Chapitre 1

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Chapitre 1

Willem

De l'avis de Willem Obregon, il n'y avait rien de tel que flâner une fois son devoir achevé. Récompense de l'accomplissement de sa charge qui ne lui laissait guère de repos, il prisait tant ces moments de liberté et de détente, que trop rares à son goût. À son habitude, l'envie le prenait alors de se promener en ville, profiter de l'ambiance de vie grouillante et salvatrice, rencontrer de nouvelles gens. Il aimait tout particulièrement échanger avec les voyageurs, nombreux, qui faisaient halte à Dalt.

Cette nuit, il veilla à moitié assoupi sur des rouleaux de parchemins et d'épais registres, autant de documents débordants d'informations que d'aucun trouverait assommantes. Ce n'était pas son cas, il adorait tout ces trésors de papier, véritables compilations regorgeant de richesses insoupçonnées. Néanmoins, il n'en demeurait pas moins content d'avoir achevé son labeur et estimait bien mériter un moment de détente. Quand il en eut fini, le jour commençait déjà à pointer, les timides rayons du soleil naissant perçaient à travers l'obscurité gris-bleu de l'aurore, colorant le ciel de lueurs pourpres qui dansaient au-dessus de la belle cité fortifiée de Dalt. Édifiée sur une imposante colline, elle offrait une vue imprenable sur les terres alentour, champs, petits bosquets, vergers, pâturages et cottages s'étendant à perte de vue. Une vision magnifique de l'aube qui le comblait et compensait ses nuits blanches. Le panorama de la région était encore plus époustouflant du château, trônant fièrement au sommet de la colline. On avait alors l'impression de se jucher au faîte d'une montagne.

Machinalement, ses pas le menèrent à son auberge favorite, la Table du Coq. Un modeste établissement niché à l'angle de l'embranchement de l'allée du Ferrant et du boulevard du Troc, que tenait le vieux Larson, un homme bourru au crâne dégarni. On y trouvait toujours des gens de passage intéressants, marchands du Culte, reîtres, chevaliers errants, et aussi parfois de drôles d'oiseaux. À cette heure encore très matinale, la salle à manger principale comportait seulement quelques habitués attaquant la journée par un bol de bouillie et des poivrots achevant comateux une nuit trop arrosée. Il salua Larson et vint s'asseoir au comptoir échanger quelques mots avec celui-ci. Puis, le laissant vaquer à ses occupations, il prit ses aises et, les yeux somnolents rivés sur la rue, regarda les passants aller et venir un bon moment. Le sommeil le gagnait mais il persistait à le tenir en échec, la fatigue accablante ne l'épargnait qu'à l'occasion de quelque conversation avec les rares clients se succédant au comptoir. À mesure que le jour se levait, la rue grouillait de plus en plus de vie et les gens affluaient dans l'auberge.

La matinée se trouvait déjà bien avancée quand l'étranger prit place à son côté. Ayant tout l'air affamé, il commanda un repas copieux, gruau, œuf, lards fumé, saucisse, galette d'avoine. « Vous n'êtes pas de Ribbon, je me trompe ? Observa Willem. Laissez-moi deviner. Vous venez de l'ouest, de Bredor.

- Yep. Z'avez l’œil vous. J'suis des Palains, j'ai fait le voyage avec une délégation marchande d'la capitale venue renifler des bonnes affaires pour la couronne, et j'suis comme qui dirait v'nu pour la même raison. »

Larson lui apporta son repas qu'il s'empressa d'attaquer. « M'appelle Drov Merinc, reprit-il tout en enfournant une saucisse juteuse. Sûr'ment qu'vous me connaissez pas, mais j'suis un tanneur plutôt renommé par chez moi, et j'aim'rais m'acheter mes cuirs directement aux trappeurs, voyez, et c't ici qu'on trouve le meilleur cuir paraît-il, alors j'viens prospecter. Ce mariage est une aubaine pour les petits artisans comme moi. Alala, z'y croyais à ça, Ribbon et Bredor ensemble ? Nos ancêtres doivent s'retourner dans leur tombe. » Des sujets en vogue, le mariage était celui présent sur toutes les lèvres. L'union des royaumes de Ribbon et Bredor scellée par un double mariage, il y avait de quoi enthousiasmer les foules, nobles et seigneurs comme petite-gens. Les hommes comme Willem s'attardaient plus sur l'alliance politique que sur le mariage lui-même. À l'inverse, quoi de plus exaltant pour le petit peuple qu'un mariage princier, si ce n'est deux ? Partout, on se réjouissait de l’événement, les hommes salivaient sur la beauté angélique des princesses Claire et Lucille, les jouvencelles succombaient au charme envoûtant des princes Arthur et Dicken. On se plaisait à imaginer avec extase les luxueuses tenues, les gracieux ballets, les festivités extraordinaires, les banquets raffinés, la somptueuse cérémonie qui verrait le plus grand rassemblement de rois et reines, de princes et princesses, de grands seigneurs de tout horizon, l'opulente réception aux milles délices et merveilles qui ne manquerait pas d'être mémorable – que pourtant aucun d'eux ne verrait.

