Prologue

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Journal d'un pèlerin

Il est dit qu'en ce monde nombre de choses demeurent cachées dans les ténèbres et les marées amenant avec elles les Horreurs de l'océan sont là pour nous le rappeler. Mais le commun des mortels, ignare et vaniteux, ne considère plus cette vérité à sa juste valeur. Rien de plus à ses yeux qu'un folklore enjolivé fabriqué par nos ancêtres superstitieux, voilà tout. Il s'amuse des tours des mages itinérants comme on s'amuse d'un ménestrel. Il glorifie la puissance de dieux qui ne se montrent plus et dont l'empreinte s'efface de ce monde. Il craint les Limbes comme la promesse d'un châtiment divin en oubliant leur nature première. Je conçois que les forces surnaturelles de notre monde soient pour beaucoup mises à nues et domestiquées, ne laissant guère plus de place au mystère. Est-ce une raison suffisante pour dédaigner les puissances ancestrales disparues ?

Néanmoins, ils se trompent. Elles n'ont pas disparues, elles sont seulement oubliées dans les méandres du temps. J'ai vu la vérité. J'ai vu ces ombres menaçantes tapies dans l'obscurité. J'ai vu ces légendes prendre vie. Ceux qui perpétuent ce savoir se gardent bien de l'exposer, préférant taire jalousement ces secrets.

Je me remémore mes années de jeunesse où les jours s'étiraient à l'extrême, comme on ne l'avait plus vu depuis des siècles. Les heures du cadran solaire s'éternisaient. Les nuits duraient une éternité. À chacune d'entre elles, l'enfant que j'étais craignait que jamais le soleil ne se remontre. Mais il revenait et nous illuminait de sa vive clarté, brillant aussi longtemps que la nuit qui le précédait, à en oublier qu'elle fut là. Je repense à ces souvenirs car ils sont à l'image de notre ère. Nous sommes dans la lumière depuis trop longtemps, nous avons oublié l'obscurité et les ténèbres qui viennent seront éternelles.

Si vous lisez ceci, tremblez pour votre âme, tremblez devant la venue des ténèbres car elles sont proches. Tellement proches.


Prologue

L'homme dans la caverne

Encore un réveil brutal dans le froid et l'humidité. Barry se redressa, s'extirpant du tas de couvertures, et balaya du regard la caverne. Comme à son habitude, celle-ci n'offrit qu'une vision lugubre, ses roches noires et suintantes semblant absorber la faible lumière émise par le feu. Plus étrange encore, l'obscurité semblait toujours plus profonde au-dessus du puits siégeant au centre. Ce maudit puits qui était l'objet de toutes les convoitises. Quelque part, tout tournait autour de ce puits, le seul élément dissonant qui occupait le centre de la cavité souterraine. La première fois que Barry le vit, il lui vint à l'esprit la Gueule du Dieu Souterrain, cet immense trou des légendes qui s'enfonçait dans les profondeurs de la terre quelque part loin, bien loin dans Meridian, au-delà du monde civilisé et de la Mer de Sable.

Dans les premiers jours après son arrivée, il n'avait rien de mieux à faire qu'explorer chaque recoin de la grotte en sachant pertinemment qu'il n'y trouverait rien. Il tomba ainsi sur un journal d'aspect décrépi caché au milieu de pierres. Barry en feuilleta les pages avec précaution, contraint de les manipuler avec délicatesse pour éviter qu'elles ne s'effritent. À l'évidence, ce journal était très ancien et demeurait ici depuis longtemps. Dès les premiers mots, il comprit qu'il ne s'agissait pas d'un journal quelconque. Il est dit qu'en ce monde nombre de choses demeurent cachées dans les ténèbres. Bien sûr, Barry connaissait ce vieil adage sans y accorder plus de crédit qu'à quelque comptine pour enfant. Hélas, le reste des écrits était dans la même lignée, criant de réalité malgré sa teneur fantaisiste. Rien qu'un ramassis d'inepties, aurait autrefois pensé Barry. Pourtant, il faisait depuis peu et bien malgré lui partie de ces personnes au fait de la vérité, ce qui ne l'enchantait pas le moins du monde. Non, cela l'horrifiait.

