Partie I : Défaillance (2/2)
Les deux, exécutèrent un salut hâtif et quittèrent la pièce promptement. À mi-chemin entre la salle de commandement et l’ascenseur, Markus attrapa, du bout de ses doigts fébriles, la main d’Aria qui se retourna instantanément. Elle découvrit avec surprise le visage de son camarade, si solide jusqu’alors, imprégné d'une peine immense. Incapable de la regarder dans les yeux, sa voix trahissait un homme brisé, désespéré.
ㅡ Il existe et nous allons le détruire ! Allons-nous... l'anéantir ? L'objet de tous nos sacrifices ?
Aria demeura un instant impassible, son esprit agité embrumé par des idées nouvelles. Puis, elle réprima sa stupéfaction, se voilant derrière un air moqueur. Elle tapota sa montre mécanique ; une antiquité en or rose, vestige du goût de l’ancien monde de son père.
ㅡ Ce n’est pas toi qui proposais de tout abandonner il y a quelques minutes ?
Le Lieutenant Hartheng ne réagit que d’un léger grognement et elle coupa court à toute objection.
ㅡ Les ordres sont les ordres. Rassemble nos forces, je veux tout ce qu’il reste des autres escouades. Forme une équipe d'assaut prête à décoller dans six heures. S'il en reste encore, conclut-elle d'une voix lasse.
Elle rajouta hâtivement, caressant la main du Lieutenant de son pouce pour seul réconfort :
ㅡ Essaie de te reposer un peu. Viens me chercher ensuite, le temps que je réfléchisse à un plan.
ㅡ D’attaque ? marmonna Markus.
Elle opina.
ㅡ Ils n’ont jamais avoué la défaite. Si même Parmentier l’admet aujourd’hui, alors la révolte a dû prendre le dessus sur nos forces. Mais nous sommes exténués par l’enchaînement des opérations. Se hâter maintenant nous mènerait à l’échec.
Elle pivota sur ses talons, se détachant de sa main.
ㅡ Enfin… il ne faudrait pas rater la fenêtre qui nous est offerte avant que les scélérats ne se jettent sur nous en découvrant le lieu précis où se trouve le prototype. Je comprends mieux maintenant pourquoi ils ont épargné ce complexe plus que les autres. Ils cherchaient quelque chose ici.
Alors qu'elle s'éloignait déjà vers l'ascenseur pour retourner à ses quartiers au quatrième niveau, elle se retourna. Il s'était assis sur le sol, contre le mur, ses mains gantées couvraient son visage fatigué qu’il frottait doucement. Elle soupira, elle savait que lui aussi aller bientôt s’abandonner à un défaitisme maladif et, délaissant son rôle d'officier, elle se confia, s'agenouillant devant lui.
ㅡ Tant que je vivrai, je n’abandonnerai jamais mon rêve. Je n’abandonnerai jamais l’espoir qu'un jour l'humanité puisse trouver un refuge où nous vivrons en paix.
Catégorique, elle appuya ses propos.
ㅡ Tu le sais ! Tu es l’un des rares à savoir ce dont je suis capable. Prête à digérer l’humiliation, prête à digérer les pertes et les visages de mes camarades tuméfiés par la boue. J’entends encore les cris de Sarah brûlant dans son appareil ou les râles d’Aribert nous suppliant de le sauver alors qu’il est tombé chez les pacificards. Je tremble encore de ses adieux et du bruit de la détente qui a résonné dans nos casques.
Markus releva la tête, lui aussi ne dormait guère plus.
ㅡ Et pour cela, je suis prête à tous les sacrifices. Après tout, notre chère devise n'est-elle pas : Le sacrifice de l'individu pour le salut de l'humanité ? Et même si certains l’ont oubliée, notre organisation a été bâtie pour que nous survivions à l’enfer dont nous avons hérité de nos ancêtres. Pour que nous nous envolions... loin !
Sans trésaillir, elle se mit à réciter quelques vers :
In the vast expanse of darkness, I seek solace,
A realm where stars and dreams can interlace !
ㅡ Aria... souffla-t-il.
Elle se releva et s'éloigna aussitôt. Elle bouillonnait, mécontente de cet élan de faiblesse et se rendit dans ses quartiers, onze étages plus haut. Là-bas, elle se laissa tomber sur une chaise austère devant son bureau ou plutôt, une table faisant office de bureau. Elle ouvrit la mallette et étala l’ensemble des documents sur son rectangle de fortune. Notice technique, plan du vaisseau, note scientifique, guide des commandes, échange entre officiers et ingénieurs. Elle découvrit une quantité impressionnante de documents, la plupart inutiles. Un murmure incontrôlable, une brise furtive : Pourquoi ?
Pourquoi nous l'avoir caché ? Pourquoi continuer à envoyer des vaisseaux de première génération ?
