4. Summerlin, Canyon Fairways, Lyslodge

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Carly

Des enseignes inconnues défilent de l’autre côté de la vitre quand le désert n’a pas subi de lourdes attaques de béton. Quelques périmètres sableux ont résisté à l’invasion, sûrement pour cause de couche trop épaisse ou fissure, ou autre phénomène sur lequel l’homme n’a pas encore décidé de s’attarder.

Les montagnes nous font face. Une ligne parfaite se dessine tout d’abord à l’horizon, puis peu à peu, alors que la distance s’amenuise, se dévoile une nouvelle haie parfaite, avant que n’apparaissent les premiers reliefs.

— Allons-nous les survoler ? demandé-je, admirative.

— Oui, c’est prévu, sourit Lukas en secouant la tête. Tu vas anéantir toutes les surprises que j’ai prévues, si tu poses trop de questions.

— Tu en as déjà assez de m’entendre ? m’offusqué-je en riant.

Le rire serein et joyeux qu’il laisse échapper m’oblige à quitter la vue des yeux pour admirer son profil. Il semble apaisé, heureux. Est-ce parce qu’il est dans son élément ou notre présence y est-elle pour quelque chose ? Il tourne la tête, m’adresse un clin d’œil et nous averti :

— Accrochez-vous !

La voiture s’élance subitement et nous immobilise contre nos sièges. Lukas tient fermement le volant. Nous dépassons le 4X4 rouge et la Chevrolet en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Un virage serré se profile et se rapproche à vive allure ! Je serre les fesses, m’agrippe au siège alors que je plisse les paupières, mâchoire contractée.

— Ralentis ! Protégez vos têtes ! Crié-je avant de couvrir mes joues de mes mains.

Le crissement des pneus, mon corps projeté contre la portière, combiné au paysage qui se déroule à la vitesse de l’éclair, m’arrachent un hurlement de terreur.

La voiture s’arrête dans un dérapage. Mon sac à main glisse de mes genoux et son contenu s’éparpille autour de mes pieds.

Je suis vivante, mon cœur bat. Très vite. Trop vite.

— Les garçons !

— Wow ! Manman*, c’était génial ! s’écrie Thomas.

Cyril est livide. Il tient de moi, pas téméraire pour un sou. D’ailleurs, il n’est pas un grand fan des parcs d’attraction.

Lukas s’assure qu’il ne va pas recracher son repas dans le bolide puis checke la main de mon ainé avant de se tourner vers moi. Sa paume recouvre mes doigts tandis qu’il s’enquiert de mon état, l’air inquiet.

— Tu aurais pu tous nous tuer, Lukas ! Tu t’es pris pour un pilote de formule 1 ?

— Panni pwoblem, s’amuse-t-il, un sourire éclatant aux lèvres. C’est ma voiture, je la maîtrise.

Son air charmeur ne suffira pas à apaiser les battements de l’organe qui cogne dans ma poitrine.

— Il n’y a pas de flics aux Etats-Unis ? m’énervé-je de plus belle devant tant d’insouciance. Sur une grande route comme celle là ? Tu mériterais uns belle amende et même un retrait de permis !

— C’est bon, je ne le ferai plus. Pardon. Désolé, les gars, s’excuse-t-il auprès de mes fils, avant de changer de sujet. Nous serons bientôt à Summerlin.

Encore tremblante, je quitte mes ballerines trop étroites avec l’espoir de me sentir un peu mieux, un peu moins compressée, un peu moins à l’étroit.

Lukas sifflote l’air d’Avicci « Hey Brother » tandis que je chantonne à côté, en prenant des photos du panorama. Plus loin, des panneaux routiers indiquent une université de sciences, puis, je reconnais le mot école.

— Le domaine s’appelle Lyslodge, nous explique Lukas, parce que le bâtiment principal représente un lys.

Il s’exprime avec fierté, mais je reconnais une note de nostalgie dans le ton qu’il emploie.

— C’est la création de mon père, poursuit-il.

— Pourquoi cette fleur ? m’étonné-je.

— Par rapport aux origines françaises de ma mère, précise notre hôte en m’adressant un clin d’œil, avant de reporter son attention sur la route. Notre gouvernante et le jardinier habitent une maisonnette de la propriété. Ils veillent à l’entretien du manoir et des jardins.

