Partie I : Défaillance (1/2)

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« L’espoir se fane à chaque compatriote que l'on enterre. La dévotion se compte en vies. Le courage se mesure en larmes. Seuls ceux qui ne rencontrent pas la mort, et les fous, la prient encore.

Je devais être des seconds. »

Carnet de bord d’Aria Von Mischtechen - 20 août 2315

ㅡ Six ans déjà, murmura Aria.

ㅡ Six ans et je ne connais plus que toi, souffla Markus.

 Tous deux manœuvrèrent leurs appareils pour émerger d’un sombre amas de nuages et de fumée. La scène de désolation s’offrit à eux et les enferma dans un silence accablant. Une pluie d’obus s’était abattue sur le dôme géodésique protégeant la capitale, Straschbören. Cette citadelle, dernière poche défensive, résistait depuis des mois à une folle tempête de chair et d’acier grâce à la dévotion indéfectible de leur unité, une maigre garde d’élite. Malgré leur fanatisme, malgré des pertes déchirantes, les ennemis avaient transformé leur cité en un paysage macabre. Après plusieurs minutes de vol, ils étaient suffisamment proches pour discerner à l’œil nu les contours de la dévastation. Les cicatrices de la terre s’étendaient à perte de vue. Les bâtiments immenses calcinés, les structures larmoyantes de leur acier rougi face au brasier qui les avait enrobées. Un bip retentit dans le casque d’Aria.

ㅡ S’ils l’ont percé pendant notre absence... se lamenta Markus.

 Hypnotisée par ce panorama, elle laissa flotter les mots de son subordonné.

ㅡ Aria !

 Plus forte, plus sèche, la voix du Lieutenant Markus Hartheng la sortit de son tourment passager. Reprenant ses esprits, elle régla sa fréquence sur le poste de commandement tout en déployant les aérofreins de son IronWitch, un avion-fusée hybride monopilote, pour préparer sa descente. Elle feignit d'ignorer Markus.

ㅡ Black Eagle à Blue Tower, quel est le statut de la piste ? Black Eagle à Blue Tower, répéta-t-elle.

 L'absence de réponse de la tour stupéfia Markus qui jura plusieurs fois. La fin inexorable de l’E.R.H.K., l’Europa for Redemption of the Human Kind, « l’organisation », approchait. La violence s’intensifiait chaque jour face à un ennemi déterminé à plonger, guidé par un espoir idéel, dans cette ultime bataille.

ㅡ Nous atterrissons, commanda Aria.

 Les deux machines, longues d’une quinzaine de mètres, s’alignèrent face au vent et entamèrent leur descente. L'odeur de soufre et de poudre s'intensifiait malgré la filtration de l'appareil. Elle arracha une grimace aux deux pilotes. A deux kilomètres de la piste, tandis qu’elle tentait toujours de rétablir la liaison, un message automatique sur les ondes à courte portée leur indiqua que le réseau de communication global avait été annihilé.

Six années de guerre, pensa-t-elle, tout ça pour en arriver là. Il n'y a plus que les fous pour ne pas l'accepter. Tout est déjà perdu. Notre foyer : un tas de ruines fumant. Cette date fatidique, ce 15 mai, il sera inscrit dans toutes les mémoires comme notre chute. Il ne restera rien, mais tous s'en féliciteront. Je les vois déjà scander leurs pamphlets sur ma mort, sur notre disparition : « Aujourd'hui, un empire, éphémère, disparaît ! » Ces mots résonnèrent brutalement en elle. Elle arrivait à visualiser la scène : le Président des pacificards, Winstercher ouvrant son discours historique devant les foules du monde entier l'applaudissant. Ils ne montreront aucune pitié, je les ai trop vu à l'oeuvre. Exsoltia, je regrette de ne pas t'avoir suivi plus tôt, j'aurais au moins connu l'espoir et, je suis désormais le témoin des derniers battements de coeur de ce monde mourant.

 Les deux aéronefs, aux ailes rétractables en forme de flèche inversée, roulèrent ensemble sur ce qu’il restait de la voie d'atterissage. Deux bijoux de technologie améliorés, capables de se mouvoir même dans la haute atmosphère grâce à quatre propulseurs orientables consommant du propergol solide, accompagnés de compensateurs à gaz froid. Sur les deux cents mètres qui les séparaient du tarmac, Markus, sous pression jusqu'alors, exulta sa rage aveuglément, injuriant les anciens dieux, les sept familles, le commandement et même Aria qui demeura stoïque. Envahie par les ressentiments, elle écouta sa catharsis sans l’interrompre. Elle se laissa porter ailleurs sur les derniers mètres, elle réprima un malaise naissant et scruta le vide qui s'amoncelait devant elle tandis que les vociférations résonnaient dans son casque.

