18. Le grand Canyon
Lukas
— Elles sont très bien ces photos, approuvé-je, agréablement surpris. J’ai l’air sérieux sur celle-là. J’aime beaucoup celle-ci.
L’admiration qui se lit sur mon visage, au moment où j’ai enlevé mes lunettes pour contempler ma Carly à sa sortie de l’aéroport, me fascine. Le talent des professionnels renvoie d’habitude une image de moi souriante, joviale. Jamais estomaquée devant quoi que ce soit. Encore moins qui que ce soit.
Les mois qui ont précédé l’arrivée de ma poupée ont été interminables et la voir dans ma ville… Je n’en croyais pas mes yeux. Sur le cliché, mes mains sont posées sur ses épaules et elle porte un regard émerveillé sur moi.
Je lui souris et la rejoins de l’autre côté de la table.
— C’est nous, dis-je en désignant le couple passionné.
Ma belle examine nos portraits puis se tourne vers moi, indécise.
— C’est de cette manière que j’aurais dû t’accueillir, affirmé-je, envahi par les regrets. Les journalistes ne me l’ont pas permis.
Je dépose un baiser sur son front, et retourne m’assoir en face d’elle. J’attends avec insouciance son avis, ses impressions, mais au contraire, son visage soucieux m’inquiète.
— Carly, tout va bien ? Tu es toute pâle ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Je me demandais juste si les journalistes ont le droit de trafiquer les photos, parce que chez nous, c’est interdit.
Je lui apporte une réponse, pour la forme, car en réalité, je m’en fous complètementÀ l’inverse, nos visages captivés, exposés au public, font chavirer mon cœur. Je voudrais que le monde entier ait connaissance de notre passion, que chaque personne se réjouisse de notre bonheur, nous envie !
Sybille rompe le charme. Encore une fois. Elle veut connaitre le programme.
— Visite de Summerlin pour ceux qui le souhaitent, expliqué-je en soupirant. C’est une très belle ville, vous verrez. Ryan vous y conduira et John aussi, puisqu’il sera votre guide. Carly, ses enfants et moi avons autre chose de prévu.
J’adresse un clin d’œil à ma belle qui m’observe d’un air interrogateur.
— C’est une surprise, avancé-je, les mains en l’air, pour palier aux inévitables questions. Je ne parlerai pas, même sous la torture !
— Lukas, s’il te plait…
Ton inquisiteur de la part des garçons, voix pleurnicharde de leur mère.
— Plus le temps pour les réponses, taquiné-je en me levant. Il est tant de se préparer. Nous avons rendez-vous à Las Vegas. Ah, et Thomas, n’oublie pas ton appareil photo.
Ils râlent mais me suivent jusqu’aux chambres. Ma princesse minaude, me câline, en vain. Elle ne m’attendrira pas de cette manière là. Pour l’instant.
*****
Kevin arrête la Mercedes en face des fontaines du Serenissima. Tandis que nous nous regroupons sur le trottoir, un voiturier s’empare des clés et se charge de conduire le véhicule dans le parking souterrain du casino.
Carly m’observe avec curiosité. Son regard oscille entre moi et les bâtiments dorés derrière nous. Elle se demande à coup sûr ce que nous attendons. Elle ignore encore que cette merveille n’est autre que notre société, à Angie et moi.
En admiration devant les jets d’eau, de l’autre côté du boulevard, elle ne voit pas la Rolls Royce approcher et stopper à notre hauteur, si bien qu’elle sursaute quand mon garde du corps l’interpelle, debout près de la portière ouverte :
— Madame, si vous voulez bien prendre place.
Ses fils et moi installés à l’arrière à ses côtés, elle s’étonne quand mon employé s’assied sur le siège passager, à l’avant.
— Je te rappelle qu’il me suit absolument partout, répété-je pour répondre à sa question.
— Quand visiterons-nous ton casino ? demande Cyril. Tu ne nous en parles pas beaucoup.
— Après cette activité, confié-je, avec un clin d’œil. D’ailleurs, nous ne retournerons pas à Lyslodge. Elda est chargée de réunir vos affaires et de les remettre à Ryan. Il les apportera au Serenissima quand ils viendront tous nous y rejoindre.
— Enfin, Lukas, réagit ma belle, je n’ai même pas remerciée ta gouvernante pour son accueil !