Domestique vivant une existence simple au service de son roi, son destin avait irrémédiablement basculé le jour où il avait commis un faux pas dans sa triste vie insipide. Avec le recul, abuser de cette jeune et naïve demoiselle de la Cour avait été une grave erreur. Mais sa beauté lui avait fait perdre ses moyens et dans l'excitation du moment, il avait profané sa virginité. Acculé et prêt à tout pour se protéger, il alla jusqu'à réduire au silence de manière définitive son plus proche ami pour cacher la vérité. Hélas pour lui, il ne fallut pas longtemps pour que son méfait n'éclate au grand jour. Le châtiment qu'on lui réservait n'était autre que la mort. Pourtant, à sa plus grande stupeur, Sa Majesté Elle-même le sauva de son funeste sort dans le plus grand secret. Barry n'en comprit pas la raison mais il ne put s'empêcher d'y voir la main des dieux. Toutefois, il ne pouvait taire au fond de lui le pressentiment étrange, semblable à un faible murmure, que cela ne lui rapporterait rien de bon. Mais il ne pouvait deviner qu'il s'agissait en réalité d'un cruel tour du destin.

Il apparut que le roi estimait certaines qualités chez Barry et qu'il vit une occasion à saisir, ce qui valut au criminel ce traitement de faveur si miraculeux. La hauteur de cette faveur ne pouvait avoir d'égal que son prix. Sans même comprendre pourquoi, il fut expressément envoyé dans une lointaine contrée au-delà des frontières du royaume. Ce fut seulement à son arrivée qu'on lui expliqua brièvement la tâche qui lui incombait, une tâche terrifiante sans nul doute. Rien ne pouvait le préparer à cela mais on ne lui laissa pas le temps de s’accommoder de la situation et encore moins le choix. Parvenu à ce stade, son refus aurait signifié la mort. Bien que toute cette histoire lui inspirait le plus grand effroi, échapper à son exécution pour finalement mourir de la sorte lui semblait stupide. Il passa ainsi les trois années suivantes à vivre à l'intérieur d'une caverne humide perdue dans cette région montagneuse et abandonnée de tout.

Comme on lui expliqua le devoir dont il devait s'acquitter, on ne cessait de mettre en avant l'expiation de ses fautes. Bien que ravi de recevoir le pardon en échange, Barry ne passa pas un seul jour sans maudire son sort autant que cette grotte. Il n'avait jamais vraiment été reconnaissant de la vie qu'il menait autrefois, mais servir ses seigneurs en se pliant à leurs quatre volontés lui apparaissait bien moins désagréable que rester saison après saison en ce lieu lugubre où toute vie semblait avoir disparue. Certes, le froid ambiant qui persistait sans tenir compte du monde extérieur ne manquait pas de l’interpeller mais ce n'était assurément pas le plus étonnant. Il le savait très bien pour avoir eu tout le loisir d'observer sa geôle en détails, et cela lui paraissait incroyablement surprenant, aucun animal, aucune plante, pas la moindre forme de vie ne subsistait ici. C'était comme si l'atmosphère étouffante de ce lieu repoussait toute vie, tel le sentiment de répulsion qui lui enserrait le cœur à chaque instant. L'aura malsaine qui y régnait ne ressemblait à rien de ce qu'il avait connu. Il ne pouvait se défaire de l'horrible sensation qu'une force maléfique était à l’œuvre dans cette antre. Les écrits du journal, faisant écho à ses impressions, devenaient presque vraisemblables. Il est dit qu'en ce monde nombre de choses demeurent cachées dans les ténèbres. Ce vieil adage était peut-être vrai finalement. Ces ténèbres dont il parlait pouvaient-ils exister ? Il en avait peut-être une manifestation sous les yeux.