— Ils y vivent toute l’année ? m’assuré-je, médusée.

Lukas acquiesce, concentré sur la route.

— Je croyais qu’Angie, John et toi viviez au casino ?

— En effet. Nous ne venons plus ici qu’occasionnellement. Chaque pièce de cette maison nous rappelle notre lourde perte et les années qui ont suivi. Et puis, nous ne manquons de rien à Las Vegas, nous y trouvons tout ce que nous voulons, à l’heure que nous choisissons. Vous comprendrez, quand vous verrez.

Je n’en suis pas du tout convaincue, mais sa conviction est si belle à voir que je m’abstiens de le contredire. La vie de la femme qui fut une seconde mère pour les trois enfants m’intéresse beaucoup et je cherche à en savoir plus :

— Vos employés vivent ensemble ? D’autres personnes travaillent pour vous ? À Lyslodge, je veux dire.

— Ils sont mariés, oui. Ils se sont rencontrés ici-même, c’est romantique, tu ne trouves pas ? chuchote presque Lukas, penché vers moi, en posant sa main sur la mienne. Vous ferez leur connaissance dans quelques minutes. Nos gardes du corps ont leurs appartements aussi, dans le jardin. Une autre habitation, à côté de celle d’Elda. L’un occupe le rez-de-chaussée, l’autre l’étage.

Des gardes du corps. Lukas envisagerait-il la présidence des Etats-Unis ?

— Angie et toi avez vraiment besoin d’être protégés ? m’éffaré-je. On s’en est déjà pris à vous ?

— Une fois, oui, avoue-t-il en balayant le souvenir de la main, je te raconterai plus tard.

Il accompagne sa promesse d’un clin d’œil et d’un sourire auquel je réponds en me demandant combien d’autres personnes les milliardaires emploient, juste pour ce domaine.

— Nous y sommes, annonce-t-il après un virage en épingle, alors qu’un gigantesque portail noir à deux battants nous barre la route et obstrue toute visibilité.

Grace à un code composé sur son téléphone, Lukas déverrouille la sécurité et les panneaux métalliques s’ouvrent lentement sur une longue allée de gravier blanc, dont les deux côtés sont ornés de vertigineux palmiers. Je les reconnais, ce sont des Phoenix quelque chose, mes préférés. Ces arbres, majestueux, séparent aussi la voie en deux et celle que nous empruntons nous conduit derrière une splendide fontaine, arrosée par deux chérubins. L’œuvre, qui doit bien mesurer un mètre de diamètre cache les larges marches couvertes de dalles en granit d’une demeure à reliefs, de plusieurs niveaux.

Le cadre est enchanteur, avec le crépitement de l’eau et le chant des oiseaux. Même le gravier blanc ébloui sous les rayons du soleil.

Pas de fenêtres ici, seules des baies vitrées fumées sont encastrées dans un éclatant frontispice en pierres de tailles. Une énorme porte s’ouvre devant un couple d’une soixantaine d’années alors que nous nous extrayons tous des voitures. Le baraqué qui essayait de contenir la nuée de journalistes a déjà commencé à sortir les valises du coffre de la Chevrolet.

Lukas fait le tour de sa Ferrari tandis que j’enfile mes chaussures en grimaçant de douleur et récupère les objets échappés de mon sac. En parfait gentleman, il ouvre ma portière et me présente sa main pour m’aider à sortir du véhicule.

— Kevin, vous déposerez les bagages sur le palier à l’étage, ordonne le propriétaire à l’intention de monsieur muscles. Merci.

Puis à mon intention :

— Kevin est l’un de nos gardes du corps, et chauffeur quand c’est nécessaire.

J'avais compris. La femme descend les marches à la hâte puis s’arrête à ma hauteur, où elle prend mes mains dans les siennes et me gratifie d’une expression radieuse.

— Bienvenue à Lyslodge, m’accueille-t-elle en m’entourant finalement de ses bras. Comment dois-je vous appeler ? Madame ?

— Carly, ce sera parfait, rié-je, enivrée par ce chaleureux accueil.