 Nous sommes un peu comme ces kamikazes japonais, se rémémora-t-elle non sans esquisser un petit sourire. Elle revit avec plaisir le visage de son professeur particulier loufoque, M. Brown. Sacrifiés pour glâner quelques heures de répit, pour détruire quelques pièces d'artillerie lourde qui seront aussi vite remplacées. Des femmes, des hommes, des camarades, il ne reste que nous deux. Pourquoi je m'acharne ? Elle regarda par son hublot sur sa gauche pour apercevoir Markus, enragé, rouge de colère. Elle souleva sa main et caressa sur la vitre le visage de l'homme. Toi, au moins...

 Les appareils en triste état s’arrêtèrent sous les encouragements d'une petite foule. Hâtivement, les techniciens étaient sortis du centre de commandement sous-terrain pour réceptionner les deux seuls survivants d’une mission considérée sans retour. Même ici, au sein du poste de pilotage, ils entendaient les explosions qui grondaient dans l’enceinte de la mégastructure de verre et d'acier.

 Avant de quitter l'appareil, Aria enfila son masque à gaz pour respirer sereinement l’air vicié de cette terre. Descendant de l'engin, elle resta imperturbable tandis que tous les autres, malgré leur vaine tentative de réconfort, affichaient un regard sombre et une mine fatiguée à travers leur panoramamasque : un masque à gaz doté d'une grande visière. Markus les repoussa avec véhémence. Ils n'observèrent aucun autre appareil percer les nuages et ils se turent aussitôt. Le groupe se dispersa. Le regard au sol, glaciale, la pilote progressa, suivie du Lieutenant Hartheng, vers le quartier général temporaire situé dans la partie Est de la capitale.

 Les deux pilotes dépassèrent rapidement un premier passage où deux sentinelles, visages scellés, les saluèrent avec respect. Ils franchirent ensuite un deuxième portique de sécurité où ils se soumirent à une décontamination automatique au sein d’un sas. Après avoir retiré le gros de leur équipement, ils se soumirent à une douche sous pression et un séchage. Ils retirèrent ensuite leur combinaison de pilote et enfilèrent des vêtements plus légers. Un scan rétinien acheva les vérifications.

 Ils rejoignirent l'ascenseur et fixèrent le plancher jusqu’à la fermeture des portes. Suivant un court flottement durant lequel la machinerie s'activa dans un tapage métallique assourdissant, Markus déglutit tandis qu'Aria cracha légèrement sur le côté pour se débarasser du goût rance de l'air. Elle choisit enfin de s'exprimer, la voix lasse.

ㅡ C'est la fin, tu dois te faire une raison.

 Elle posa sa main contre son épaule.

ㅡ Pourquoi ? chuchota-t-il d’une voix effacée.

 Son regard croisa le sien tandis qu'elle lui murmurait fugitivement un simple « parce que... » . Elle humecta ses lèvres sèches d’un pincement avant de s'égarer autour d’explications.

ㅡ Demain, ici, nous serons morts ou prisonniers. Il n’y aura plus que des ruines et des cadavres. Nous n'avons plus qu'une vingtaine d'appareils et encore... et tout nous indique qu'ils vont lancer une nouvelle nuée contre le dôme. Tu perdrais ton sang-froid face à la désinvolture de notre état-major. Comment veux-tu que nous tenions ne serait-ce qu'un tout petit peu plus ?

 L'air grave, il secoua la tête et serra ses poings gantés. Il contempla le plafond de cette cage qui les entraînait vers les profondeurs tel un ciel sans étoile. Ce n’est qu’après un instant de mutisme qu’il se résolut à lui répondre.

ㅡ Cette guerre n'a plus aucun sens. Nos missions n’ont plus aucun sens. Que nous nous battions ou non ne changera rien. Notre escadre, Aria ! En miettes !

 Il déglutit, rassemblant un peu de courage.

ㅡ Oui, je préfère mourir dans les airs que de subir les sévices qu’ils nous réservent. Je me battrai tant qu’il restera une vie à sacrifier, mais regarde-nous ! Regarde...

 Un sourire forcé se dessina sur la bouche pincée d’Aria tandis que l'ascenseur finissait sa descente folle pour arriver au quinzième niveau. Markus continua.

ㅡ Tu ne trouves pas ça grotesque ? marmonna-t-il après avoir craché à nouveau sur le côté. Nous avons poursuivi un idéal pensant que cela nous ménerait vers une porte vers le renouveau, mais tout ça ! Tout ça ! Ce n’est qu’un poison pour l'esprit humain. Nous nous sommes conduits à notre perte. Nous aurions dû abandonner il y a des années, tenter autre chose que de vouloir fuir lâchement vers les étoiles !

