Chapitre 2
Chapitre 2
Daimos
C'était une belle journée d'été qui s'achevait et le soleil commençait déjà à s'effacer derrière les lointaines montagnes pointant leurs hautes cimes à l'Ouest. Le groupe venait de passer tout l'après-midi à arpenter le bidonville crasseux de Cassol car Barthon Fermont tenait à discuter personnellement avec ses habitants. Il était prévu que le prince Arthur conduirait la visite lui-même avec Daimos Balaeryen, mais les préparatifs du mariage l'empêchèrent de quitter Argon. Il maintint pourtant la visite et chargea le jeune lord Fermont de l'y remplacer à sa tête. Daimos ne connaissait que peu ce Barthon personnellement, n'ayant guère eu le loisir d'apprendre à le connaître jusqu'à présent. Naturellement, il connaissait les Fermont comme toute maison noble de Ribbon, et il avait enquêté en détails sur lui comme il l'avait fait pour tous les nouveaux courtisans qui pullulaient ces dernières années autour de Son Altesse dans l'espoir de devenir le Flambeau du prochain roi.
Un ballet identique qui se répétait inlassablement à chaque génération dès que l'héritier se trouvait en âge de participer à la politique du royaume de Ribbon. Pour avoir grandement pris part à l'éducation du prince Arthur, suppléant souvent le roi Monard à cet office, il le considérait comme son pupille, ainsi qu'il en avait été avec tous les rois Beregon depuis des lustres. Non pas qu'il ne se trouvait personne d'autre pour pourvoir à leur éducation, ils étaient entouré depuis leur plus tendre enfance par une cohorte de professeurs, instructeurs divers et autres maîtres à penser. Toutefois Daimos tenait à leur inculquer personnellement les valeurs morales fondamentales qui avaient fait la gloire et le prestige de la maison des Balaeryen. Il déplorait que bien des seigneurs ignoraient ou rejetaient ces valeurs.
Daimos n'aimait pas que le prince Arthur ne s'en soit pas remis à lui en toute confiance comme il avait l'habitude de le faire, mais il se consolait avec cette occasion parfaite pour passer du temps avec le jeune lord Barthon. Ce dernier apparaissant comme un favori de Son Altesse, il tenait à l'éprouver. Il était parfois difficile de juger tous ces courtisans, quiconque se voyant doté d'un tant soit peu de jugeote ne lui montrait que ce qu'il attendait et dissimulait le reste. Nombre de gens de la Cour avaient le mensonge dans le sang. S'agissant de Barthon Fermont, ce qu'il en avait tiré jusqu'alors lui plaisait. Un homme certes jeune – difficile de rivaliser avec les mille huit cents cinquante trois années qu'alignait Daimos – que ses vingt et quelques années rendaient encore naïf, mais au demeurant intelligent et généreux. Le prince Arthur s'était bien entouré.
Comme le jour touchait à sa fin, le moment vint de rentrer au château. Bien qu'exténué, Barthon semblait très satisfait. « Éreintant, n'est-ce pas ? Dit-il entre deux halètements. Mais tellement gratifiant. Il n'y a qu'en partageant leurs efforts et leurs peines que l'on peut espérer comprendre les gens. » Il s'arrêta pour reprendre son souffle et en profita pour décrotter ses bottes. Daimos resta silencieux. « Mais cela doit être une évidence pour vous, car j'imagine que vous le savez depuis longtemps.