En bref, on s'extasiait sur le moindre détail. Et en vérité, toute cette effervescence niaise fatiguait Willem à la longue. Aussi trouva-t-il rafraîchissant l'engouement du bredorien. Sûr, lui aussi n'avait cure de s'enthousiasmer, mais pour des raisons toutes autres. Là où la plupart ne voyait qu'un événement mondain, Drov voyait les opportunités commerciales sans précédent qu'offrait le rapprochement des deux royaumes. « Oubliées, finies les taxes, j'vais pouvoir me fournir directement à la source, clamait-il bienheureux. Vous n'imaginez pas à quel point c'est dur de faire son p'tit commerce sans appartenir au Culte. Les prix qu'ils pratiquent sont criminels. » Et pourtant, n'en déplaise au bredorien, Willem n'en avait qu'une trop bonne idée. Il ne répondit pas, mais le Culte se trouvait être pour lui le sujet fâcheux par excellence. Il songea un instant à ses cortèges de marchands qui ne manquaient jamais d'attirer l'attention où qu'ils passaient, vêtus de leurs élégantes tenues chatoyants d'argent et d'or, et aussitôt sa pensée s'égara sur quelques chemins sinueux hérissés de ressentiment.

L'enthousiasme inépuisable de Drov le ramena à la réalité et, s'installant à une table à l'écart, ils continuèrent de deviser du mariage et autant d'autres sujets divers et variés, agrémentés de quelques chopes. Né de basse extraction, le tanneur ne s'en montrait pourtant pas moins curieux et intéressé de nombreux domaines. La conversation se poursuivit et Willem se plût à constater que son échange avec le bredorien était l'un des plus enrichissants qu'il lui fut donné d'avoir, tant et si bien qu'il finit par éprouver une réelle affection pour lui. Son interlocuteur se sentant lui-même plus qu'à l'aise, celui-ci finit par évoquer sa tragédie personnelle qui fit tomber un voile sombre sur la conversation. Il lui apprit ainsi qu'il était un survivant de la Révolte du Grondant. À la mention de ce nom lourd de signification, un pincement au cœur saisit Willem. Ce triste incident entachait l'histoire du royaume et, à ce titre, constituait une honte pour le ribbonais qu'il était. Qui plus est, il avait des raisons plus personnelles d'en être hanté, bien que cela, presque personne ne le savait.

Force de l'admettre, ce bref conflit n'était pas sans rappeler les temps de guerre de jadis. Un autre âge, que certes il n'avait pas connu mais qui, n'en demeurant pas moins terrifiant, pouvait prendre forme dans son imagination fertile. Comme pour se flatter de vivre dans un pays civilisé à un âge civilisé, il aimait à séparer l'histoire contemporaine du royaume de son passé plus ancien et bien moins reluisant, une époque chaotique de guerres incessantes, de ravages, d'atrocités, en témoignaient les écrits d'historien. Une époque trouble heureusement révolue, ce qui ne l'empêchait pas de déplorer les quelques fâcheux écarts qui vinrent obscurcir la paix multicentenaire. Telle la Révolte du Grondant, vieille de seulement treize ans, dont les cicatrices marquaient toujours la province. Nombreux étaient ceux qui n'oublieraient pas de sitôt et se moquaient bien d'événements comme le mariage. Fleurs, banquets et luminescence n'effaceraient pas leur souffrance et leur rancœur. Les hautes-gens pouvaient bien se marier dans la volupté s'il leur plaise, le petit peuple de Dalt devait vivre avec une réalité toute autre.