Néanmoins, dans son malheur, Barry pouvait se raccrocher à un faible réconfort, en la personne de Dan, son compagnon d'infortune. Car il n'était pas seul dans ce qu'il n'hésitait pas à nommer sans détour son enfer. Cet homme qui partageait sa mission servait un autre monarque résidant, tout comme le sien, bien loin de la froideur de cette caverne. Dénigrer leur aptitude à déléguer était même un sujet de conversation privilégié entre les deux hommes. Toutefois, lorsqu'il arriva, Barry ne comptait pas sympathiser avec lui, une résolution sans rapport avec leurs origines pourtant bien différentes. Mais face à la solitude et plus encore aux ténèbres indicibles, ils en arrivèrent malgré eux à échanger. À travers leurs discussions de plus en plus fréquentes, ils finirent par devenir proches, et bien plus qu'ils n'auraient pu l'imaginer l'un comme l'autre. Mais ainsi que Barry commençait à l'apprendre, le désespoir est toujours source d'étonnement. Seuls et abandonnés du monde, ils n'avaient que l'autre pour s'accrocher. Ils développèrent ainsi un lien très fort, unique chose qui put empêcher Barry de sombrer dans la folie. Il ne saurait dire s'il s'agissait de son imagination ou de sa propre raison qui s'effritait peu à peu, mais plus le temps passait et plus les ténèbres se renforçaient.

Un jour semblable à tous les autres, Barry fut réveillé en sursaut par les appels de son compagnon résonnant dans la caverne. Émergeant à peine du sommeil, il fut frappé par son entrain, attitude pour le moins incongrue dans cet environnement dégrisant. Après quelques battements de paupières, sa vue s’éclaircit et il s'étonna de voir Dan gesticulant autour du puits et se demanda quelle pouvait être la signification d'un tel engouement. Brusquement il comprit, quelque chose avait du apparaître à l'intérieur durant la nuit.

Il rejoignit Dan. L'imitant, il se pencha pour observer l'intérieur du trou béant. Dans les profondeurs, une brume noire comme la nuit et néanmoins bien visible dans cette obscurité flottait nonchalamment comme portée par un souffle invisible. Qu'importe la façon dont il la regardait, elle n'avait rien de naturelle. Il ne pouvait dire quelle sombre magie était à l’œuvre. Cependant, sans même le réaliser, il ne parvenait plus à en détacher le regard. Il se surprit à scruter intensément l'abîme. Les ténèbres enveloppèrent tout son être comme s'il fut coincé au plus profond de la nuit. Une voix d’outre-tombe lui murmura des insanités. Elle devint assourdissante, lui vrillant les tympans, percutant les tréfonds de son crâne. Il se sentit happé, prêt à chuter dans un océan noir et étouffant qui se déroulait à l'infini sous ses pieds. Une sensation de chute. Le vertige. Puis il revint subitement à lui, haletant, trempé de sueur, allongé sur Dan l'entourant de ses bras, qui visiblement l'avait écarté du puits. Ce dernier s'exclama avec un grand sourire : « Le moment est venu, nous touchons enfin au but ! » Recouvrant ses esprits, Barry aussi savait en son for intérieur, après ces années d'attente interminable, que sa mission consistant à la surveillance du puits en l'attente d'un signe arrivait à son terme. A mesure qu'il prit conscience de cela, le soulagement et la joie l'envahissaient. Je vais enfin pouvoir quitter cette caverne de malheur. Il voulait se laisser submerger par ces sentiments, mais il ne put refréner la peur que lui inspirait l'apparition de cette brume tant attendue et même crainte. En vérité, la terreur le dominait. Pour autant, son sens du devoir conservait le dessus et lui dictait ses gestes instinctivement car il lui fallait encore accomplir une dernière tâche avant de quitter cet endroit maudit qui lui paraissait plus terrifiant que jamais. Et par tous les dieux, rien ne lui faisait plus envie que de partir loin d'ici.

Dan rangeait avec enthousiasme ses affaires, laissant par moment éclater sa joie à travers des cris tonitruants. Lentement, furtivement, Barry alla se placer dans son dos, s'efforçant d'être le plus discret possible, effort s'avérant inutile compte tenu de l'insouciance de Dan. Il chercha à ses pieds une pierre suffisamment grosse, la trouva et se pencha pour s'en saisir. C'est alors que Dan pivota. Barry crut sentir son cœur s'arrêter, mais Dan ne remarqua rien, toujours affairé au rangement de ses affaires, son regard portant sur autre chose. Barry attrapa hâtivement la pierre et, la tenant fermement des deux mains, il la leva au-dessus de sa tête prêt à frapper. Dan tourna subitement la tête et se retrouva face à son funeste sort, une triste compréhension se lisant dans ses yeux. Barry écrasa de toute ses forces le rocher sur le crâne de son ami. Un craquement sourd retentit et alla se répercuter sur les parois de la caverne. Dan tomba lourdement au sol, le corps secoué de spasmes frénétiques et Barry s'y reprit à plusieurs fois, fracassant son crâne jusqu'à ce qu'il gise mort dans une mare de sang. Le souffle court, haletant, il lâcha la pierre, un dernier bruit retentissant avant qu'un silence pesant ne s'installe. Des gouttes de sang chaud perlaient sur son visage couvert de giclées.