- Il est plus aisé de les considérer comme des belehits radicaux que d'admettre que leurs croyances sont différentes. Et puis, ils ont été bien plus touché par l'épidémie du blé froid. »
Ils descendaient une légère pente pour rejoindre l'enceinte de la ville fortifiée quand quelque chose attira l'attention de Daimos à la limite de son champ de vision. Instantanément, son esprit bascula. Son corps se raidit comme la corde d'un arc. Ses muscles puissants se contractèrent. Ses sens extraordinairement aiguisés sollicités, il lui suffit d'un coup d’œil furtif pour identifier la menace sur son flanc droit. Un homme se tenait accroupi dans l'ombre de la masure voisine et semblait prêt à lui bondir dessus. Un imperceptible reflet attesta de la présence d'un couteau dans sa main. Pourtant, renonçant à suivre son instinct, Daimos demeura passif et attendit. L'instant suivant, l'agresseur fut sur lui. Malgré milles occasions de le neutraliser dans ce laps de temps, il n'en fit rien sans trop savoir pour quelle raison – peut-être était-ce par défi -, et le laissa placer maladroitement sa lame sous sa gorge en lui réclamant sa bourse. Lord Barthon paniqua à la vue de l'arme, mais Daimos ne sourcilla pas. L’impassibilité de l'Immortel entama la confiance du gredin. Ce dernier réitéra sa demande mais n'eut pour toute réponse qu'un soupir d'exaspération. Le contact de la lame sur sa peau déclencha l'avalanche de stimulis.
Aussi rapide que l'éclair, il lui attrapa le poignet et le broya d'une simple pression. Sa main lâcha le couteau et, avant même qu'il ne touche le sol, Daimos lui assena un coup au visage. La puissance du coup le projeta en arrière de plusieurs mètres et l'envoya s'écraser dans la boue. Sonné, ne parvenant pas à se relever, il tituba à quatre pattes, gémissant, le visage écrasé et en sang. Daimos se pencha vers lui. « C'est la voie que tu as choisi. Dis-moi, cela te convient-il vraiment ? » Pour toute réponse, l'agresseur maugréa, incapable d'articuler. « Je ne vais pas te faire la morale, tu es libre de poursuivre dans cette voie si c'est ce que tu souhaites, mais sache que ce genre de mésaventure se reproduira. » Alors, devant la totale incompréhension de lord Barthon, il détacha de sa ceinture une bourse pleine et lui jeta sous le nez. « Ou alors, tu peux prendre un nouveau départ avec cet or. Tu vois, tu as le choix. » Sur ces mots, Daimos reprit son chemin, laissant le gars ahuri. Après quelques secondes d'hésitation, Barthon lui emboîta le pas, encore sous le choc. « Pourquoi avoir fait cela ? Vous savez pertinemment qu'il va tout dilapider. Dans un tel bouge, ce ne sont pas les tentations qui manquent.
- Peut-être, peut-être pas. Vous ne pouvez pas lire dans son cœur, pas plus que moi. Mais tout homme doit avoir sa chance. C'est un des préceptes que je m'efforce d'enseigner à Son Altesse, vous devriez le savoir. » Barthon demeura dubitatif.
Comme Barthon Fermont formula le souhait de passer la soirée dans une auberge de la ville, ils laissèrent le reste du groupe rentrer au château et arpentèrent les rues à la recherche du lieu qui conviendrait. Daimos ne cacha pas son approbation devant la volonté du jeune seigneur de s'imprégner de l'ambiance populaire. Après plusieurs devantures peu ragoutantes, ils trouvèrent leur bonheur dans un établissement modeste mais accueillant. Son atmosphère chaleureuse transparaissait à travers ses murs, délivrant des éclats de rire et de la musique par intermittence. Dès leur entrée, Barthon fut frapper par cette proximité amicale qui se manifestait tout autour d'eux, dans chaque accolade, dans chaque échange animé, dans chaque entrechoquement de chope. Il désigna une table au centre et invita Daimos à s'y asseoir. « Vous regardez cette assemblée comme si vous n'aviez jamais vu pareil spectacle, dit l'Immortel. N'avez-vous jamais participé à un festin de noble ? Ils savent être tout aussi débauchés.
- Mon père lord Fermont n'apprécie pas les épanchements vulgaires comme il les nomme. Ils sont proscrits dans notre château.
