20. Une question d'honneur
Lukas
Après avoir récupéré des vêtements dans le dressing, je me réfugie dans la salle de bain réservée aux invités, à l’entrée de l’appartement. Je m’infiltre sous la douche sans attendre et vocifère après l’eau glacée. Faut vraiment que je sois atteint pour oublier de patienter un peu.
Imaginer ce type chez elle me rend malade ! En plus, il va leur présenter sa fille ! Dans quel intérêt ? Dans l’espoir de former une belle et grande famille ? Pourquoi Carly ne l’envoie-t-elle pas se faire foutre ? Elle pourrait lui dire que son devis n’a plus d’intérêt puisque notre relation a évolué. Et dans le bon sens, connard ! Je la lui paierai, sa piscine ! Reste chez toi, abruti ! Fallait saisir ta chance avant !
Tu as surtout eu de la chance qu’il ne l’ait pas fait. Imagine de quoi tu aurais eu l’air s’ils avaient été en couple, à ton arrivée en Guadeloupe, mon bro.
Ferme-la, John !
Qu’est-ce qui t’a pris de lui parler de la Nouvelle-Orléans ? Autant lui avouer tout de suite que tu as lu son livre ! Non mais quel boulet !
Ta gueule, John, sors de ma tête !
Et tant que tu y es, dis-lui aussi que tu as piraté son compte Facebook. Fais préparer ton avion aussi, comme ça elle repartira tout de suite !
Loin de me sentir apaisé, je ressors de la douche en pestant contre le monde entier, jusqu’au moment où je croise mon regard dans le miroir.
Mes traits sont tirés, ma bouche forme une ligne et mes sourcils froncés exacerbent ma colère. Va t’excuser, mec.
Le visage de mon frère remplace soudain mon reflet et mon coup part sans prévenir. Mon poing atterrit sur le nez de John avec violence et fait voler son portrait en éclats. Aie ! C’est douloureux ! Je bande mes jointures écorchées avec la serviette et sors de l’appartement pour me diriger vers mon bureau.
*****
— Dannie, beuglé-je, la porte de communication entre nos bureaux à peine ouverte. Avons-nous une trousse à pharmacie ?
Je tiens ma main blessée dans mon autre paume, sans oser la remuer.
— Monsieur Sullivan ! s’affole ma secrétaire. Que s’est-il passé ? Vous vous êtes battu ?
La jolie tête blonde est incrédule.
— Oui, avec mon frère. Vous m’aidez ou je dois appeler une ambulance ?
— J’appelle la sécurité.
— La sécurité ? Pour des doigts cassés ?
— Monsieur Sullivan, je suis désolée, mais nos bureaux ne cachent pas de pansements et je ne suis pas infirmière. Ils sauront vous aider.
— Alors dépêchez-vous au lieu de tergiverser ! Je me vide de mon sang !
L’employée se rapproche et scrute mon membre tremblant, avant de bouger mon majeur. Je sursaute et recule en criant de douleur.
— Monsieur Sullivan, ne m’en veuillez pas, mais si c’était vraiment grave, vous ne plieriez pas vos phalanges, ou la moquette serait tachée. Regardez, les plaies sèchent déjà.
Elle traverse la pièce, ouvre le réfrigérateur et s’empare d’une bouteille d’eau. À côté des verres, elle saisit une serviette en papier, l’humidifie puis nettoye mes blessures avec douceur, son portable coincé entre l’épaule et la joue.
— Dannie Sarli, secrétaire personnelle de Monsieur Lukas Sullivan. Il s’est cogné et ses phalanges sont écorchées. Auriez-vous quelque chose pour désinfecter ses lésions ?
Elle m’entraine vers la sortie après avoir remercié son interlocuteur.
— Les restaurants sont équipés pour soigner ce type d’ecchymoses, explique-t-elle.
— Laissez-tomber, j’appelle John.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Mon ami ne pose aucune question et m’invite à le rejoindre à la réception de l’hôtel. Ma collaboratrice me saisit par le coude et propose de m’accompagner. N’a-t-elle pas mieux à faire ?
— Lâchez-moi ! Je connais le chemin. Retournez travailler.
— Comme vous voudrez, Monsieur Sullivan, accepte-t-elle, aussi raide qu’un piquet, visage fermé. À ce propos, Truman sollicite un rendez-vous urgent. Il dit vouloir s’entretenir avec vous pour une affaire qui ne peut attendre. Il en est à une douzaine d’appels en deux jours.