Du reste, Bredor en avait également souffert. L'homme qui se trouvait face à lui en était tristement la preuve. Willem s'émut même tandis que Drov raconta, non sans peine, comment il y perdit toute sa famille. Femme, enfants, parents, sœur, nul n'en réchappa, nul à l'exception de lui-même et de sa jeune nièce. Du moins si l'on pouvait considérer cela comme une échappatoire pour la fillette, que les dieux lui viennent en aide. Ne restait d'elle qu'une coquille vide, un oisillon qui jamais plus ne volerait, corps et esprit brisés. Ce qui la transforma ainsi, Drov n'en dit rien et Willem, pressentant la douleur du souvenir, lui épargna la question et lui fit grâce de ce tourment.

Malgré cela, le bredorien prenait grand plaisir à dépeindre le tableau de leur vie quotidienne, et Willem s'émerveilla de la dévotion avec laquelle il effectuait toutes ces tâches pour sa nièce. Ne pouvant plus rien faire par elle-même, alimentation, habillage, toilette, tout lui incombait sans jamais le gêner. De toute évidence, il aimait s'occuper et prendre soin d'elle, et il lui parût évident qu'il avait autant besoin d'elle que l'inverse. D'ailleurs, il ne semblait nullement ravi d'avoir du s'en séparer, ne fut-ce que pour quelques jours. « J'la laisse jamais seule, mais j'pouvais pas l'emmener avec moi et j'ai personne à qui la confier. » Et avant de se laisser aller au désarroi, son formidable optimisme reprenait le dessus. « Ça tombait plutôt bien en fait. J'connaîs un xollit justement de passage qui m'devait un service et devinez quoi, l'a faite admettre dans une pension du Culte. Cher mais z'y prennent bien soin d'elle, tant que j'paye. Et connaissent bien le luxe c'gens-là, ç'doit lui plaire. »

Alors que Drov commandait une énième choppe, un homme accouru vers eux et les interrompit brusquement : « Lord Flambeau, sa Seigneurie exige votre présence instamment. » Très surpris, le bredorien ne pensait visiblement pas converser avec le bras droit du duc de Dalt lui-même. Willem se leva, retenant un juron, jeta sa bourse en pleine figure de l'autre en lui enjoignant de régler la note, et s'adressa à Drov : « Veuillez m'excuser mon ami, il semble qu'une affaire urgente me réclame. Triste de constater qu'ils ne peuvent se passer de moi quelques malheureuses heures. J'ai été ravi de vous rencontrer, et j'espère que nous nous recroiserons avant votre départ. Je viens très souvent dans cette auberge. Autrement, allez donc voir Larson de ma part, il connaît tout le monde dans le coin, il vous recommandera des cuirs d'exception. Je vous souhaite de tout cœur un agréable séjour à Dalt et bonne chance dans vos affaires. » Puis il se détourna et fit signe au messager l'attendant déjà à l'entrée qu'il était prêt à le suivre. Une fois encore, sa Seigneurie trouvait le moyen de gâcher comme il en avait le secret un de ses précieux moments de détente.

Ils remontèrent le boulevard du Troc qui desservait toute la ville, la traversant de part en part, et trouvèrent lord Gerard Branegan dans la poisseuse rue du Lac. Il s'attendait à le trouver dans un état second comme il en était la plupart du temps, et il l'était. Mais cette fois, il semblait vraiment à l'excès. Willem eut parié qu'il avait passé la nuit à fumer cette immonde mousse bleue dont il raffolait tant. Hagard et crispé, il s'agitait en tout sens, offrant à ses ouailles un spectacle tout aussi navrant que grotesque. « Will, enfin te voilà ! Il y a des macchabées dans ma ville, il faut les trouver !

- Des macchabées à Dalt, impossible.

- Je te dis qu'ils sont là.

- D'où tenez-vous cela ?

- Ils sont là. Je les sens. » Willem huma l'air sans grande conviction. « Vous les sentez ? Je ne vois pas comment sentir leur odeur avec cette puanteur », dit-il en désignant les étals environnantes de poissons qui ne semblait guère frais et exhalait des effluves nauséeuses. Lord Branegan le scruta d'un air ahuri comme seul la béatitude de la fol'mousse pouvait produire. « Qui parle d'odeur ? Leur présence, bougre d'idiot ! » Aussitôt, il se remit à courir, talonné par ses gens. Que voulait-il dire par sentir leur présence au juste ? Encore quelque délire de fumeur de mousse. Dépité, Willem se résigna à le suivre, se sentant en cet instant plus valet que conseiller.