Elle ne cogita pas longtemps. La volonté de l’Amiral était limpide. Elle en eut la certitude quelques minutes plus tard, quand un garde entra précipitamment dans sa chambre. Il lui annonça la mort de celui qu'elle considérait comme un grand homme, un héros et un mentor. D’après les dires de l’intrus venu troubler sa solitude, l’Amiral s'était contenté d'un écrit sur une feuille avant de faire sauter sa cervelle : « Sauvez-nous.».
Son comportement étrange s'éclaircit pour Aria lorsqu’elle questionna l’homme venu la déranger.
L’Amiral n'avait pas supporté d'apprendre la mort de sa famille, victime d'un obus. Il emportait avec lui les espérances chimériques de survie de l’organisation.
Oublier.
Elle se devait d’occulter l’enchaînement des évènements, la rage et la colère, le sentiment d'être trahie, baffouée, qui lui collait aux trippes. Elle décida de se plonger dans la masse de documents. Six heures, six petites heures pour tout étudier, pour déchiffrer, analyser et en tirer des conclusions et un plan. Ses yeux parcoururent l'ensemble de ces milliers de pages en diagonale pour en extraire l'essentiel, pour en obtenir le maximum, annotant, surlignant, classant les documents pour se créer un véritable manuel. Le temps filait, mais l’excitation qu'elle ressentait avait quelque chose d'unique. Elle se sentit investie d'une mission quasi-divine. Des mots se gravèrent sur les parois de son cerveau.
Sacrifice.
Sacrifice de tous pour sauver la graine de l'humanité.
Elle s'enfonça le visage dans ses mains et ses pensées tourbillonèrent.
Seule dans l'espace !
C'est de la pure folie !
Elle regarda tout autour, inquiète, alors que les mots défilèrent sur sa rétine.
Tu vas devenir folle.
Elle se précipita haletante vers un petit lavabo pour boire de l'eau et récupérer un verre. Elle avait beau avoir toujours voulu commander un vaisseau d'exploration, l'idée même de se couper du cordon ombilical de la Terre faisait naître, chez elle, un sentiment de panique.
Que vas-tu pouvoir faire ? Ils ont tous perdu espoir. Ils ont tous perdu leur humanité.
Elle se replongea dans sa lecture, essayant de surmonter l'abattement et, après une heure supplémentaire de travail et de lutte contre la fatigue, elle découvrit une lettre pliée dans la masse de papier. Elle parcourut les quelques mots écrits sur l’enveloppe scellée par un simple ruban adhésif « Lettre à mon ami ». Elle l'ouvrit :
«Cher Professeur Hotternamm,
Tous les deux, nous sommes les disciples incultes d'un univers dont nous démêlons les fils pour mieux le saisir, l’attraper, faire corps avec, mais au final, je pense que, comme moi, vous êtes parvenus à la même conclusion dramatique. Même si nous réussissions à plier l'espace pour voyager plus vite que la lumière, pour jouer avec le temps et l'espace, je crains que d'autres facteurs ne nous en empêchent.
L'esprit humain a quelque chose de fascinant. Même s’il le souhaitait, il ne pourrait se déployer dans l'espace. En effet, sa nature profonde le lie à sa planète d'origine, il éprouve le désir de rester rattacher à sa mère nourricière envers et contre tout. Il se rêve, revenant des contrées lointaines, apporter à son espèce toutes les richesses cosmiques. Cette Terre, il l'aime tant, le berceau de sa survie, écosystème parfait. Il l'a tant bercé jusqu'à ce qu'il le fasse suffoquer comme un enfant qui ne ressent rien en disséquant un insecte.
Ainsi, nous avons constaté cela par l'échec de l'idéologie évasionniste, qui n'est demeurée existante que parce qu'elle était précisément un échec, menant, je le crois, les équipages à une existence infernale dans les méandres de l'univers. Imaginez comment la psychée humaine réagirait si elle savait que désormais elle pourrait voyager vers d'autres corps célestes aavec certitude ? Ce serait le chaos, la guerre pour obtenir une place dans l'un de ces vaisseaux avant qu'il ne soit trop tard. Et au final, nul ne parviendrait à échapper à sa destruction.
Aussi, je me considère comme un monstre en continuant à approfondir les recherches dans ce domaine et je vous prie de m'excuser, cher ami, d'avoir sûrement signé la fin de l'humanité en tant que telle : naïve et rêveuse. Nous avons été le moteur de la transformation de notre société tournée désormais vers une seule motivation : sa survie. Comme quoi, la soif avide de connaissances et d'espoir n'apportent parfois que destruction de tout ce que nous admirons. C'est peut-être là que se trouve le champ de la vertu : savoir limiter sa curiosité dans un monde incapable d'utiliser notre génie. Ce que je n'ai pas su faire.
J’affronte le genre humain. Nous l’affrontons pour le faire évoluer face à sa perte prochaine. Mais je suis certain qu'il saura devenir adulte.