Elle me suit tandis que j’avance rapidement vers l’ascenseur.
— Faites-le patienter !
— Evidemment, Monsieur, mais il insiste et commence à montrer de réels signes d’irritation. Que dois-je invoquer pour excuser votre silence ?
Le monte charge arrive enfin Je me précipite à l’intérieur et appuie avec frénésie sur le bouton avec ma main valide.
— Dites-lui que je suis en vacances !
Les panneaux métalliques se referment avec une lenteur exaspérante. Je trépigne en soutenant toujours mon membre endolori. En fait, il ne me fait plus si mal qu’au début. Je l’examine d’un peu plus prêt et constate qu’en effet, les écorchures ne sont vraiment pas très importantes. Je me suis enflammé pour par grand-chose, en définitive.
Les portes s’ouvrent à nouveau sur mon bro qui me scrute avec intensité et cherche à évaluer les dégâts.
— Que s’est-il passé ? demande-t-il, intrigué.
— J’ai rencontré un mur, expliqué-je en regardant ailleurs, l’air innocent.
J’espère, du moins.
Mais mon Fry est malin. Il entame immédiatement l’interrogatoire :
— Comment va l’objet de ton obsession ?
— De quoi tu parles ?
— Arrête tes conneries, grince-t-il en appuyant ses paroles de ses yeux verts, plantés dans les miens. Où est Carly ?
Je prends un air choqué, le temps de trouver une échappatoire :
— Bon, tu as de quoi désinfecter mes doigts ou j’ai besoin d’une infirmière ?
— Justement, mec, elle où, ton infirmière personnelle ?
— Tu es lourd, John, laisse-la respirer ! On n’a pas besoin d’être H24 ensemble !
Il capitule, les mains levées en signe d’apaisement.
— Ok, marmonne-t-il en baissant la tête. On vous attendait au Caldo* et on en est déjà à plusieurs apéros, mais on va apparemment devoir encore patienter. On trouvera une trousse de premiers secours dans le bureau du chef. Allons-y.
Les cuisiniers du restaurant gastronomique Preggiato** poursuivent leur travail et ne redressent pas la tête lorsque nous traversons les sections hors d’œuvre et dessert. Seuls ceux qui s’agitent autour de leur responsable, devant les fourneaux, nous regardent avec surprise quand ce dernier nous serre la main et insiste sur mon nom. Sans leur apporter la moindre explication, John m’entraîne dans une petite pièce sombre et exigüe où un vieux bureau en bois croule sous les documents. Unique décoration, une armoire à pharmacie orne le mur du fond. John y récupère un flacon de désinfectant et des compresses stériles. Il nettoie ensuite mes plaies avec une délicatesse que je ne lui imaginais pas, puis y colle des pansements qui finiront vite à la poubelle. Dès que nous en croiserons une, pour être plus précis.
Lors du notre passage-retour, mon bro informe le capitaine de la brigade que nous déjeunerons dans son établissement. L’homme masque mal son agacement lorsqu’il découvre le nombre de couverts. Qu’il ne se plaigne pas, il a au moins la chance d’avoir été prévenu.
La salle est presque pleine, mais notre table habituelle nous attend. De la même manière que nos amis, dispersés dans le salon central du bar. Ils sont tous là. Tous, sauf ma femme et ses gamins. Les yeux rieurs de l’ourse nous accrochent, puis elle plonge la tête dans son sac, à la recherche de son téléphone, dont la sonnerie me parvient.
Les sourcils froncés, elle repose ses billes de glace sur nous. L’air accusateur avec lequel elle me dévisage, le Smartphone collé à la joue, me met mal à l’aise. Elle décale l’appareil de son oreille puis s’adresse à mon frère :
— Carly a besoin de toi. Elle est chez ton pote.
Ses narines gonflent. La fumée va bientôt s’en échapper.
Mon bro cogne mon épaule. Cette bousculade silencieuse, soulignée par ses deux billes vertes, m’assure de son soutien. Il se charge d’apaiser les tensions.
Leandra répond à mon signe de la main et me crée une place entre l’ourse et elle. Parfait, la bête isolée à ma droite, je m’intéresse aux autres, tous à ma gauche. La vue est impeccable, en plus, elle me permet de surveiller l’entrée du bar. Ainsi, l’expression sur les traits de ma belle m’en dira long sur son état d’esprit.
— Qu’avez-vous fait de votre matinée ? demandé-je, tout sourire.