À son grand dam, il avait fini par sincèrement l'apprécier. Mais malgré le lien très fort qui les unissait, nul autre que les gens de son royaume ne devaient savoir ce qu'ils venaient de voir. Telle était le fin mot de sa mission, la qualité que son roi avait perçu, la raison qui le dissuada de vouloir établir un lien, trahir cet homme devenu un frère pour préserver le secret.

Tandis qu'il reprenait son calme avec difficulté, le silence fut rompu par un bruit très étrange. Barry tendit l'oreille, en guettant l'origine. Cela sembla venir du puits, un horrible bruit de succion remontant des profondeurs. Il s'avança avec appréhension, craignant le pire. En plongeant une nouvelle fois son regard au fond, il eut tout le mal du monde à croire ce qu'il y vit. En vérité, il espéra, il pria, que ce ne soit qu'un cauchemar. Dans ce qui ressemblait plus que jamais à un trou de l'enfer, l'inquiétante brume avait laissé place à une véritable vision d'horreur. Un tas informe d'organes et de chair à la teinte noirâtre flottait dans un bouillon de sang en ébullition. Cette répugnante mélasse dégageait une odeur écœurante qui emplit ses narines. Il fut pris d'une intense nausée et se précipita le plus loin possible du puits. Personne ne lui avait explicitement décrit le signe sensé apparaître dans ce trou - le savaient-ils eux-même ? -, mais il était loin d'imaginer assister à un tel spectacle. Refusant de rester un instant de plus dans cette grotte, il se rua sur ses affaires et fit son paquetage en toute hâte, ne daignant même pas attraper les objets hors de portée de ses mains paniqués. Puis il se précipita vers la sortie, manquant de trébucher maintes fois dans son élan de panique.

À mesure qu'il s'approchait de la sortie, la lumière du jour pourtant blafarde l'aveuglait. Une fois à l'extérieur, il lui fallut quelques instants pour s'habituer à la clarté. Devant lui s'étendait la vallée rocailleuse nichée entre les monts alentours. Il y trouva les chevaux plus en contrebas. Le ressac retentissait au loin.

Il ne lui restait plus qu'à implorer les dieux pour arriver à destination indemne. L'importance de l'information rendait l'envoi d'un léoptère impossible, Sa Majesté ne pouvant que trembler à l'idée qu'il soit intercepté. Il aurait pu croire que cela lui serait bien égal, mais après tant de temps et d'efforts investis, un étonnant sentiment de dévotion l'animait à présent.

Tandis qu'il harnachait péniblement l'un des chevaux, ses mains toujours tremblantes, les nuages s'épaissirent et le vent se leva en bourrasques qui s'engouffraient dans la vallée et sifflaient à ses oreilles. Le ciel s'obscurcit, plongeant les pieds de la montagne dans l'obscurité. Barry s'empressa de monter à cheval et partit au grand galop. Chevauchant à vive allure dans la combe, un coup de tonnerre secoua soudainement la terre. Il se tourna et vit se dessiner au cœur des nuages devenus noirs de suie un visage déformé et menaçant, secoué d'un rictus immonde. Un autre éclair stria le ciel et illumina ce visage terrifiant à l'aspect démoniaque. À sa vue, Barry fut parcouru d'un violent frisson qui manqua de peu de le désarçonner. Gardant les yeux clos afin de faire abstraction de ce cauchemar, il s'accrocha fermement aux rênes et chercha une quelconque prière qui lui donnerait la force de braver ce déchaînement de ténèbres.

Tandis qu'il s'éloignait, il songea non sans crainte à la signification de tout ce dont il venait d'être témoin, incapable de taire l'angoisse lancinante que le monde s'apprêtait à changer pour le pire.

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