21. La Carly
Lukas
— Les garçons, restez avec les autres, dit-elle à ses fils.
Je l’entraine un peu à l’écart du restaurant, pas aussi loin que je l’espérais, mais je dois me montrer conciliant. Même si le calme dont je fais preuve, malgré son humiliation publique, me demande un effort surhumain.
Elle attend, sans me quitter des yeux. Que pourrais-je bien ajouter, qu’elle ne sache déjà ?
— Je suis désolé, Carly.
— Je m’en moque ! C’est quoi, ce comportement de connard que tu adoptes pratiquement à chaque fois ? Tu kiffes de rabaisser les femmes avec lesquelles tu viens de baiser ? Ensuite, tu les enfermes dans ta tour avant de les jeter ?
Elle crie. Elle est déchainée.
Les passants nous lorgnent avec une curiosité malsaine. Les habitués doivent être ravis, les cancans chuchotés à l’oreille, autour des tables. Pourtant, je redoute surtout les médisances dont Carlyanne sera le sujet. Il va être difficile de redorer son blason et de l’empêcher de baisser les bras face aux commérages.
— Stop ! ordonné-je d’un ton sec, la main levée en signe d’apaisement. Tu n’as rien compris.
Je me dirige vers une porte dissimulée dans le décor. L’offenseuse ne me suit pas. J’entre et éclaire la salle, une sorte d’entrepôt où sont stockés fauteuils, tables, chaises et accessoires. Je surveille l’accès et l’attend avec appréhension.
Aurait-elle fait demi-tour ? Ah, la voici. Méfiante, elle balaie la pièce du regard puis s’appuie contre une étagère, à l’opposé. Je m’empresse de nous enfermer, au cas où la discussion redeviendrait houleuse.
— Qu’est-ce que je n’ai pas compris ? gronde-t-elle.
Hors de question que nous nous parlions d’un bout à l’autre de la pièce, tels deux étrangers. Je me rapproche assez pour prendre ses mains dans les miennes.
— Tes accusations sont fausses, Carlyanne. Je ne suis pas l’homme que tu décris, et que tu me voies toujours ainsi me déçois profondément.
Elle éclate de rire, un son grinçant qui me fait mal aux oreilles.
— Vraiment ? raille-t-elle avec mépris. Tu agissais pourtant ainsi, en France, d’une manière identique. J’ai eu du mal à m’en remettre, et crois-moi, je ne me laisserai pas détruire, cette fois.
— Celui qui t’a fait souffrir n’existe plus !
— Arrête, Lukas ! Il était devant moi il y a à peine une heure ! J’y ai cru, tu sais, que tu avais changé, mais tu connais le proverbe : chasse le naturel, il revient au galop !
— Tu sais très bien pourquoi je me suis énervé. Je ne veux pas que tu revois Mickey.
Le ton monte à nouveau. Elle se dégage et me désigne de l’index.
— Tu veux, tu veux, tu veux, toujours ce que toi, tu veux ! Et bien moi, je VEUX le revoir.
— Pourquoi est-ce si important pour toi ?!
— Parce que Mickaël est un ami à qui j’ai fait une promesse et que j’ai à cœur de tenir mes promesses !
Elle est exaspérée et se déplace de long en large, sourcils froncés.
— Tu me demandes souvent de t’accorder ma confiance, reprend-elle. Commence par appliquer ta propre requête.
Défiante, elle poursuit, soudain intéressée :
— Tu pourrais venir, toi aussi.
C’est à mon tour de rire.
— Combat de boxe et ravalement de façade des gîtes avec son sang ? sifflé-je en me rongeant les ongles.
— Plutôt combat de coq dans le jardin, pouffe-t-elle. Je suis la poule !
Et moi, je suis sous le charme de sa voix maintenant taquine, de sa main sur sa bouche, de ses yeux plissés. Mes palpitations se calment et me libèrent enfin de mon angoisse.
— Viens là, murmuré-je, les bras tendus.
Ma belle ne se fait pas prier et se réfugie contre mon torse où elle pose la joue avec un soupir de soulagement.
Mon menton repose sur sa tête tandis que mes yeux errent dans sa maison, jusqu’à sa chambre, où la moustiquaire nous a autant ennuyés qu’elle nous a amusés.
— Je logerai avec toi et les garçons, si j’organise un autre séjour en Guadeloupe ?
J’ai réellement posé cette question ?
Ma femme s’écarte légèrement, sans toutefois desserrer son étreinte.
— Tu serais prêt à revoir Mickaël ? s’étonne-t-elle.
— Pour lui prouver qu’il perd son temps, oui.
— J’avais prévu de partager mon lit avec lui, mais...
— Quoi ? me récrié-je du tac au tac en reculant.
Elle me sourit d’un air espiègle et fait retomber la pression lorsqu’elle éclate de rire.
Nous restons enlacés un moment, à savourer la fin de la tempête. J’ignore à quoi elle pense. En revanche, un nouveau projet prend déjà forme dans ma tête.
Concentre-toi sur l’instant présent.
Là, tout de suite, je veux la rassurer, lui montrer l’étendue de mon affection. Nous avons besoin de nous découvrir davantage et pour y parvenir, il nous faut plus d’intimité. L’envie de partager autre chose que des étreintes sexuelles se fait de plus en plus pressante, même si le désir que je ressens en sa présence demeure inextinguible.
Un appel me ramène sur terre et nous sépare. La prochaine surprise nous attend et elle devrait clore la dispute une bonne fois pour toutes.
— La Carly est prête ? Demandez à ce qu’on nous y attende avec deux coupes de champagne, je vous prie. Nous serons là d’ici… deux minutes, annoncé-je en consultant ma montre.
Nos doigts entrelacés, j’entraine ma poupée dans l‘allée, sans m’attarder sur son air intrigué.