— Nous avons passé un bon moment à Summerlin, répond bébé ourse.
Ils parlent tous en même temps, les jeunes, puis Léandra. J’acquiesce quand ils me prennent à témoin, je m’esclaffe lorsqu’ils rient, ou je les soutiens avec un air contrit s’ils s’offusquent ou sont en désaccord, mais je n’écoute pas leur discussion. Leurs changements d’intonation m’interpellent et provoquent mes réactions. Hélas, elles m’empêchent de réfléchir à une solution pour arranger les choses avec ma poupée.
Je suis bien trop impulsif, j’en ai bien conscience. Cependant, je persiste à penser qu’elle devrait annuler l’hébergement de Machin. Ce ne sont pas les hôtels, gîtes ou chambres d’hôte qui manquent en Guadeloupe, à ma connaissance. Qu’il oublie Ma Carly, une bonne fois pour toutes !
De simples excuses ne suffiront pas, c’est une évidence. Lui expliquer… quoi, au juste ? Elle refusera de m’entendre, de voir à quel point l’image de ce type lui tournant autour me ronge.
Je voudrais que les autres hommes, ceux de ma connaissance, ceux qui ne la connaissent pas, la regardent, qu’ils m’envient. Mais pas lui. Je veux que les femmes la jalousent, pour le bonheur que nous dégageons. Le monde entier, à commencer par le mien, doit savoir à quel point elle me rend heureux. Elle et moi, on représente la perfection et je dois l’en convaincre. Pour cette raison, nous devons effacer toutes les ombres sur notre tableau. Et le vendeur de piscine en est une, d’ombre. Une ombre qui menace de prendre ma place.
J’achète tout ce dont j’ai envie. Je peux façonner tout ce qui me fait envie, de la manière qui me plait. Sauf Elle. Elle est la perle rare, la pièce unique qui manque à vie. Elle a du caractère, elle est naturelle. Simple. Elle aime les gens, et je crois qu’elle m’aime, moi. Par contre, l’excès d’argent ne l’attire pas. Il nous faut trouver un juste milieu. Certes, mais pour l’instant, il te faut surtout trouver le moyen de réparer les dégâts.
— Je suis surpris de ne pas te voir avec Carly.
Carly. Paulo a parlé de Carly.
L’ourse s’en mêle.
— Parfaitement. Qu’as-tu fais d’elle ? insiste-t-elle.
Ne la regarde pas. Surtout, ne te tourne pas vers elle. Trop tard. Mon corps a déjà pivoté.
— Qu’as-tu encore fait ? s’entête-t-elle sèchement, ses stalagmites pointés sur moi.
— Rien qui ne te concerne.
Alors que j’oblique à nouveau de l’autre côté, profondément agacé, mon attention est captivée par des visages connus, dans l’allée du casino. Carly ! Elle arrive ! Je ne reçois pas une douche froide, à ce moment-là, elle est brûlante ! John retient le bras de Ma poupée alors qu’elle cherche à s’élancer vers l’entrée du bar. Ses enfants se sont arrêtés derrière eux. Une dizaine de secondes plus tard, mon bro la libère et la laisse se précipiter vers l’établissement. Deux ou trois pas la séparent du seuil et son air furieux ne présage rien de bon. Je me lève, me prépare à braver la tempête. À l’instant où elle dépasse l’accueil, ma respiration se fait de plus en plus laborieuse, mon cœur s’affole. Nos prunelles se harponnent. Elle redresse les épaules, tient la tête haute, puis approche, déterminée.
— Ne nous attendez pas pour manger, articulé-je, paré pour affronter la tornade.
Elle me foudroie du regard, debout, si près que je sens son souffle sur mon menton, sans prononcer un seul mot. Je ne perçois plus aucun bruit, autour de nous, malgré l’impression désagréable de représenter l’objet du spectacle. Soudain, une gifle brûle ma joue et envoie valser ma tête sur le côté. Je ne bronche pas, serre les poings et mords mes lèvres. Ok, il se peut que je l’ai mérité, ne serait-ce que pour m’être enfui. Face à mon absence de réaction, elle se prépare à un nouvel assaut, mais je vois venir son geste et l’intercepte.
— Non, Carly. Évitons le scandale.
*Caldo : chaleureux en italien. Nom du bar Lounge précédant le restaurant gastronomique Preggiato.
**Preggiato : raffiné en italien. Nom du restaurant gastronomique où Lukas, John et Angie ont leurs habitudes.
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