Angie me bouscule sans ménagement quand elle se fraie un chemin jusqu’aux dalles de granit. Ses talons aiguilles la ralentissent et ses chevilles se tordent lorsque la chaussure se coince entre les cailloux. Pourtant, elle relève la tête, non sans pester, et poursuit sa progression à pas rageurs.

— Carly, je te présente Elda, notre gouvernante, précise Lukas.

— La seule mère que j’ai connu, complète John qui s’est rapproché et dépose un baiser sur la joue de l’intendante.

Celle-ci se tourne alors vers lui, l’étreint en l’embrassant, puis enlace son employeur, déstabilisé par ces démonstrations publiques.

— Venez vous rafraichir, propose-t-elle, les câlineries terminées.

Elle se précipite vers l’homme, sûrement son mari, dont le visage fermé ne promet pas le même accueil.

— Voici Brandon, notre jardinier, explique la nourrice devant la façade hermétique de l’horticulteur qui répond à ma poignée de main et à mon sourire par un grognement incompréhensible. Il est aussi mon mari depuis bientôt quarante ans.

J’apprécie la fierté qui se dégage de cette déclaration, malgré l’antipathie qu’il inspire.

— Il montre parfois sa mauvaise humeur, mais il n’est pas méchant pour un dollar, confie encore l’épouse d’Argus Rusard**.

Nous pénétrons dans un hall éblouissant, recouvert de marbre blanc, du sol au plafond. Enfin, pas tout à fait. Au centre de la pièce, un splendide escalier de palace, aussi brillant que le reste, recouvert d’un tapis rouge et agrémenté d’une balustrade ouvragée dans un métal doré, —je ne serais pas surprise que ce soit de l’or—, serpente jusqu’à une verrière arrondie qui illumine encore l’ensemble.

Un majestueux lustre en cristal, de style baroque, reçoit les rayons du soleil, renvoyés par les innombrables gouttes de verre en une myriade de minuscules arc-en-ciel.

Un long soupir de soulagement nous parvient et m’oblige à me retourner. Caché par la porte, un espace fermé par un épais rideau, pour le moment ouvert, abrite Angie, assise sur un banc rouge et noir, baroque, lui aussi. Les escarpins vernis de la jeune femme reposent au sol, tandis qu’elle masse ses orteils endoloris. John ne peut s’empêcher de la taquiner et face à nos airs amusés, elle tire le tissu d’un coup sec et s’isole dans le vestiaire.

Lukas nous entraîne dans une pièce sur la gauche, prolongement du hall d’accueil, qui n’est autre qu’un nouveau vestibule, si aseptisé qu'on ne voit que le piano à queue, noir, qui brille sous les rayons du soleil, devant la baie vitrée. Nous sommes invités à déposer sacs à mains ou ce qui nous encombre sur des canapés, toujours baroques, en attendant qu’Elda prenne le temps de les ranger, quand la princesse aura quitté sa cachette.

— Tu sais jouer ? demandé-je en désignant l'imposant meuble du menton.

— Angie et moi avons pris des cours alors même que nous apprenions à écrire, se souvient ma perfection d'un air nostalgique. Et nous n'avions plus ni goût, ni motivation... bref, poursuivons.

Le décès de leurs parents, alors qu'ils étaient encore si jeunes, a changé le cours de leurs vies de plus d'une manière. Ils ont eu cette chance de pouvoir rester ensemble, dans leur maison, entourés des adultes qu'ils connaissaient et surtout, qui n'en voulaient pas à leur héritage. Ce deuil a fait d'eux les personnes qu'ils sont aujourd'hui. Un frère et une sœur qui se cachent derrière une façade pour ne plus souffrir. Une carapace difficile à percer, mais qui vaut tous les efforts. Il en a déjà fait tellement. Des progrès aussi. Pas évident pour des enfants qui ont grandi sans exemple.

Nous traversons rapidement une salle à manger seulement meublée d’une table en bois massive, finement sculptée, dans le style qui semble caractériser l’habitation. Les douze chaises qui l’entourent sont capitonnées de cuir vert. Un lustre encore plus imposant que celui du hall trône au milieu de l’ensemble.