Amicalement. »
Au bout de la lettre, une magnifique signature parachevait le propos : « Professeur Brigmann ». Il semblait pour Aria d’une rationalité irréprochable. L’Histoire le confirmait par cette guerre qui ravageait l’ensemble de la planète.
Le puzzle se complétait devant ses yeux. Un siècle et demi plus tôt, en 2178, le professeur Hotternamm publia la théorie menant à la création de la première génération de vaisseaux capables de plier l'espace : les « Hope » un demi-siècle plus tard. Et puis les départs massifs, les milliers d'arches dérivant dans l'espace. Tout ça pour une conclusion sordide : le conseil scientifique de l'E.R.H.K. l'avait si bien formulé au prix d'arrestations, de déclassements et parfois de leur vie. Même pour un scientifique éminent : on ne contredisait pas les Sept. Elle se rappela de ces conclusions que les médias s'étaient empressés de publier avant une terrible censure et qui avait fait fleurir dans sa bouche de l'amertume : « Si l'univers est majoritairement composé de vide, comment pouvons-nous continuer à prétendre que nous colonisons l'espace. Ils tombent tous sans exceptions dans le néant, dans les déserts occupant les quelques ilôts de vie que constituent les galaxies. Et même s'ils tombaient dans une galaxie, ils seraient probablement trop loin pour rejoindre l'astre le plus proche. » Elle se mit à rire. Exsoltia, toi tu y croyais, tu avais la foi. Une foi inébranlable en notre avenir. Nous t'avons soutenu dans ta folie.
Enfin, elle revit le visage du professeur Henri Brigmann, l'auteur de la lettre, qu'elle avait tant apprécié dans sa jeunesse. Alors vous avez réussi ? souffla-t-elle en continuant à tourner les documents. Un vaisseau capable d'éviter les immenses étendues glacées, ce que vous appeliez le désert de givre. Elle attrapa un carnet de notes avec inscrit « Professeur Brigmann » dessus. Elle feuilleta : « Traité sur la détection des forces gravitationnelles, applications probabilistes ». 2286. J'avais cinq ans ! Tout ce temps gâché ! Des larmes lui montèrent quand elle aperçut dans ce journal les plans, enfin, un ensemble de dessins complétés d'équations mathématiques constituant l'essence de l'engin providentiel.
Toutes ces rumeurs, toutes ces histoires de nos ennemis. Tout est vrai ! hurla-t-elle en son for intérieur.
Elle se tint la tête, prise de vertiges. Une image trônait, le train, les cadavres des scientifiques. Le tragique accident. Elle se souvint du moment où ses parents le lui avait annoncé, de ses larmes, de ses craintes à se recroqueviller au coin de son lit. Tout s'emboîtait. Ce génie de l'astrophysique, Brigmann, était mort en allant présenter ses travaux aux sept grandes familles de l'E.R.H.K.. En parcourant les lignes, elle apprit que le train à sustentation magnétique dans lequel ils se trouvaient avait déraillé et explosé en emportant une grande partie de leurs travaux mais qu'un prototype avait été déjà conçu... Une note du chancelier à un officier des rédempteurs, les services secrets de l'E.R.H.K. datée de 2305 concluait : « Abandonnez le projet Rédemption. Nous ne pouvons plus justifier le coût pharamineux alors que la guerre approche. Les dernières réunions démontrent votre incapacité à le reproduire. En dix ans, vous avez été incapable d'avancer la moindre hypothèse sur son fonctionnement. Vous me remettrez vos lettres de démission et vous serez affecté dès la semaine prochaine au 8ème corps d'infanterie et vous y resterez. Tâchez cette fois de tout sacrifier pour la réussite, pour la gloire et pour le salut de l'humanité ! ».
Un seul vaisseau avait été construit, en deux parties. Le dénouement lui sautait aux yeux, la station Boréalis, à l'abandon depuis le début de la guerre, avait été construite dans l'espace pour y mener des projets scientifiques en collaboration avec les autres entités. L'autre partie, le corps du vaisseau, comprenant le prototype du moteur, avait été bâtie dans les souterrains de la capitale dans le plus grand secret, en son centre. Il y avait eu de grands travaux pour améliorer le traitement de l'air extérieur du dôme. Personne n'avait compris alors pourquoi l'armée avait tant été impliquée dans ce projet. Elle fit le lien immédiatement, les dates coïncidaient.
Aria rangea soigneusement la lettre et les autres documents pour les remettre dans la mallette. Un court instant, elle se surprit en s'inclinant sur le côté, dans le reflet de son verre posé là, à se revoir insouciante comme lorsqu'elle était enfant. Oubliant ce moment fugace, elle continua jusqu'à la dernière minute à glaner des informations. Elle inscrit quelques mots sur un carré de papier qu'elle plia et rangea dans une de ses poches avant de rejoindre son équipe. C’était trois heures du matin, la nuit du 15 au 16 mai 2314, quand elle franchit le seuil de la porte qui la séparait de la salle de briefing.
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