son visage était fermé, ses yeux cerclés de noir masquaient l’étincelle de bonheur qui y avait brillé toute la semaine. Elle me sourit, mais je sentais bien que le cœur n’y est pas. Le mien était serré. J’angoissais.
— Viens là, murmurai-je en m’emparant de ses mains pour la rapprocher et la serrer dans mes bras.
Il pouvait arriver n’importe quoi pendant ces quelques mois. Elle pouvait rencontrer quelqu’un d’autre. Un type qui lui proposerait une relation moins compliquée, moins éloignée. Mickey ! S'il s’incrustait et la convainquait d’annuler son voyage à Las Vegas. S’il se déplacait comme je venais de le faire, elle lui confierait mon gîte, à moins que lui ai droit à...
Je devais cesser de divaguer, après tout, je suis irremplaçable et elle n’est pas de ses femmes qui sautent sur tout ce qui bouge. J’ai confiance en elle.
Mon téléphone vibra dans ma poche. Ma poupée tressaillit. Sans aucun doute s’impatientait-on à l’intérieur du jet.
— Carly…
— Oui, je sais, tu dois y aller, répondit-elle d’une voix morne alors que ses épaules s’abaissaient mollement. Je suis heureuse que tu sois venu me voir. Merci.
Mes tripes se tordirent à l’idée de partir et m’empêchèrent d’apprécier ces paroles rassurantes. Mon cœur éclatait en mille morceaux. J’embrassai cette femme comme si c’était la dernière fois, comme si la profondeur de notre baiser pouvait emporter une partie d’elle avec moi. Ses doigts dérivèrent jusqu’à ma nuque où ils glissèrent entre mes cheveux et exercèrent une ferme pression. Elle gigotait, tentait en vain de se fondre en moi, appuya désespérément derrière mes omoplates.
Hélas, l’appareil sur ma fesse vibrait maintenant en continue et me ramena à la réalité tandis qu’un raclement de gorge trop proche mit fin à notre étreinte. L’hôtesse, à l’origine du dérangement, opéra un pas vers moi sans me quitter des yeux avant de me faire part de ses attentes :
— Monsieur Sullivan, votre équipage vous attend et nous avons besoin que vous libériez la piste. Je vous prie de bien vouloir m’accompagner sur le tarmac. Maintenant, insista-t-elle quand elle me vit me pencher à nouveau vers Carly.
Ma belle dans mes bras pour un ultime et rapide baiser, je murmurai :
— Regarde les étoiles, ce soir. Rendez-vous à vingt-et-une heures pour toi, il sera dix-huit heures chez moi.
La perturbatrice s’impatientait.
— Donne-moi ton numéro, demandai-je précipitamment. Je t’appellerai.
— Monsieur Sullivan ! trépignait mon chaperon en tailleur.
— Je n’ai rien pour écrire, paniqua Carly en fouillant dans son sac.
— Hey, hey, l’apaisai-je en souriant alors que je serrais ses mains, dis-le moi, je m’en souviendrai.
Elle énuméra les numéros dans l’urgence, sous le regard sévère de la salariée. Je les répétai rapidement, et les coordonnées validées par ma belle, je me détournai à regret pour suivre l’employée de l’aéroport.
Je marquai une pause avant que les murs ne nous séparent définitivement et me retournai pour envoyer un dernier signe de la main à ma poupée. Elle en profita pour m’adresser un baiser volant tandis que l’autre femme me dépassa et s’empara de ma sacoche, de ma valise avant de me précéder. La surprise avait détourné mon attention, et lorsque je cherchai à nouveau ma princesse des yeux, je la repérai plus loin, en route vers le parking.
À très bientôt, ma chérie.
Elda a voulu que je lui explique qui sont ces français que John et moi avons invités et qui vont égayer la maison durant quelques jours. Bien sûr, j'en ai trop dit. À force de questions pertinentes, elle a réussi à me faire parler et ne m'a pas encore lâché.
— Devons-nous nous attendre à un séjour un peu plus long pour la jeune dame et ses enfants ? s'enquiert-elle avec un regard malicieux. Plusieurs mois, peut-être ?
Elle se détourne en s'esclaffant quand je lui envoie un torchon par dessus la table en bois qui nous sépare.
Il est l'heure. J'ai rendez-vous avec Carly sous la Grande Ourse. Nous nous racontons nos longues semaines à peu près toutes les quinzaines, sous la lumière bienveillante de l'astre, en attendant de nous revoir.
Annotations
Versions