— Nous ne prenons que les dîners ici, explique Lukas, arrêté devant la baie vitrée qui laisse apercevoir un salon sur la terrasse. Il est arrivé que nous déjeunions à cette table pour des repas professionnels, mais aujourd’hui, ils n’ont plus lieu qu’au Serenissima.

Nous passons ensuite dans la cuisine, où Elda dispose des biscuits et autres sucreries sur un plateau. En argent, je présume. L’espace est immense et doit bien faire la superficie de mes trois chambres réunies, soit à peu près trente-cinq mètres carrés ! Mis à part une grande table en bois brut et ses deux bancs, les plans de travail, électroménager et placards sont modernes et étincelants. Je reconnais même l'ouverture d'une chambre froide et une alcôve dissimule une arrière cuisine ou un cellier !

Notre cortège s'aventure maintenant dans un long couloir sombre, qui s'engouffre de chaque côté. Nous partons sur la droite. Des consoles noir et or supportent des objets d'art en porcelaine de Limoges — sinon quoi —, cristal d'arques, ou autres fines sculptures sous l'œil menaçant d'un totem en ivoire, judicieusement placé au bout de l'impasse.

— Ce corridor longe le hall d’entrée, nous apprend le propriétaire, et donne accès aux pièces adjacentes. Voici la deuxième salle à manger, avec ses salons intérieurs et extérieurs. La capacité d’accueil y est supérieure, nous y serons plus à l’aise.

— C’est un peu plus gai aussi, commente Marion, la fille de Sybille, qui la réprimande d’un regard.

— Quoi ? C’est vrai, se justifie l’adolescente. L’autre fait peur, elle est lugubre ! On dirait une boite de sardine.

— Ou un cercueil, argumente Thomas, avant que je ne pince son bras pour le faire taire.

Lukas ne s’offusque pas, il sourit et acquiesce, puis ouvre une nouvelle porte.

Effarée par autant de superficie, de richesses et de luxe, je me demande combien de temps va encore durer la visite.

Nous sommes dans un bar, que John appelle salle de détente. Le bois du comptoir, sur lequel un artiste a gravé son savoir-faire est installé au centre de la pièce et entouré de canapés et fauteuils en cuir marron. Une table de billard attend les joueurs sur le mur qui sépare la salle à manger. L’autre côté est aménagé en bibliothèque, avec de nombreuses étagères en pierres de tailles, les mêmes que sur la façade. Des appliques en forme de chandelles attendent la nuit pour délivrer une lumière que j’imagine chaude et réconfortante. La baie vitrée ouverte éclaire pour l’instant l’espace et offre un panorama exceptionnel. La piscine, rectangulaire au bord de la terrasse, fait l’angle du bâtiment d'où elle part serpenter sous les fenêtres. Autour, des chaises longues et bains de soleil sont prêts à recevoir d’éventuels visiteurs.

Pour l’heure, nous sommes invités à nous installer sur des sofas en bois recouverts de moelleux coussins aux tons du bassin, face aux montagnes.

Leandra, l'observatrice, se montre curieuse quant à ce que cache une dernière porte, côté bibliothèque.

— C’était le bureau de notre père. Nous avions interdiction d’y entrer sans son accord. Depuis qu’il nous a quittés, je n’y ai jamais remis les pieds. Hormis pour récupérer tous les documents importants, et ce n’est arrivé qu’une seule fois.

— Ta mère vit toute seule ici ? demande Paulo.

Ma pauvre amie devient livide alors qu'elle agrippe le bras de son époux et regarde l’orphelin d’un air contrit. Lui reste immobile, interdit. Il retient son souffle, comme nous tous. Seules ses paupières s’agitent, dirigées vers le malavisé. Sa tête est penchée, comme s'il tendait l'oreille.

Soudain, il reprend vie et éclate de rire avant de pointer du doigt le maladroit.

— Je t’aime bien, toi ! Un gaffeur, comme moi.

Puis il lève la main pour un check complice.


*Argus Rusard : Concierge acariâtre de Poudlard, le château qui accueille les élèves dans l’école de sorcellerie de la saga Harry Potter de J. K. Rowling.

**Manman : maman en créole guadeloupéen.

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