 Aria détourna son regard, frustrée par ces mots. Finalement, la porte s'ouvrit sur un long couloir vide et morne, grisâtre, menant à la salle de commandement principale et, sans répondre, elle s’y élança à grand pas. Dans cet immense espace où la plupart des sièges étaient vides, quelques membres du haut état-major s'affairaient encore, dont l'Amiral Parmentier, français d'origine et à qui l'E.R.H.K. devait cette glorieuse résistance. Aria exécuta le salut réglementaire avec fierté. Une main sur le cœur. Elle détailla amèrement la mine fatiguée de l'homme qui se dressait devant elle : des cheveux blancs en bataille, l'uniforme en désordre et des traces d'humidité sur ses joues où des larmes avaient coulées. Il s’approcha hâtivement, mais ne prit la parole qu’une fois qu’il eut posé sa main tremblante sur l'épaule de la jeune pilote.

ㅡ Commandante Von Mischtechen, la guerre touche à sa fin ! Plus rien ne tient ! Nos défenses aériennes sont réduites en cratère d’obus ! La ligne de front est enfoncée... tout s'effondre !

 Il secoua frénétiquement sa main libre devant le visage d’Aria, les doigts écartés, mais légèrement refermés. Le lieutenant Hartheng se tenait à l’écart, enfermé dans un mutisme profond.

ㅡ Tout ce pourquoi nous nous sommes battus ! s'exclama-t-il.

 Puis, pris d’une grave colère, il serra avec force, involontairement, l’épaule de la pilote au point qu’elle laissa un rictus de douleur se dessiner sur ses lèvres.

ㅡ C'est la fin ! s'emporta l'Amiral. Nos politiciens s'adonnent à... à des orgies et à des fêtes insensées ! Cela fait si longtemps qu'ils nous ont abandonné. Mais Aria, et vous... Markus, vous êtes tous les deux la fierté de cette organisation, vous êtes ce qu’il nous reste de mieux !

 L'homme leur sembla déboussolé, visiblement submergé par les émotions de la défaite imminente au point de ne plus faire cas des myriades de pertes récentes. Quant à Aria, elle l'observa avec cet air grave. Elle savait désormais que lui aussi avait baissé les bras. Après un bref flottement qui figea la pièce, Parmentier se tourna, lâcha Aria et appuya ses bras fatigués sur son bureau. Il pressa une touche pour faire apparaître, derrière lui, l'hologramme du vaisseau d'exploration : le Redemption. Il marqua une courte pause avant d'éclaircir sa gorge desséchée par l’angoisse croissante et les aboiements incessants, nécessaires pour motiver le peu d’hommes dont il disposait encore, ou peut-être, pour se motiver lui-même. Tous se retournèrent dans la salle, ébahis. Malgré son épuisement, Aria ouvrit grand ses yeux et sa bouche d'étonnement, plus aucun mot ne pouvait sortir et son oesophage se serrait, comme si on l'étranglait. L’Amiral balbutia, fou de rage :

ㅡ Commandante. Ces couards ! Ils nous ont trahi ! Ils ont abandonné leur poste !

 Le regard inquisiteur de l’Amiral scruta la pilote puis les alentours. Une dizaine d'officers, derrière des consoles, s'étaient arrêtés de travailler devant l'image flottant au milieu de la pièce.

ㅡ Nous avons donné l’ordre de détruire cette machine et depuis, la communication est rompue. Pourtant, le dernier ordre du Chancelier Schleswig-Holstein ...

 Il marmonna avant de se reprendre d’une voix morose.

ㅡ Puisse-t-il nous guider vers le salut de l’humanité.

 Aria récita ce même poncif en canon. Le lieutenant Hartheng demeura muet.

ㅡ Vous devez reprendre la tâche qui leur a été donnée et pour cela, je vous fais confiance Von Mischtechen. C’est votre ultime mission, la dernière au sein de notre armée. Le complexe est sous la place centrale.

 Puis, se redressant pour reprendre une certaine envergure, son visage afficha un sourire blessé, aveu irrépressible d’une touche de sincérité personnelle.

ㅡ Aria, fit-il avec affection, vous n'aurez jamais l'occasion de partir découvrir l’univers, de réaliser votre rêve.

 Il se pencha davantage sur elle.

ㅡ Soyez fière de ce que vous avez déjà accompli.

 Aria scruta ses bottes un instant en serrant sa mâchoire. L’Amiral Parmentier se saisit finalement de la mallette qui reposait sur le bureau et la remit à la pilote. Après un échange de regard avec la Commandante, il leur fit signe de s'en aller d’un simple revers de la main.

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