— Je le ferai pour toi, ne t’inquiète pas. Elle comprendra. Ne fais pas cette tête !
Nous ne voyons pas le temps passer, occupés à jouer à « tu brûles, tu gèles », dont le sujet est notre destination.
La voiture s’arrête enfin, puis les deux hommes à l’avant sortent de la Rolls Royce pour nous ouvrir les portières.
Sur le tarmac, Carly fixe l’hélicoptère prêt à décoller, à quelques mètres de nous, la bouche grande ouverte.
— Il nous attend ? demande Thomas, aussi éberlué que sa mère.
Son frère conserve un visage impassible. J’avais déjà remarqué son habitude à dissimuler ses sentiments derrière cette façade. Et bien sûr, cette fois encore, je n’arrive pas à déterminer s’il apprécie la surprise.
S’il refuse de monter à bord, sa mère voudra rester avec lui, et tout le monde fera demi-tour. J’imagine déjà l’ambiance, le gamin navré de gâcher l’expérience, Carly chagrinée de ruiner mes projets pour leur faire plaisir, et moi, complètement écœuré d’avoir échoué, en colère contre ce gamin égoïste. De surcroît peu désireux de le voir faire un malaise en plein vol, je lui pose la question.
— Si, si, je suis content, m’assure-t-il d’un air ravi. J’ai juste un peu peur.
— Nous ne craignons rien, expliqué-je aux deux angoissés. Le pilote est un professionnel, il maitrise son appareil, et connait les circuits du grand Canyon à la perfection. Il exécute ces excursions plusieurs fois par jour. L’hélicoptère est contrôlé avant chaque départ et aucune condition de sécurité n’est négligée. L’agence que j’ai choisie est la meilleure. Vous êtes prêts ?
Je me dirige avec ma femme vers l’appareil, suivi par ses enfants et mon garde du corps.
L’aviateur nous attend devant, un pèse-personne entre les mains.
— Afin de répartir au mieux votre poids à bord, je vous demanderais à chacun de monter sur la balance. Ces mesures sont prises à l’accueil en temps normal, mais puisque vous êtes venus directement jusqu’ici, je dois m’en charger.
Je me retrouve assis à l’arrière, derrière Thomas, et à l’opposé de ma poupée. Elle a la chance de partager l’avant avec le pilote et bénéficiera de la meilleure vue. Elle va pouvoir réaliser de sensationnels clichés souvenirs, d’autant plus que notre photographe amateur lui a confié son précieux matériel.
Alors que l’habitacle s’ébranle doucement, je remarque les doigts crispés de ma princesse, sur ses genoux. Elle se tient droite, concentrée sur le paysage devant elle. Un coup d’œil à Cyril me rassure. L’adolescent s’en sort mieux que sa mère, il semble même plutôt détendu.
Coiffés de casques, nous écoutons les explications que notre pilote divulgue dès notre altitude atteinte. Je connais bien les lieux qu’il décrit, pour avoir effectué cette visite à plusieurs reprises. On ne s’en lasse pas, c’est vrai, de ces immenses roches sculptées par le fleuve Colorado au fil de millions d’années. L’érosion due à l’écoulement de l’eau a créé ce gigantesque canyon, proche de Las Vegas.
Je me remémore cette première journée avec Carly, notre première nuit, à Lyslodge. Les journalistes ont d’abord assombri nos retrouvailles, puis Adeline. Je ne sais pas si elle agit pour m’emmerder, pour me rappeler notre putain d’accord ou si elle tient vraiment à moi. Peut-être les trois. Le baiser provoqué dans le garage aurait pu provoquer un départ précipité de Carly. Je ne sais pas comment je l’aurais supporté. Le besoin de trouver le bon moment pour lui parler devient urgent. Avant que la peste ne s’en charge elle-même.
Tout de même, ma poupée m’a enfin confié quelques éléments sur l’homme qui partageait sa vie, Christophe. Je suis content qu’elle m’ait divulgué ces détails, mais du coup, je me demande ce qui peut bien lui plaire chez moi, car je n’ai rien en commun avec lui. Si ce n’est Elle.
L’appareil se pose en douceur à proximité du Skywalk et me tire de ma rêverie.
Libérés de notre cage volante, je ne laisse pas le temps à ma poupée de s’interroger sur les hélicos qui nous entourent et l’entraine vers un chauffeur adossé à son 4X4.
