17. Les rednecks, refroidisseurs d’ambiance
Carly
Une douce chaleur sur mon visage m’oblige à ouvrir les yeux, puis quelques secondes me sont nécessaires pour reconnaître les lieux. Seule dans cet immense lit, je flâne et apprécie la qualité des draps en satin en m’étirant. La douceur du tissu caresse ma peau et je glisse une main paresseuse sous l’oreiller vide, à côté, pour le ramener sur moi et y humer le parfum de mon amant.
Soit il se réveille au bar, devant un café, soit il travaille déjà, assis dans son fauteuil de ministre. Un boss de casino ne doit pas avoir assez d'une journée pour vaquer à toutes ses occupations et les vacances représentent sans doute le seul luxe qu’il ne s’offre pas. Perfection ne m’attend pourtant ni sur l'un des hauts tabourets, ni devant son bureau.
Déçue de ne pas le trouver dès mon réveil, je me lève et le cherche en vain dans les sanitaires, dans le dressing et enfin sur la terrasse du studio.
Après une rapide toilette, je m’aventure seule dans cette maison encore inconnue. Devant la porte de mes enfants, l’oreille tendue, puis collée dessus ne me permet pas de découvrir s’ils dorment, s’ils sont déjà levés, ou s’ils ont passé la nuit dans la salle de jeu. Je frappe doucement. Aucune réponse. J’entrouvre le battant avec autant de discrétion que possible et constate malgré la pénombre que les draps sont froissés, rejetés et que le lit est vide.
Il ne me reste plus qu’à descendre et à me débrouiller comme une grande.
En bas des escaliers, Elda nettoie le sol du hall d’entrée. Le footing ! Le souvenir de ce pari me revient et explique pourquoi mes paupières se sont ouvertes devant un oreiller abandonné.
— Les garçons sont revenus de leur séance de sport, me confie la gouvernante avec un chaleureux sourire. Comme d’habitude, je peux les suivre à la trace, mais vous savez, ma jolie, m’occuper d’eux m’a tellement manqué depuis qu’ils sont partis s’installer au casino !
— Pourtant vous êtes seule pour entretenir une si grande maison. C’est beaucoup de travail.
— Vous partirez tous ce soir ou demain, soupire-t-elle, résignée. J’aurai alors plus de temps qu’il n’en faut pour tout remettre en ordre. Vous savez, ma jolie, vous êtes la première femme que mon petit Lukas ramène ici. Mis à part les enfants Morton, le frère et la sœur, ils n’ont jamais invité qui que ce soit. Et encore, je n’ai jamais vu la chipie ici au petit matin.
— Oh !
Je ne trouve rien d’autre à répondre, partagée entre soulagement et contrariété. À quel moment repartait Adeline la chipie ? Comment occupaient-ils leur temps, tous les quatre, dans ce manoir ? Le frère de blondasse est-il aussi sournois qu’elle ? Je n’ose pas interroger l’aimable gouvernante, sous peine de me montrer trop curieuse.
— Vous savez, ma jolie, poursuit-elle en se rapprochant, après avoir lancé de furtifs coups d’œil de chaque côté, je ne l’ai jamais appréciée, cette fille là. Elle est votre opposée. Elle utilise son charme pour arriver à ses fins, et encore, je reste polie. Il n’empêche que ses bonnes manières exagérées ne trompent personne. Tout le monde repère son jeu à des kilomètres. Vous, je vous aime bien. Et mon petit Lukas aussi puisqu’il vous a fait venir ici. Je le vois dans ses yeux, quand il vous regarde.
Elle avance encore de quelques pas s’empare de mes mains et murmure à mon oreille :
— Il est amoureux.
L’émotion gonfle alors mon cœur au point de m'obliger à inspirer profondément pour apporter l’air jusqu’à mes poumons. Remets-toi, ma grande, elle ne connait pas ses talents de comédiens puisqu’il a déménagé il y a longtemps.
L’aimable femme caresse mes joues en souriant d’un air attendrit puis s’écarte vivement quand des voix nous parviennent du couloir.
Elle ne peut malgré tout pas s’empêcher de se retourner pour m’exprimer une dernière fois sa sympathie :
— Vos enfants sont bien élevés, vous êtes une bonne mère.
— À ce propos, les auriez-vous croisés ? Ils ne sont pas dans leur chambre.
— Tu es réveillée ! s’écrie Perfection en débouchant du corridor, le visage radieux.
— Dans la salle à manger, ma jolie, répond Elda avant de s’éclipser dans le salon d’attente.