— C’est quoi la Carly ? Où allons-nous ? s’impatiente-t-elle, pour la forme.
Je me réjouis déjà de son imminente surprise quand mes yeux se posent sur une grande blonde. Adeline.
— Lukas ! J’ai aperçu tes… potes, au restaurant, je me doutais que tu ne serais pas loin.
Je dégage ma joue de la caresse de sa main d’un mouvement brusque.
— Par contre, j’avais oublié l’existence de ta copine, susurre-t-elle en m’offrant une œillade sensuelle.
Du moins le croit-elle.
— Tu voulais quelque chose ?
— Oui, t’informer que le sénateur Fight est ici.
— Tu aurais pu me prévenir par téléphone. Salue-le de ma part, conclus-je, avec le sourire.
Sans lui laisser la possibilité de poursuivre, je m’éloigne en direction de ma belle, attirée par le hall d’entrée.
La tête en arrière, elle observe, bouche bée, les fresques aux plafonds, bordées de dorures.
— Viens, tu admireras les peintures plus tard, la pressé-je, mon bras autour de sa taille pour l’emmener vers la sortie.
Elle provoque l’agacement des autres visiteurs lorsqu’elle s’arrête après la porte vitrée, ébahie par le spectacle. Face à nous, un large pont permet de traverser la rivière artificielle qui serpente le long du Strip et s’engouffre des deux côtés entre les bâtiments du Bellissima. Sans changer de rive, nous franchissons une voûte d’où nous accédons aux terrasses qui encadrent les canaux.
— C’est encore plus beau que sur les photos !
Un batelier ne lui laisse pas le loisir de s’épancher sur le cadre magique qui nous entoure, puisqu’il m’interpelle aussitôt. Je note qu’elle a effectué des recherches sur le casino, et sûrement sur moi, par la même occasion. Peut-être même a-t-elle pris le temps de visiter ma ville à travers son écran.
— Monsieur Sullivan, Madame, nous salue le nautonier en sautant dans une embarcation après avoir baisé la main de ma compagne. La Carly vous attendait.
— La Carly ? reprend ma princesse, les sourcils froncés.
— Regarde, expliqué-je en l’incitant à se pencher légèrement vers l’avant.
Les yeux écarquillés, elle déchiffre les lettres dorées, gravées dans le bois.
— Elle a été créée pour toi, précisé-je. Elle est plus haute. Et plus longue.
— Et plus brillante. Tu l’avais déjà et tu as fait sculpter mon prénom dessus ?
— Elle a été intégralement fabriquée pour toi.
— Si vous voulez bien vous donner la peine d’embarquer, nous invite l’employé, main tendue.
Conformément à ma requête, les fauteuils, royaux, sont tels que je les avais imaginés, cerclés d’or, avec un rembourrage moelleux, recouverts d’un tissu satiné blanc et entourés d’un galon aux fils d’or.
Un serveur approche, un plateau en main, sur lequel reposent deux flûtes de champagne. Le pauvre tremblote quand il se baisse, et j’ai peur pour nos boissons. Par chance, le gondolier, réceptif, s’en empare pour nous les remettre.
— Toute l’équipe du restaurant Il Pregiato vous souhaite une agréable visite, Madame, bégaie le jeune homme, en nous gratifiant d’un rictus digne d’une pub pour dentifrice.
— Il Pregiato ? répète-t-elle, intriguée.
— Le gastronomique qui va avec le bar où j’ai reçu ma première gifle.
Ma femme baisse la tête, sans doute un peu honteuse de son geste. Elle me ressemble, finalement. Elle est fière, têtue et impulsive. Elle ressemble parfois à une enfant gâtée, lorsque les choses ne se déroulent pas selon ses attentes.
Des cris m’arrachent à mon analyse. Ceux de nos amis, attablés sur la terrasse, en train de nous héler à grand renfort de gestes. Carly gesticule et secoue les bras pour les saluer en retour. Hélas, la barque tangue dangereusement, sous le regard désapprobateur du guide. Ma princesse affiche un air peu rassuré et désolé alors qu’elle se rassied avec précaution. Moi, les doigts crispés sur les bords dorés de l’embarcation, je nous imagine faire naufrage sous les éclats de rire des passants. Manque de chance pour eux, la sélection de mon personnel est très rigoureuse et le professionnel nous stabilise avec aisance, indifférent à leurs regards curieux.
De son côté, ma voisine s’amuse avec l’appareil photo de son téléphone. Les touristes ne s’en privent pas non plus et jouent même le jeu en nous saluant à la manière d’un couple royal.
Plus loin, ma belle est émerveillée par un groupe de musiciens baroques, en tenue du XVIIème siècle. Nous en croiserons d’autres, ils se produisent à chaque carrefour des allées extérieures, non loin des vitrines des plus grandes marques de luxe, et face aux cours d’eau.
Mais pour le moment, ces artistes là, la chanteuse pour être plus précis, nous envoient des roses, rouges bien sûr, du haut du balcon.
— Tu as vraiment pensé à tout, s’enchante ma poupée en portant une fleur à son nez.
— Non, et je regrette de ne pas avoir eu cette présence d’esprit moi-même.
Elle vient de l’un de mes employés, mais j’ignore lequel. Dommage, il mériterait une généreuse récompense pour ce geste qui m’a fait défaut.
Pour quel genre de patron me prend-elle ? Elle se réjouit que Ryan dispose lui aussi d’un gondolier quand elle le remarque au détour d’un virage, dans une barque derrière nous. Elle me suggère même de lui trouver une compagne la prochaine fois, pour que sa virée sur les canaux soit un peu moins triste. Ému, je me moque gentiment avant de l’embrasser. Ma Carly au grand cœur.
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