— Ces montagnes sont impressionnantes, avoue-t-elle durant la courte ascension qui conduit au site. Certaines donnent l’impression d’avoir poussé sur une autre, comme un arbre au sommet d’une colline. À d’autres endroits, je m’attendais presque à voir surgir des cow-boys et des indiens tant le décor me rappelle les westerns.
— La prochaine fois que tu viendras, on pourra visiter les studios. Mais je t’ai promis Dysneyworld, avant.
— Tu entends ça, Cyril ? On va aller à Dysneyworld ! s’enflamme Thomas.
Le conducteur fait aussi office de guide et notre pass VIP nous permet d’éviter la longue file d’attente.
Mes paumes ouvertes et offertes à ma belle l’invitent à baisser sa garde et à me suivre, alors qu’elle hésite, à l’entrée du point de vue.
Thomas nous a dépassé et il est allongé plus loin, sur le sol en verre, en train de mitrailler les parois rocheuses et le canyon. Son frère, par contre, colle leur mère de près et s’agrippe à la rambarde avec toute la force de ses doigts, sous le regard impassible de mon garde du corps qui ferme la marche. Au milieu de la passerelle, ma belle, cramponnée à la barrière, tend son portable à Kevin et lui demande de faire quelques clichés de nous, puis des enfants. En guise d’approbation au regard interrogateur de l’homme, je lui confie à mon tour mon I Phone. Au diable mes réserves ! Après tout, moi aussi j’ai envie de conserver des souvenirs.
Avant de revenir à Las Vegas, notre Hélicoptère longe le fleuve Colorado, à seulement quelques miles de sa surface, entre les gigantesques parois rocheuses. Carly et ses enfants, guère rassurés, admirent pourtant l’incroyable panorama, les yeux grands ouverts.
Notre pilote rase pratiquement l’eau lors de notre survol du lac Mead et mes visiteurs se montrent enchantés par les couleurs, mêlées aux reliefs qui nous encerclent. L’audacieux professionnel ose même dépasser de peu la limite autorisée quand il nous rapproche du barrage Hoover Dam pour le plus grand plaisir de mes invités.
Au-dessus du strip, les garçons s’évertuent à reconnaitre les lieux que nous avons aperçus ou visités la veille, jusqu’à ce que le pilote désigne les hautes fontaines.
— Oh non ! s’écrie Thomas, on est déjà arrivés !
— On va atterrir sur la route ? s’étonne son frère.
Kevin et moi sourions, complices, tandis que ma poupée observe en silence les bâtiments entre lesquels nous nous faufilons.
L’hélicoptère se pose enfin sur l’un des plus hauts toits de la ville. Ma belle s’empresse de descendre et regarde de tous les côtés, songeuse. Elle a l’air abasourdie et son mutisme commence à m’inquiéter.
— Ne serions-nous pas sur l’une des tours dorées devant lesquels nous attendions tout à l’heure ? réfléchit-elle.
Je profite de la diversion que m’apporte le garde du corps en dirigeant la troupe vers la plateforme, en contrebas pour répondre de manière évasive.
Carly
Aux sensations provoquées par le vol s’ajoute le stress des découvertes qui nous attendent. Nous arrivons dans le véritable univers de ma Perfection et une légère angoisse s’empare de moi.
Kevin compose un code sur le boitier d’une porte blindée qu’il franchit dès son déverrouillage, puis il nous précède dans un étroit escalier métallique en colimaçon avant de répéter la même opération devant un autre panneau en acier. Enfin, nous parvenons dans un couloir aux murs blancs et au plafond tout aussi immaculé, dont la corniche est relevée d’un liseret doré, d’une manière identique au bord des plinthes. L’éclairage, composé d’appliques murales, diffuse une lumière blanche, vive, presque irréelle. Quant à la moquette rouge, je rêve de la fouler de mes pieds nus.
— Nous sommes à mon étage, indique Lukas, fier comme un coq. Ma salle de sport est à droite. Plus précisément, je la partage avec ma sœur et mon frère.
Nous nous arrêtons devant la porte d’en face, et Lukas approche son visage d’un boitier accroché au mur, avant d’y déposer son majeur droit. Le déclic d’ouverture se fait aussitôt entendre.
— Nous voici chez moi, précise encore mon amant en s’écartant pour nous ouvrir le passage, bras écartés. C’est ici que vous résiderez durant la durée de votre séjour. Je vous montre les chambres, vous visiterez plus tard, quand vous en aurez envie.
