10. Manipulation
Carly
Où est Lukas ? Je pensais qu’il nous attendait à l’entrée de la pièce, comme il l’a fait juste avant. Je ne me sens pas bien. Un désagréable sentiment d’incertitude me pèse. Un pressentiment, me direz-vous. Ou l’intuition féminine. Il faut que je sorte de là, j’ai besoin d’air.
Perruque blonde n’était pas dans la salle de cinéma non plus.
Avec de plus en plus de difficultés à respirer, je me dirige au bout d’un couloir aux murs gris qui doit mener à l’autre moitié du sous-sol. Une pause devant la porte me permet de souffler. Expirer, souffler… Une profonde inspiration devrait apaiser les palpitations effrénées de mon cœur. Hélas, aucun effet ne se fait sentir. Au contraire, mon estomac se noue davantage. Je répète l’exercice, en vain. Une perle de sueur glisse jusqu’à ma paupière. Je me force à exhaler encore une fois, pour évacuer le stress. Putain, pourquoi Lukas ne réapparait-il pas ? Pourquoi ne réapparait-il pas seul ? La chaleur m’écrase, les battements dans ma poitrine cognent contre mes côtes, se répercutent dans ma gorge, dans ma tête. Il me faut prendre mon courage à deux mains. Maintenant ! J’ouvre la porte avec détermination, et découvre un garage où sont garées une dizaine de voitures. Exposées plutôt. Surprise, en pleine contemplation, je ne vois pas tout de suite le couple, un peu plus loin sur ma droite.
Un cri bref et rauque, déchire le silence et attire mon attention. Lukas ! Collé à la superbe blonde, il lève les mains au niveau de sa poitrine tandis qu’ils se roulent une pelle digne d’Hollywood ! Une boule, coincée dans mon cou, m’étouffe alors qu’un goût amer envahit ma bouche. Le choc me coupe le souffle quelques secondes durant lesquelles je me dis qu’il ne s’agit pas de Lukas. Ce sont ses vêtements, ma grande, pensé-je alors que l’air envahit sauvagement mes poumons et me ramène à la réalité. Je m’enfuie, mais l’image de cette étreinte s’est imprégnée dans mes yeux et ne me quitte pas. Je frotte mes paupières, en vain. Cet épouvantable spectacle est bien réel. J’ai vaguement conscience de bousculer quelqu’un, Paulo je crois. Mes pieds ratent une marche et mon tibia rencontre durement le béton. Cette douleur ne me ralentit pas, supplantée par l’autre, celle qui appuie sur mon crane, mes épaules, sur mon corps en entier, celle qui m’écrase. Je continue pourtant à courir, mais rien n’y fait, j’emporte avec moi le cliché de ma désillusion. Il brouille ma vue, si bien que c’est la fontaine qui m’arrête, quand elle se dresse, imposante, devant moi, l’idiote de service, minuscule et insignifiante. Je m’appuie au bord pour reprendre mon souffle et tenter de remettre mes idées en place, d’analyser cette ignoble scène. J’y suis ! Ce baiser hollywoodien, ils répétaient la scène d’un film ! Ma propre bêtise me fait sourire, puis rire, pour finir par un éclat de rire si puissant que mon corps en est fortement secoué. Je reprends peu à peu mon sérieux, partagée entre tristesse, amertume et colère. Hélas, au lieu de mon reflet, la vision de leur couple me nargue quand mes yeux s’arrêtent à la surface de l’eau.
Lukas ne m’a-t-il invité chez lui que dans le but de provoquer la jalousie de sa blonde ? C’est possible, mais j’ai quand même du mal à le croire. Pourtant tu en as eu la preuve devant toi. Nos discussions, alors que nous étions séparés, son regard, quand je suis sortie de l’aéroport et tout à l’heure, sur son bureau… Il ne peut pas feindre à ce point. Tu en es sûre ?
— Ma chérie.
Pourquoi ne me suis-je pas cachée ?
— Ne m’appelle pas ainsi, trouvé-je la force de répondre.
Elle aussi, il l’appelle ma chérie. J’ai cru recevoir un coup de poignard en plein cœur quand je l’ai entendu, en bas des escaliers.
Je voudrais qu’il me laisse seule, un moment. Je ne suis pas prête à le regarder, à écouter des explications sûrement bancales et à me torturer l’esprit pour déterminer s’il me ment, ou pas. Mais j’ai peur de le repousser et je suis terrifiée à l’idée que l’autre en profite pour annihiler toutes nos chances. Vos chances de quoi ? D’avenir ? Quel avenir pourrait-il y avoir pour toi et un milliardaire ? Entre toi qui vit sur une île française et un milliardaire américain ? Combien de temps résistera-t-il avant de succomber à une Adeline, celle-ci ou une autre ?