Suivi par son Fry, Lukas vient à ma rencontre et m’enlace avant de m’embrasser avec tendresse.
— Tu étais épuisée hier soir, et comme nous avons tardé à dormir, je ne voulais pas te réveiller, chuchote mon amant en me berçant.
— C’est très gentil de votre part, mon bon prince, mais j’aurais aimé vous trouver près de moi lorsque j’ai ouvert les yeux.
John râle et passe près de nous, la main agitée comme pour chasser notre image.
— Je vais chercher ma biche, prévient-il.
— À dans une heure, le taquine mon amant en lui adressant un clin d’œil.
Il m’entraine ensuite dans le couloir, jusqu’à la salle à manger. La deuxième, la plus spacieuse et plus lumineuse. Une agréable odeur de café m’y accueille, en même temps qu’une forte acclamation :
— La marmotte !
À croire que les personnes présentes se sont mises d’accord, à savoir, la famille de Léandra, les enfants de Sybille et les miens. J’opère un tour de la table pour déposer une bise sur chaque joue puis m’installe à la place que me désigne Lukas, en bout de table. Il va s’asseoir de l’autre côté, en face de moi, alors que je suis déjà occupée à contempler la nappe blanche, plus blanche que blanche, recouverte des miettes laissées par les convives, et au centre de laquelle trône un pharamineux bouquet de fleurs.
Un buffet, dressé le long du mur et drapé du même tissu, éveille mon appétit, et je reste quelques secondes, la bouche ouverte, ébahie face au choix de nourriture. L'odeur des viennoiseries et petits pains encore tièdes chatouille aussitôt mes narines, tandis qu'une belle motte de beurre entourée de pots de confitures attire mon regard. Des agrumes attendent dans une coupe en Crystal, près d’un presse-fruit.
— Serre-toi, propose mon amant.
Je m'approche timidement, décontenancée par cette abondance de victuailles, œufs, sauces, fromages... J’examine les thermos déposées à côté d’une machine à expresso quand Elda me sort de ma torpeur :
— Souhaitez-vous des œufs au plat, des saucisses ou du bacon, ma jolie ?
Je refuse poliment, tandis qu'elle se tourne vers la tablée et réitère sa proposition.
— Si vous le désirez, je peux aussi préparer une vingtaine de pancakes. Le sirop d’érable est sur la table, précise la gouvernante.
— Ah oui, je suis fort tentée ! approuve Sybille de sa voix rauque, alors qu’elle fait son entrée.
— Marmotte deux ! s’écrie la tablée alors que la mère de John s’éclipse discrètement.
Combien d'heures la pauvre femme a-t-elle passé à préparer notre petit déjeuner ? En plus, elle n’a pas finit avec ça, puisqu’elle est partie nous cuisiner encore autre chose. Où finira le surplus de nourriture ?
Je dépose un croissant au beurre dans une assiette, coupe un petit pain en deux et l'insère dans le grille pain, puis me laisse tenter par la marmelade. Je presse une orange au moment où Elda dépose une tasse à ma place.
Lukas me surveille quand je me penche au-dessus du liquide fumant et il répond à mon regard charmé par un sourire de connivence. Il s’est souvenu de la Ricorée ! J'adresse un clin d’œil à notre admirable hôte, suivi d’un baiser aérien.
— Oh ! On vous voit tous les deux ! intervient Sybille.
— Quoi ? Je le remercie pour sa délicate attention, expliqué-je, agacée par sa réprimande.
— À quelle heure vous êtes vous couchés, les jeunes ? demande Léandra en beurrant des tartines pour ses enfants.
— Pas longtemps après vous, répond Roméo, évasif.
— C’est-à-dire ? insiste Sybille, intransigeante.
— Environ une demi-heure après que vous nous ayez souhaité une bonne nuit, clarifie Thomas, face à mon regard insistant. On était crevés, les vacances démarrent seulement.
— Vous avez raison, les garçons, profitez, assuré-je d’un air taquin, car vos devoirs et leçons vous attendent dès notre retour en Guadeloupe.
Certains jeunes râlent, d’autres grimacent. Léandra approuve gentiment alors que Sybille lève les sourcils et les mets au défi de rechigner.
— On vous a attendus pour aller courir, reproche soudain John en s’adossant au dossier de sa chaise.
Des excuses de toute sorte fusent, appelant des réponses toutes aussi facétieuses, du genre « j’ai oublié mes baskets de course », « j’avais mal aux pieds à cause des chaussures d’hier », « mon alarme n’a pas sonné », ou encore « je voulais venir mais tu ne m’as pas réveillée ».