Ils dévalèrent les rues bondées qui se succédaient sans fin et arrivèrent finalement sur la place du Fervent. Une foule abondante et animée l'occupait, quoique pas plus abondante qu'à l'ordinaire, mais le duc s'y enfonça, bousculant sans ménagement quiconque se trouvait sur son chemin. À la recherche d'un point surélevé, Willem gravit une pile de sac de grains proche et put ainsi balayer la place du regard. Les marchands vantaient leurs produits, scandaient leurs accroches tapageuses, les gens allaient et venaient d'étal en étal, étudiaient, soupesaient, achetaient. Rien là d'inhabituel, ainsi qu'il en convint, jusqu'à ce que quelque chose n'attira son attention et suscita chez lui une légère inquiétude. Au pied du sanctuaire de l'âtre divin, majestueux édifice de pierre grise dont la grandiose cheminée narguait de toute sa hauteur extravagante les toitures de la ville, s'y dessinait un cercle étrangement vide de passage où à sa périphérie s'amassait la foule. Au centre, un groupe d'homme portant les couleurs de Bredor. À en juger par les chariotes pleines de marchandises qu'ils transportaient, il devina qu'il s'agissait de la délégation marchande avec laquelle voyageait Drov. Serait-ce là l'explication de ce foutoir ? se rassura-t-il. Les daltais ne voient-ils pas assez souvent de bredoriens pour ne pas s'en enquérir lorsqu'il s'en présente ?

Mais en y regardant plus attentivement, quelle ne fut pas sa surprise quand il remarqua le teint grisâtre de certains. Leurs coloris fantomatiques de cadavres ambulants ne trompaient pas, des macchabées sans nul doute. Lord Branegan avait raison ! Par les dieux, comment a-t-il su ? Cela amena une autre interrogation tout aussi curieuse, par quelle aberration des macchabées aient pu croire pouvoir venir à Dalt sans encombre. Que voilà une chose curieuse dont il n'en revint que difficilement et force était de s'interroger sur la façon dont lord Branegan avait pu le savoir, cela demeurant toutefois un épais mystère. Fut-elle un effet énigmatique à mettre sur le compte de la fol'mousse, Willem ne disposa pas du luxe de s'en étonner plus longtemps. Une bête fauve et affamée lâchée sur eux, voilà ce qu'était sa Seigneurie, et à moins de le museler à temps, il se repaîtrait des malheureux. Aussi, il s'enfonça à son tour dans le flot de badauds avec l'espoir de le retrouver avant qu'il ne commette quelque bêtise. Par chance, il était fluet et vif, capable de percer la foule, quand le duc était imposant et devait progresser lentement malgré ses ruades. Plus on se rapprochait du promontoire central où la foule compacte se regroupait, plus le bruit du marché vous assourdissait, et plus il était difficile de progresser.

Sortant enfin de la masse, il déboucha non loin de l'espace vide creusé par la répulsion que provoquaient les macchabées. Plus on s'approchait, plus la densité de la foule diminuait. Constatant l'absence de Branegan, il marqua une brève pause pour reprendre son souffle, ce qui lui donna le temps d'observer la scène. Encadrée d'une douzaine de soldat bredorien, une dizaine de marchands richement vêtus, pour moitié macchabée, tentait d’appâter les passants. Certains faisaient mine de ne pas les voir, les autres affichaient sans retenue des expressions de dégoût ou d'indignation, mais tous décrivaient prudemment un détour pour les éviter. Voir des macchabées au sein de ces murs étaient une chose exceptionnelle, la ville interdisait leur présence sous peine de mort. Une loi proclamée par lord Branegan il y a de cela plusieurs siècles que Willem n'appréciait pas le moins du monde, appartenant aux rares personnes du coin un tant soit peu sensibles à leur persécution. Certes, il avait rarement vu de ses yeux un macchabée subir le courroux de Branegan pour ce crime. Cela faisait longtemps maintenant que, hormis quelques exceptions, les intrus n'étaient plus exécutés mais seulement reconduits hors de la ville, toutefois il pouvait aisément imaginer combien de pauvres macchabées en firent les frais au fil des siècles sous la coupe de Gerard. Mais allez donc raisonner une tête de lard tel que sa Seigneurie Gerard sur un sujet si... sensible pour sa personne, pensait alors Willem.