— Carly… insiste-t-il d’une voix douce, implorante.
La colère prend le dessus, je le giflerais bien, plusieurs fois, mais je dois garder la tête haute et découvrir ce qu’il attend de moi, la suite qu’il souhaite donner à notre histoire, quoi qu’en dise ma conscience. Je fais volte face et lui balance les premières questions qui me passent par la tête, comme si ma vie en dépendait.
Il m’assure qu’Adeline n’a aucune importance pour lui. Alors pourquoi ne l’envoie-t-il pas tout simplement se faire voir ailleurs ? Pourquoi ne lui dit-il pas ce qu’il pense de moi, ce qu’il éprouve pour moi ? Remarque, tu ne le sais pas toi-même, ma grande. Et lui, il sait ce que tu penses de lui ? Pourquoi ne m’a-t-il jamais parlé d’elle ? L’attirance qu’elle ressent ne date pas d’aujourd’hui puisqu’elle est la meilleure amie d’Angie !
Il veut prendre mes mains. Non ! Je les cache derrière mon dos, farouchement.
Soudain, ses bras m’entourent, me serrent. Je me sens si bien contre lui ! Mes larmes menacent de couler à l’idée de ne plus jamais revoir cet homme au sourire ravageur, au regard tendre et à la voix si douce quand il prononce mon prénom. J’ai peur de perdre la joie de vivre qu’il exprime en permanence, sa protection face au reste du monde et son assurance qu’il parvient à me communiquer. Mais pire que tout, il pourrait reprendre tous ces aspects de lui qu’il n’a offerts qu’à moi, en redevenant l’homme fier et imbu de lui-même qu’il m’avait d’abord présenté. Je pourrais ne plus jamais me sentir vivante, comme j’en ai l’impression quand ses bras m’entourent, terriblement femme lorsque ses mains s’approprient mon corps, quand il me déshabille du regard, ou ne plus jamais éprouver ces sensations, alors qu’il me fait sienne.
Mes spasmes ne se sont que partiellement dissipés lorsqu’il sollicite ma confiance. Je retiens un éclat de rire sardonique. Putain, Lukas ! Tu viens d’embrasser une autre femme ! Tu te rends compte de ce que tu me demandes ?
— Ne me repousses pas, ajoute-t-il.
C’est pourtant ce que ferait une personne censée ! Mais d’accord, allons-y pour le bénéfice du doute. Voyons ce qu’il a dire pour sa défense.
— Qui est cette femme ? répété-je, bornée.
Il soupire, résigné. Je le laisse entrelacer nos doigts et me conduire plus loin. Nous n’empruntons pas les chemins, Lukas coupe à travers la pelouse avec empressement. Nous arrivons près d’une grande étendue d’eau, un lac, devant lequel une table ronde et deux chaises assorties attendent les visiteurs.
L’hôte m’invite à prendre place et s’assied face à moi. Il serre mes mains dans les siennes dès que je les pose sur le plateau, puis cherche mon regard. Son tourment est palpable, il ne sait pas par où commencer. Pas très rassurant, mais je l’encourage, car c’est maintenant ou jamais :
— Je te pose la question une dernière fois, Lukas, qui est cette femme ?
— Carly, je veux que tu m’écoutes attentivement, explique-t-il d’une voix sourde, car je n’ai que mes mots, maladroits, j’en ai conscience, pour te convaincre de ma sincérité.
Il baisse les yeux, agité de tremblements nerveux. Les secondes passent. Les minutes peut-être, aussi. Je désespère quand soudain, il reprend vie :
— Adeline… nous la connaissons depuis l’enfance. Son père, Robbie Morton, fit construire sa maison sur le terrain voisin. À la même période que le mien. Ils sympathisèrent vite, leurs enfants avaient le même âge.
Il soupire encore, tourne la tête vers le lac, plongé dans ses souvenirs puis déglutit difficilement.
— Ils possédaient aussi chacun un casino. Les deux plus gros du strip. Surtout le nôtre. Robbie a prêté de l’argent, beaucoup d’argent, à mon père lorsqu’il a agrandit. Pour le remercier, Aaron Sullivan lui a offert des actions de la société Bellissima, sans avoir connaissance qu’il en avait déjà achetées une grande quantité et qu’il se rapprochait de la majorité, ma famille n’en détenant que quarante-neuf pour cent. Il faut savoir que Robbie voulait lui aussi étendre son empire mais la place manquait déjà pour construire si près du strip.
— Quel rapport avec Adeline ? l’interrompis-je, pas sûre de comprendre la suite s’il décide de poursuivre dans le domaine boursier.
