11. L'échelle

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Lukas

Je m’arrête là. Elle vient d’arriver à Las Vegas et je l’accable déjà avec mes problèmes. Elle n’a pas besoin de connaitre le reste, pas pour l’instant, en tout cas.

Elle regarde le lac, perdue dans ses pensées. Je la laisse assimiler mes révélations peu réjouissantes, lui permets de se dire que les riches sont tels qu’elle se l’imaginait, des personnes avides, des crevards, des vautours. Je lui laisse entrevoir la face cachée de mon monde de dorures et de paillettes, de cette jungle aussi cruelle qu’impitoyable où l’on se bat à coups de millions.

— Pouvons-nous marcher ? me demande-t-elle soudain.

— Bien sûr.

Acceptera-t-elle de me donner la main ? Je la rejoins au bord de sa chaise et entrelace timidement nos doigts. Les siens se crispent tant que ses ongles traversent presque ma peau et je me rends alors compte à quel point elle est tendue.

Quelques mètres plus loin, près de la façade est de ma maison, je m’arrête et me place face à ma jolie poupée. Son beau visage trahit ses préoccupations, ses sourcils froncés assombrissent son doux regard et forment de petites rides entre le front et le nez, ainsi qu’aux coins des yeux, tandis que les commissures de ses lèvres tombent vers son menton. Mes mains sous ses pommettes l’obligent à me regarder.

— Carly, nous allons ignorer Adeline et profiter d’être ensemble, assuré-je avec détermination. Souviens-toi, la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe.

Je lui adresse un sourire, un clin d’œil et dépose un baiser sur ses lèvres.

Je l’entraîne vers un salon judicieusement installé sur la terrasse, face au jacuzzi et à la cheminée extérieure. Ma belle observe cet espace aux promesses apaisantes, éberluée. Collé à son dos, je l’entoure de mes bras et murmure à son oreille :

— Imagine nos soirées d’automne à siroter un mojito au milieu des bulles, puis à s’amuser sur le sofa, nos corps nus réchauffés par la chaleur du feu et joyeusement éclairés par la lueur des flammes.

J’accompagne la proposition d’un léger bercement alors que le parfum de ses cheveux m’emporte dans une douce rêverie. Elle tressaille quand mon souffle effleure son cou et me donne envie de goûter sa peau sur laquelle subsistent encore quelques fragrances de violette. Elle penche la tête, s’offre à la caresse. J’expire en silence, recule lentement, puis m’empare de sa main. D’un pas léger et rapide, je l’emmène vers l’extrémité du jardin, où la silhouette de la serre se profile peu à peu.

— C’était le repère de ma mère. Elle passait beaucoup de temps ici, à faire pousser des roses. Il y en avait partout, expliqué-je en déverrouillant l’accès. Quand je la suivais jusqu’ici, j’étais émerveillé par ce tableau à trois-cent-soixante degrés rempli de couleurs éclatantes. Le parfum des fleurs était enivrant, et maman, on aurait cru une abeille qui se déplaçait gaiement d’un arbuste à l’autre. Sa main soulevait les feuilles dans une tendre caresse, presque identique à celles qu’elle nous offrait le soir, quand elle nous embrassait et nous souhaitait une bonne nuit. Et alors qu’elle soupesait les fleurs épanouies, son visage s’illuminait. Elle admirait ensuite les pétales, puis se penchait pour en humer les effluves, avant de se redresser, les yeux remplis de bonheur.

Je toussote, surpris et embarrassé de m’être livré ainsi devant ma belle qui m’observe d’un air attendri.

— Un cadre enchanteur, confirme-t-elle en se lovant contre moi. Votre mère était assurément une femme très douce et aimante.

— C’était il y a longtemps, grincé-je en me dégageant. Avant qu’elle disparaisse et qu’on laisse l’endroit à l’abandon. Avant ces tables vides et ces allées de terre sèche. Avant ces herbes qui courent et serpentent sur les panneaux vitrés. Viens, sortons d’ici.

L’endroit est abandonné depuis… il me donne le cafard. Je n’aurais pas dû y amener Carly.

Nous longeons le mur de clôture et parvenons au portail qui donne accès au golf de la résidence et aux cours de tennis. Nous ne nous y éternisons pas, je suppose que ce n’est pas au goût de mon invitée. Pourtant, elle m’apprend avoir suivi des cours pendant deux ans.

— Dans une autre vie, rit-elle, j’avais l’âge de mes enfants !

— C’est dommage, j’aurais bien aimé me battre contre toi.

— Pas moi, glousse-t-elle avant de m’entraîner plus loin. Et toi non plus, je suis une très mauvaise perdante !

Sur le trajet, elle remarque une trappe, sur le flanc d’un petit relief du jardin.

— Une cave à vin, précisé-je. En dessous du sol, la température est plus fraîche, meilleure pour la conservation de certains vins.

Guère emballé à l’idée de visiter l’endroit, la chance me sourit quand l’intérêt de ma belle se dissipe.