Les bredoriens n'en restaient pas moins sourds à cette aversion flagrante et poursuivaient vainement leur commerce. C'est alors que lord Branegan sortit en trombe de la foule, avec, non loin derrière, sa garde qui se démenait gauchement pour le rejoindre. L’œil mauvais, il héla férocement les macchabées: « Il faut appeler la mort de ses vœux pour oser souiller ma ville de votre infâme présence. » Interpellés par la rudesse de son ton, les macchabées ne purent plus feindre l'indifférence, tout autant que les badauds qui les ignoraient. Voilà qui promet de l'animation, s'exaspéra Willem. Il se porta à sa hauteur avant qu'il ne reprenne. « Non messire, pas de décision hâtive. Vous n'êtes pas dans un état propice, vous allez vous emporter. » Ainsi qu'il le craignait, le spectacle attira plus de monde et bientôt nul n'ignorerait ce qu'il se passait. Tapage manifestement insuffisant au goût de Branegan qui alla se percher sur l'estrade qui surplombait la grande place, à l'entrée du sanctuaire, et cria : « Daltais ! Pourquoi vois-je des macchabées à mes pieds ? Pourquoi ne défendez-vous pas votre ville ? »

Toute la place suspendit son activité et ne tarda guère à se rassembler. Willem le rejoignit là-haut et revint à la charge, bien décidé à le dissuader : « Vous ne pouvez les faire exécuter, ce sont des envoyés de Bredor. Voyez leur parure. » Il parlait à un mur, et maintenant l'adhésion du peuple allait conforter le duc dans sa démarche. La foule était secouée de murmure de malédiction, de jurons. On pestait, crachait, menaçait. Tout alentour respirait le mépris et la malveillance, mais tous n'en restaient pas moins à bonne distance. De crainte des hommes d'arme qui les accompagnaient, nul ne se risqua à avancer. La garde entreprit bien de s'en charger, Branegan les arrêta, tenant d'après ses propres mots à ce que ''l'honneur'' en incombe au peuple. La tension était palpable, et le duc qui ne cessait de les enjoindre d'attaquer ne fit que l'accroître. « Saisissez-les ! Hurla-t-il plus pressant que jamais. Mais à peine la foule, enfin décidée, opéra de bouger que les bredoriens dégainèrent leurs armes et s'interposèrent. « Nous avons la responsabilité d'escorter ces hommes ! Ne croyez pas que nous allons simplement vous regarder faire.

- Partez, ou subissez le même sort ! Allez, vous tous, qu'attendez-vous, massacrez-les ! » La foule hésita, tous les regards portant sur le fil luisant des épées prêtes à trancher. « Duc ! Nous sommes des soldats du royaume de Bredor, au service de Sa Majesté le roi Gorman Fraust. Si vous vous en prenez à moi et mes hommes, vous vous en prenez au royaume. Mettez un terme à cette folie tout de suite ! Je vous en conjure !

- Messire, écoutez-le, abonda Willem. Vous n'êtes pas dans votre état normal. Ne commettez pas l'irréparable. Réalisez-vous ce que vous faites ?

- Est-ce ainsi que tu parles à ton seigneur ? Aboya le duc.

- Même si nos royaumes doivent s'unir, il est impératif de fixer des limites, déclara ser Banarin, l'un des conseillers militaires du duc. Si nous laissons passer cet affront, les bredoriens se diront que leurs macchabées peuvent se moquer de nos lois et venir ici quand ça leur chante. Ça commence avec les macchabées, et qui sait jusqu'où ça ira. » Force d'admettre que son argument avait un certain sens pour le plus grand plaisir du duc, mais il ne pouvait prévaloir sur la paix. « Mais cela risque d'être pris pour une déclaration de guerre ! Ne le voyez-vous donc pas ? » À l'évidence, non. Du moins Branegan, car nul doute que son entourage le voyait, mais ceux qui n'approuvaient pas en avait trop peur pour contester, laissant Willem seul face à la bêtise de son seigneur. « Gerard, écoutez-moi ! Vous n'êtes pas vous-même.