— Enfants, nous jouions souvent ensemble, Adeline, Angie et moi. Puis mes parents sont morts. John vous a raconté notre adolescence. Robbie a fait en sorte que ma sœur et moi ne soyons pas séparés, mais aussi qu’Elda et Brandon adoptent John de manière officielle. Quand j’ai été assez mature pour comprendre que je pouvais perdre tout notre héritage, je me suis réveillé pour me consacrer à mes études, déterminé à reprendre les affaires. Adeline fréquentait les mêmes écoles que nous, évidemment. Notre amitié s’est transformée, tu t’en doutes. Nous avons flirté, puis nous sommes rapidement devenus… plus.
— Et ? pressé-je sans pourtant être certaine de vouloir entendre la suite. Je ne vois toujours pas le rapport avec l’acharnement dont elle fait preuve aujourd’hui. N’avez-vous pas rompu ?
Il s’attarde un moment dans ses pensées. Je n’aurais pas dû le couper.
— Lukas ? l’invité-je doucement à reprendre.
— Elle… rêve de reprendre là où nous nous sommes arrêtés.
L’hésitation qu’il vient de marquer me rend méfiante.
— Pourquoi avez-vous rompu, demandé-je en essayant de masquer mon impatience.
— Nos études étaient terminées. Nous avions d’autres priorités. Je devenais le principal actionnaire, officiel, du Bellissima, elle s’apprêtait à seconder son père. Et puis, j’avais acquis beaucoup d’assurance, celle que tu connais. Je faisais ma véritable entrée dans le monde du luxe, j’étais à la tête d’un empire colossale. Je voulais profiter de ma notoriété, je voulais vivre ! Je m’enivrais d’argent, d’alcool, de femmes, sans me rendre compte que j’étais seul.
— Et Adeline, qu’est-ce qu’elle devenait ?
Je dois l’empêcher de s’éparpiller. Le sujet d’aujourd’hui est le clone de Cléopâtre, en blond.
— Adeline et moi… on se revoit, de temps en temps.
— Vous vous revoyez de temps en temps ? répété-je alors que l’angoisse s’enroule autour de moi. C’est-à-dire ?
Il réfléchit quelques secondes avant de répondre, sourcils froncés :
— Il arrive que nous passions la nuit ensemble. Non, attend ! Carly, s’il te plait, écoute-moi. Pas depuis toi. Pas depuis la France.
Son aveu me réjouit autant qu’il me fait peur. Cette femme a sentit que le vent tourne contre elle, en la faveur d’une autre, moi en l’occurrence, et elle va tout mettre en œuvre pour récupérer ce qu’elle pense lui revenir de droit.
— Carly, tu n’as rien à craindre d’elle.
— Pourtant, dans le garage…
— Il te manque le début, Carly. Je la cherchais pour lui demander des explications quant à son comportement, pour lui expliquer qu’elle devait te respecter, parce que… c’est avec toi que j’ai envie d’être. Il y a longtemps qu’elle et moi, c’est juste sexuel. Mais elle est sournoise, manipulatrice.
Il marque une pause et ricane avant de reprendre :
— Elle me connait, et elle m’a tendu un piège. Je ne l’ai pas embrassée, Carly, c’est elle.
J’ai besoin d’assimiler. Les pouces pressés contre mes tempes douloureuses, je ne parviens plus à contenir les larmes qui me brûlent les yeux et brouillent ma vision, au point de déformer les traits de Lukas. Son regard, posé sur moi, me semble suppliant quand il se penche et saisi mes mains.
— Carly, il faut que tu me croies, je t’en prie.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne lui dis pas clairement que c’est fini, qu’elle n’a plus rien à espérer de toi.
— Ce n’est pas aussi simple. Elle a le pouvoir de faire céder les autres actionnaires pour qu’ils revendent leurs parts à son père. Ce qui ferait alors de lui le principal porteur. Je ne peux pas l’accepter.
— Si je comprends bien, elle te menace ? Ce n’est pas puni par la loi aux États-Unis ?
— Il faut des preuves pour accuser quelqu’un, surtout des gens comme nous qui sommes entourés des meilleurs avocats.
— Donc, si je résume, tu es en train de me dire qu’il n’y a pas de solution. Elle a quelque chose contre toi ?
— Mon père avait signé une reconnaissance de dettes auprès de Robbie. Il a fait semblant de l’oublier quand il a découvert qu’il avait été manipulé par son ami.
— Il ne l’a pas remboursé et Robbie possède le document signé ? Tu es milliardaire, non ?
— On ne parle pas de quelques millions de dollars, Carly. Je dispose de la somme, mais il me faut l’accord de tous les actionnaires. Et pour l’instant, certains refusent. Je dois prendre des gants, avec cette famille, tu comprends ? Ils peuvent déposer l’affaire entre les mains de la justice et nous faire tout perdre, s’ils réclament un remboursement avec les intérêts.
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