Revenue aux pieds des parasols, elle s’arrête soudain au bord de la piscine et scrute le fond avec insistance, sourcils froncés. Ma curiosité l’emporte et je quitte le bain de soleil où je venais de prendre place pour découvrir ce qui l’intrigue à ce point.

— Là, au fond, je crois que c’est ma chaîne en or, dit-elle en portant la main au-dessus de sa poitrine.

Avant de me déshabiller pour plonger et récupérer le bijou, je me penche et tente encore de l’apercevoir. Soudain, une main fait pression sur ma fesse et me pousse en avant avec insistance. J’opère des moulinets avec mes bras, dans l’espoir de reprendre l’équilibre tandis que le rire de Carly résonne près de moi. Avant de chuter, mes doigts rencontrent une matière chaude sur laquelle ils s’agrippent. Quand je refais surface, elle est là, près de moi, hilare. Ma tête et mes mouvements avant de tomber devaient vraiment être comiques. Qu’est-ce qu’elle est belle, les cheveux mouillés, rejetés en arrière, les yeux pétillants de joie ! Je prends pleinement conscience de ma chance de l’avoir rencontrée, moi, pauvre idiot qui n’aimais que ma propre personne.

— Viens, l’invité-je en me dirigeant vers les marches. Sortons vite. Les autres ont dû nous entendre et ils vont bientôt rappliquer.

Main dans la main, nos vêtements dégoulinants, nous nous enfuyons vers l’autre côté du jardin, comme de jeunes amoureux fugueurs.

Près de l’angle du mur, Carly remarque l’échelle. Elle est pourrie aujourd’hui, pourtant elle me transporte des années en arrière avec un sentiment de malaise. Forcément, ma belle m’interroge sur l’utilité passée de l’objet, « qui ne sert pas, de toute évidence, à la décoration », devine-t-elle.

— Derrière la clôture se trouve le domaine des Morton. Enfants, Angie et moi nous amusions à les surveiller.

Il me faut trouver d’urgence un moyen de détourner son attention.

— Les écuries, indiqué-je avec précipitation, l’index tendu vers la droite. C’est là que vivait Abélar.

Je suis soulagé, ma diversion a fonctionné, Carly s’esclaffe à nouveau.

— Abélar ! répète-t-elle avant de rigoler encore. Où as-tu trouvé ce nom ? J’ai mal pour cette pauvre bête !

— Ce n’est pas moi ! On l’avait déjà affublé de ce nom quand on me l’a amené !

Je me défends comme je peux quand subitement, le grognement de l’ourse agresse mes tympans.

— Les voilà ! On vous cherche depuis une heure ! Vous étiez où ? demande-t-elle d’un ton accusateur.

Comme si on les avait fuis. Bon, c’est vrai, c’est le cas. J’entoure la taille de ma poupée dès que j’aperçois ma sœur et sa copine. Angie me lance des regards furibonds, tandis qu’Adeline, agacée par ses talons qui s’enfoncent dans la pelouse, se compose un visage rayonnant dès les premiers mots du fauve.

Ma belle est tendue, je le sens. Moi aussi, du coup. Pourtant, nous parvenons tous les deux à sourire, comme si nous étions ravis de retrouver leur compagnie.

— Vous vous baignez habillés, maintenant, remarque Léandra, amusée.

Je relate la farce dont j’ai été le dindon, et provoque une rigolade générale, à laquelle nous feignons de participer. Les yeux plissés, j’observe la fille de Robbie. Elle rit jaune. Notre complicité la dérange vivement. Avec assurance, elle se déplace jusqu’à nous, entoure de ses bras les épaules de Carly et m’évince par la même occasion. Elle l’entraîne vers l’endroit d’où nous venons. Je les suis. Les autres aussi.

— Lukas t’a-t-il expliqué la présence de cette échelle, à cet endroit précis, chuchote la vipère sur le ton de la confidence.

Elle n’attend pas de réponse et s’empresse d’apporter une explication. Que puis-je faire ? Si j’interviens, je prouverais une volonté de cachoterie et empirerais la situation.

— Petits, elle nous permettait, à Lukas, Angie et moi, de passer d’un jardin à l’autre, sans avoir à demander la permission à nos parents. Puis plus tard, à l’adolescence, elle permettait à Lukas de venir me voir en cachette. À seize ans, il escaladait le mur pour me retrouver dans ma chambre, la nuit, quand tout le monde était couché.

Je n’en mène pas large. La sorcière abandonne Carly, un sourire victorieux sur les lèvres. Je pourrais lui tordre le cou, là tout de suite, alors que nos regards se suivent sans ciller. Le sien est hautain, le mien assassin.

Une pression m’oblige subitement à tourner le visage, puis un corps chaud se colle au mien tandis que de douces lèvres se jettent sur ma bouche. Ma femme ! La meilleure. Elle m’embrasse avec avidité, sauvage, et se presse contre moi. Mes mains sous ses fesses l’accompagnent quand sa cuisse monte le long de ma hanche, vite imitée par la deuxième. Ses jambes m’entourent, ses bras s’enroulent autour de mon cou et sa langue danse avec frénésie autour de la mienne.

Il me semble entendre l’ourse :

— Oh putain, ça recommence !


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