La dernière, c’est la mienne. Mes enfants rient, Sybille acquiesce d’un air peu convaincu pendant que son mec pouffe et les autres insistent lourdement pour que j’avoue mon laisser-aller sportif.
— Comment ça je t’ai laissée dormir ? s’étrangle mon Lukas. Je t'ai secouée mais tu dormais comme un loir. Tu ronflais !
— Quoi ? C’est faux ! Je ne ronfle pas !
— Arrête de mentir, tu rougis, plaisante encore mon amant.
— Si, maman, tu ronfles, confirme Cyril en appuyant son affirmation de la tête.
Ma meilleure amie aussi se ligue contre moi quand elle confie en avoir déjà été témoin. Je ne sais plus où me mettre, pourtant, je poursuis ma défense :
— Ce n’est pas de ma faute, mes sinus sont bouchés !
— Ils ont bon dos tes sinus !
Pourquoi se moquent-ils tous ainsi ?
— Vous en faites un raffut ! Ne pourriez-vous pas arrêter de penser à vos petites personnes quelques heures pour préserver le sommeil des autres ?
Angie ! Plantée à l’entrée de la pièce, elle s’assure d’occuper notre attention avant de se précipiter vers son frère en brandissant des feuilles de papier colorées.
— Regarde la une des journaux, Lukas ! Ne t’avais-je pas prévenu que ses rednecks* feraient leur bonheur de ces clichés ? Comme d’habitude, tu ne m’as pas écoutée.
La furie tourne les pages avec des gestes si brusques, si violents que je crains malgré moi les voir s’arracher. Elle se débarrasse finalement du magazine en le jetant sur le tee-shirt de Perfection qui s’empresse de l’examiner.
— Elles sont très bien ces photos, approuve-t-il, les yeux rivés sur son portrait. J’ai l’air sérieux sur celle-là. J’aime beaucoup celle-ci.
Il me regarde et sourit avant de se lever pour me rejoindre à l’autre bout de la table.
— C’est nous, me dit-il en désignant une image.
Nous y apparaissons enlacés, devant l’aéroport. Le mensonge publié et offert à la vente me choque profondément, puisque nous nous sommes retrouvés à l’intérieur du véhicule et que notre première étreinte a eu lieu bien plus tard. Je me tourne vers mon partenaire, sans trop savoir quelle attitude adopter.
— C’est de cette manière que j’aurais dû t’accueillir, dit-il, la voix chargée de regrets.
Alors qu’il dépose un baiser sur mon front, j'étudie le reste de la couverture. À notre gauche, séparé par deux lettres, VS, une autre femme entoure Lukas de ses bras. Adeline. Il fait nuit, pourtant, l’éclairage met en valeur leur classe, et surtout, le regard amoureux qu’elle pose sur lui. Ils sont magnifiques, comme sous les feux de la rampe. Je reconnais l’endroit, c’était la veille au soir, devant l’entrée du Circus Circus.
Si je suis parvenue à esquiver l’angoisse hier, il en est pour l’instant autrement, et je ne peux ignorer le pincement au cœur qui me taraude. Un paparazzi a immortalisé l’harmonie parfaite qu’ils dégagent, ensemble.
Mon ciel s’obscurcit subitement, de la même manière que la chaleur s’échappe, pour laisser place à la fraicheur et aux frissons. Mon cœur a senti le changement, lui aussi. Il bat plus fort, plus vite.
Ma déception doit se lire sur mon visage puisque Lukas m’interpelle :
— Carly ? Tout va bien ? Tu es toute pâle ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Je me demandais juste si les journalistes avaient le droit de trafiquer les photos, parce que chez nous, c’est interdit.
— Tu crois que ça les empêche de le faire ? Bien sûr qu’ils n’ont pas le droit, explique le milliardaire. Cependant, la plupart d’entre nous laisse couler, car souvent, le bruit qui entoure ces histoires à dormir debout rapporte plus de publicité que de véritables désagrément. Au final, tout le monde y gagne, tout le monde est satisfait.
— Bon, maintenant que l’ambiance est bien refroidie, intervient Sybille d’un ton agressif, dirigé sur Angie, peut-être pourrions-nous connaître le programme de la journée, non ?
*Redneck : terme populaire anglais qui signifie bouseux, beauf, péquenaud, plouc. Peut être utilisé comme une insulte.
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