- Cesse de répéter ça, je suis moi-même ! Si jamais tu as l'audace de le redire, je t'éventre avec eux. Tiens-toi le pour dit. » Ser Tomer, le capitaine de la garde qui, Willem le savait fort bien, ne l'avait jamais apprécié, s'esclaffa bruyamment. Terrifié et désemparé, il ne connaissait que trop bien son seigneur quand il était dans cet état, aussi il n'allait pas se risquer à provoquer son courroux. « Oui Messire, vous êtes vous-même », mentit-il, n'ayant d'autre choix que de lui donner raison. Pourtant, c'était la parole même de Gerard qui donna raison à Willem, car il n'était pas dans la nature du duc de menacer ses propres gens.

Malgré l'horreur de la situation et la fatigue accablante, l'esprit de Willem restait vif et alerte, ses pensées fusaient. Mais bien que conservant son sang-froid pour l'instant, la panique menaçait de le submerger. Ses tripes se nouaient, non pas à cause du drame en cours ni de son impuissance, mais à cause d'une question plus terrifiante encore qui s'imposait à lui. Comment le roi Fraust va-il réagir à cela ? Il n'est pas réputé pour sa clémence. Et si le duc compromettait l'alliance ? Une évidence se fit jour. Quoi qu'il se passe à l'intérieur de ces murs, cela ne doit pas en sortir. Il lui fallait agir, et vite. De toute évidence, les vivants lui posaient problème. Sauver les macchabées semblait désormais impossible, ils avaient déjà un pied dans la tombe, mais laisser mourir des soldats était une tout autre affaire. Peut-être Willem aurait-il une chance de justifier la mise à mort de macchabées malgré leur appartenance à Bredor en mettant en avant les lois de la ville. En revanche, il serait bien vain d'essayer de justifier l’exécution de soldats bredoriens. Quoiqu'en arriver à devoir se justifier constituait déjà un échec, il fallait à tout prix étouffer l'affaire au moins jusqu'au scellement de l'alliance. Garder les soldats – et les autres marchands qu'il en avait presque oublié - en prison sous prétexte de leur propre sécurité lui sembla une bonne idée. Pour le reste, il aurait après tout le temps de prendre les dispositions nécessaires pour museler les daltais et empêcher quelque fuite.

Mu par cette conviction, il tenta ce nouvel angle d'attaque comme lord Branegan intimait l'ordre à ses hommes de pourfendre quiconque résisterait. « Non Messire ! Disposez des macchabées selon les lois, mais épargnez les vivants. Si vous vous en prenez aussi aux soldats, les conséquences seront terribles pour tout le royaume, pour Sa Majesté le roi. Rien n'excuserez cela, pas même des macchabées.

- Au diable les soldats ! Je m'en moque. » Willem décida de prendre cela pour un consentement et donna ses instructions : « Gardes, saisissez-vous des vivants, soldats et marchands ! Surtout ne les tuez pas ! » Aussitôt, ceux-ci s’exécutèrent. Les fantassins bredoriens furent rapidement neutralisés et écartés, laissant les macchabées seuls et démunis qui se retrouvèrent face à une horde d'enragé. Plus rien ne faisant obstacle à sa furie, elle s'abattit sur eux tel un raz-de-marée et les engloutit. La mêlée humaine empêchait Willem de voir distinctement mais il entraperçut les malheureux recroquevillés au sol, tentant tant bien que mal de se protéger de l'avalanche de coup qui s'était mise à pleuvoir. Leurs carcasses encaissaient coup de pied, bâton, pierre, dans le visage, la nuque, le ventre, le dos. On en vint à se saisir de leurs bras et jambes et à les maintenir afin qu'ils ne puissent plus se protéger, laissant leur corps exposé à la merci des lyncheurs. Puis, Willem ne vit plus rien. Cependant, il entendait très nettement, par dessus les cris de rage et les hurlements de douleur, les bruits écœurants de la chair rossée ponctués par quelques craquements d'os. Assurément des coups mortels pour tout humain normal, et les macchabées n'eurent jamais du souhaiter l'être plus qu'en cet instant.

Willem se serait horrifié de leur supplice s'il n'avait déjà vu tant de déchaînements de violences semblables chaque fois qu'il s'en s'aventurait dans la région. En ces occasions, les habitants d'ordinaire paisibles de Dalt révélaient une sauvagerie des plus étonnantes. Que de tels actes de violences se furent banalisés répugnait le conseiller. Oh, bien sûr, il savait pertinemment que la population de la province nourrissait une forte haine envers les macchabées. Il croyait avoir pris conscience de l'ampleur de ce sentiment depuis longtemps. Pourtant, il devait admettre qu'il l'avait rarement vu s'exprimer aussi férocement. À ses côtés, le duc se délectait du spectacle en poussant des gloussements. Le ravissement illuminait ses traits, l'émerveillement se lisait dans ses yeux, brillants d'une lueur bleutée surnaturelle tel des myriades de zircon. Cette vision lui glaça le sang.