Nous arrivons dans un nouveau couloir, long, complètement marbré, accueillis par une console incrustée, taillée dans la même roche. Seul le plafond a eu droit à quelques couches de peinture. Ce dernier supporte un superbe lustre dont les strass envoient autant d’éclats que celui du hall de Lyslodge. Le corridor s’ouvre sur une pièce qui me semble immense et lumineuse, éclairée par une belle baie vitrée.
— Je vous souhaite une excellente journée, dit Kevin avant de s’éclipser.
Le propriétaire nous invite à le suivre. Nous dépassons plusieurs portes fermées puis je reconnais une petite cuisine aménagée, ouverte sur une salle à manger d’une taille indécente, trois marches plus bas. Sur la même dalle, recouverte elle aussi de marbre, un petit salon avec bar a été aménagé devant un escalier en fer forgé qui mène à un étage supérieur.
Nous débouchons sur deux séjours plus grands que le précédent. Le premier remplirait la pièce de vie de ma maison, mais le deuxième ! Il prendrait toute sa surface ! Un canapé à doubles angles, je compte neuf, voire dix places, accompagné de deux fauteuils tout aussi impressionnants et de la table basse en conséquence, font face à un écran plat non moins remarquable sous lequel un meuble TV accueille diverses consoles de jeu. Sur le côté, un bar de la taille de ma cuisine est orné de quelques hauts tabourets. Les baies vitrées abritent la largeur du palier, tout comme celui d’en bas, et permettent d’admirer une terrasse bien aménagée, plus grande que mon jardin. Notre bon prince nous invite à franchir de nouvelles marches et désigne deux portes, face à face.
— Ce sont vos chambres, les garçons, précise-t-il en ouvrant la première. Chacune dispose de ses propres sanitaires. L’étage est à vous.
— Les consoles aussi ? demande Thomas, les yeux écarquillés.
— La piscine aussi ? surenchérit son frère.
Lukas éclate de rire tandis que je fais les gros yeux. Mes fils abusent !
— Cela va de soit, approuve notre hôte. Par contre, aucune imprudence, les gars. Je compte sur vous. Vos bagages ont été déposés, installez-vous.
J’attends que nous soyons assez éloignés des enfants et m’assure du contenu des bouteilles aperçues sur les étagères :
— Rassure-moi, il n’y a pas d’alcool…
— Carly, c’est un bar ! Évidemment qu’il y a de l’alcool ! Mais pas que. Fais-leur un peu confiance, à ces gamins ! Ils le méritent, ils sont supers.
— Parce que je veille à ce qu’ils ne fassent pas n’importe quoi !
— Ils en ont besoin, oui, concède-t-il en m’entrainant vers les baies vitrées, la main dans mon dos. Pourtant, je suis sûr qu’ils aimeraient aussi te prouver que tu peux croire en eux. Accorde-leur un peu de lest. Ce sont des sportifs, ils ne vont pas tomber dans l’alcoolisme.
Je reste interdite sur le rooftop, devant une piscine pas olympique mais presque, entourée de bains de soleil. Cyril avait bien vu le bassin. En face, un jaccusi peut accueillir au moins huit personnes, me semble-t-il.
Plus loin, séparé par un ruisseau artificiel qui serpente d’un bout à l’autre, un nouveau bar trône près du garde corps, devant une piste de danse pour l’instant garnie de salons cosy. Dans l’angle opposé, un autre espace détente attire mon attention. Il s’agit d’un télescope fixé à la barrière de sécurité et de sa chaise confort, près d’une desserte. À quelques mètres, écartés du coin danse par le cours d’eau, une table de billard et un babyfoot attendent d’éventuels joueurs.
Je sursaute quand mon milliardaire me propose de m’emmener dans sa chambre.
— Je n’ai pas admiré la vue. Elle doit être impressionnante, d’ici.
— Tu auras l’occasion de la voir, ne t’inquiète pas. En plus, elle est encore plus charmante la nuit. Viens.
Nous retournons au palier inférieur où je me laisse guider jusqu’à cette porte, juste avant la console de l’entrée.
*Skywalk : Grande passerelle horizontale en forme de fer à cheval au plancher de verre et dominant le lit du fleuve Colorado de plus de 1 200 mètres.
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