- Alors humer cet air mon jeune seigneur, et régalez-vous. »
Le moment se prêtait idéalement à une conversation plus intime, aussi Daimos décida d'aborder le sujet qui le taraudait depuis le début du voyage. « Avant notre départ, Son Altesse vous a-t-elle fait part de son sentiment à mon propos ? Sa confiance en moi souffre-t-elle de quelque blâme ? » Barthon manqua s'étouffer. « Son Altesse a toujours confiance en votre jugement, dit-il en s'essuyant le menton. Qu'est-ce qui vous fait penser le contraire ?
- Votre présence. » Barthon profita du passage du garçon de salle pour réfléchir à ses mots. « Son Altesse compte déjà beaucoup sur vous, est-ce si grave qu'il décide de se reposer sur quelqu'un d'autre pour cette fois ?
- Vous éludez la question. » Barthon hésita, mais devant le regard insistant de Daimos, sa langue finit par se délier. « Vous êtes un passionné, ser Immortel, et il arrive que votre passion déborde. Comprenez-moi bien, ce n'est pas un reproche. Cependant, de mon humble avis, passion et impartialité ne peuvent cohabiter dans un même esprit.
- C'est donc d'impartialité qu'il s'agit. » Malgré le passage du temps, la naïveté de la jeunesse amusait toujours autant Daimos. Qu'arriverait-il s'il le mettait face à sa contradiction ? « Mais qui peut se targuer d'être réellement impartial ? Les dieux eux-même ne le sont pas, alors les hommes ?
- Un Flambeau est censé l'être.
- Censé, oui peut-être, mais le sont-ils ? Pas plus que les autres.
- Alors qu'est-ce que le Flambeau d'un roi si ce n'est un serviteur impartial du royaume ? N'est-ce pas pour cette raison que vous n'avez jamais porté ce titre ? » Daimos sourit malgré lui. Le jeune seigneur se révélait plus malin que de prime abord. « Je me sais ne point être exempt d'influence. Savez-vous qui m'influence, jeune seigneur ? Tous ces pauvres gens là-dehors avec leur misère, leur infortune et leur souffrance. Et je ne parle pas seulement de Cassol. Partout à travers le royaume, où que j'aille, je ne vois que cela.
- Vos intentions sont louables mais on ne peut pas en dire autant de tout le monde.
- Détrompez-vous, nombre de seigneurs dont vous pouvez penser le contraire servent le royaume avec autant de ''passion'' que moi. » Barthon le regarda d'un air incrédule. « Vous apprendrez bien vite qu'il y a autant de visions d'un royaume que de gens en son sein. Bonnes ou mauvaises, il ne nous appartient pas de juger, seulement de défendre celle en laquelle nous croyons, car au bout du compte ce sont les dieux qui décident. » Barthon émit un soupir de lassitude et roula des yeux, un manque d'élégance que Daimos interpréta comme le signe qu'il ne souhaitait pas recevoir davantage de leçon pour ce soir. « Quoi qu'il en soit, ma passion ainsi que vous la nommez n'avait jamais posé de problème pour le prince jusqu'à maintenant.
- Navré si je vous ai induis en erreur ser, je vous confiais uniquement mon propre sentiment à ce sujet. Concernant celui de Son Altesse le prince, je crains ne pas être suffisamment dans ses faveurs pour le savoir. Toutefois, je ne pense pas trop m'avancer en disant qu'il s’accommode et même apprécie votre passion. » Ce fut alors le déclic. Que ne l'ai-je vu plus tôt ? Daimos ramena ses mains jointes devant lui, savourant l'instant. « Ce n'était pas la décision du prince, n'est-ce pas ? Il n'a fait qu'accéder à votre demande.
- Quel esprit vif ! Alors à votre avis, pour quelle raison aurais-je voulu prendre part à cette visite, sage Immortel ?