Le temps passa sans que la foule ne se lasse. Alors le duc fit signe à Tomer et celui-ci pressa ses hommes pour arrêter la foule et en extirper les macchabées. Leur apparence piteuse se résumait à des formes inertes, corps boursouflés, certains membres s'arquaient en angle extravagant. Ils furent traînés à moitié inconscient jusqu'à l'estrade tandis que les autres captifs furent conduits dans quelque geôle à l'écart du tohu-bohu. Les hommes de Tomer apportèrent d'énormes haches et disposèrent des billots en une ligne fatidique, un pour chaque macchabée, bien à la vue de tous. Puis ils les contraignirent à s'agenouiller, maintinrent leurs têtes plaquées contre les blocs de bois. Les bourreaux improvisés montèrent alors les marches sous les acclamations de la foule surexcitée et prirent place à leurs côtés. Tous attendaient le signal du duc.

Willem ne savourait guère ce semblant de succès. Peut-être sauverait-il les relations avec Bredor, mais il avait échoué une fois de plus à porter secours à des macchabées. Il fixa d'un regard vide la foule, et aperçu alors Drov Merinc. Surprenant qu'il l'eut oublié. Paniqué, celui-ci tentait désespérément de se frayer un chemin dans la cohue en jouant des coudes. À l'instant même où il le vit, Willem sut qu'il était condamné. Ce constat lui souleva le cœur, mais il ne devait pas plus s'en sortir que les autres. Qu'il passe ces murs, il s'empresserait de prévenir Bredor, leur rapporterait toute la scène. Désirant plus fort que tout se sauver de ce cauchemar, le pauvre homme ressemblait à un dément et promenait ses prunelles affolées partout. C'est alors que leurs regards se croisèrent. Drov stoppa net et demeura immobile, ne cessant de dévisager Willem avec des yeux exorbités. Le bredorien ne savait que trop bien ce qui était en train de se jouer dans l'esprit du Flambeau. S'il le signalait, il ne sortirait jamais d'ici vivant. Loin d'être un soldat ou un représentant comme ses compagnons de voyage, Branegan ne s’embarrasserait pas de sa vie. Il était possible que la nouvelle sorte malgré ses efforts mais s'il le laissait filer, il était certain qu'elle parviendrait tôt ou tard aux oreilles des Fraust. Il ne lui était pas permis de prendre le risque. Alors, pourquoi cette indécision ? D'ordinaire, il aurait su quoi faire, mais cette fois il s'étonna d'être véritablement tiraillé. L'image d'une femme amorphe se mourant abandonnée à son sort luttait avec celle de la ville à feu et à sang. Non pas qu'il croyait réellement au saccage de Dalt, mais les enjeux dépassaient de loin la vie de Drov et de sa nièce. La logique lui dictait de les sacrifier pour préserver le royaume, il savait que c'était la seule chose à faire, la seule chose qu'il eut toujours fait, mais en cet instant il doutait. Pourtant il savait mieux que quiconque que le bien commun passait avant.

Il commença à lever le bras, lentement, péniblement, en pointant dans sa direction, et appela le duc. Celui-ci se retourna et dévisagea son conseiller avec méfiance. Il s'apprêtait à l'avertir, il ne lui restait plus qu'à ouvrir la bouche et parler, mais au dernier moment, il s'arrêta et resta planté là, récoltant une nouvelle réprimande de son seigneur. Quelque chose l'avait empêché d'aller au bout de son geste et cela malgré l'absolue nécessité. En bas, Drov, qui ne l'avait pas quitté des yeux, comprit. Il sembla à Willem qu'il lui décrocha un signe de tête avant de filer. Accusant le coup, il ignorait s'il avait pris la bonne décision, il ne comprenait même pas ce qu'il venait de se passer. C'était la première fois qu'il négligeait les intérêts du royaume, tout ceci lui semblait irréel, aberrant. « À mort ! », beugla enfin le duc. Aussitôt, les haches fendirent l'air et s'abattirent dans un bruit sec. Les têtes roulèrent en même temps qu'éclatèrent les ovations de la populace.

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