- La confrontation avec la réalité du monde. Vous craigniez ne pouvoir vous montrer d'une quelconque utilité au prince en vous restreignant à la vie cloisonnée du château du seigneur votre père ou de la Cour d'Argon. » Barthon Fermont parût visiblement très gêné, mais Daimos le soupçonna de continuer à camper un rôle. « Vous m'avez démasqué, ser Immortel. Je l'avoue, je n'ai pas la même expérience du monde que Son Altesse. Mais permettez-moi de complimenter votre accomplissement dans ce domaine, vous avez fait un travail remarquable avec le prince Arthur, quoi qu'en disent les ducs. » Daimos savait pertinemment à quoi faisait allusion le jeune seigneur, mais il le gratifia malgré tout d'un regard interrogateur. « Ainsi que vous l'avez dit plus tôt, tous ne partagent pas votre vision du royaume. » Daimos s'efforçait toujours autant que possible de faire des héritiers de la Couronne de bons rois et ce n'était un secret pour personne que cette influence ne plaisait pas aux grands seigneurs. Mais la sagesse reconnue de l'Immortel et ses liens profonds l'attachant aux Beregon, remontant à leur origine même, lui octroyait ce droit et lui conférait un statut d'intouchable. Toutefois, malgré ses liens privilégiés avec la Couronne et l'influence qu'il exerçait sur celle-ci, il ne s'était jamais leurré sur sa vraie place. Il savait pertinemment qu'il ne serait jamais l'un des leurs et que son rôle consistait autant à servir les Beregon que le peuple ribbonais, cela sans jamais entamer leur autorité. Néanmoins, cette limite qu'il s'imposait ne l'empêchait nullement de s'attacher aux héritiers de la Couronne, compliquant parfois les choses.
De toute évidence, Barthon comprenait fort bien le rôle qu'il se donnait car il ajouta : « D'aucuns voient même dans ces tentatives d'éduquer les rois une revanche prise sur votre vassalité. Aucun autre Immortel de votre trempe n'accepterait jamais pareil déshonneur. » Daimos eut bien du mal à cacher sa surprise. Néanmoins, il préférait le nouveau visage que revêtait le jeune seigneur, incisif et pertinent. Devait-il le pousser encore un peu ? « Ai-je bien entendu ? Qualifiez-vous mon abnégation de déshonneur ?
- Nullement ser, s'empressa-t-il de répondre. Veuillez m'excuser, je ne voulais pas paraître irrespectueux. Seulement, l'orgueil des Immortels verrait votre dévouement aux mortels, qui reste à mes yeux un devoir altruiste, comme un déshonneur. D'autant plus que vous êtes issu de la noble et légendaire maison des Balaeryen.
- Les Balaeryen ne sont plus depuis longtemps. » Et je continuerais probablement à errer sans but si je n'avais à m'acquitter de ce devoir. Si le grand roi Ribbon Beregon, celui-là même qui avait donné son nom au royaume, ne l'eut recueilli il y a de cela presque mille ans, qui sait ce qu'il serait advenu de lui. À l'époque champion sans patrie à défendre, sans famille à servir, sans avenir à espérer, dépossédé de tout, ce grand homme lui avait offert un nouveau foyer, une raison de vivre, et au final le don le plus précieux qui soit, un nouveau départ. Pour cela, il avait une dette éternelle envers les Beregon, une dette qu'il s'employait à payer en se dévouant corps et âme au royaume, lui sacrifiant tout ce qu'il pouvait lui donner. Mais cela, un jeune seigneur des Marches ne pouvait le comprendre.
« Beaucoup considèrent que c'est à vos immenses talents guerriers de Balaeryen que le royaume doit sa survie face aux puissances voisines. » À juste titre de l'avis de Daimos, mais pourquoi le formuler ainsi ? Cherchait-il à faire émerger un soupçon de vanité chez le champion, lui qui se clamait totalement désintéressé ? Je joue à mon jeu, mais il joue au sien. Ce petit en a dans le ventre. Le regard de Barthon ne faiblit pas, attendant une réponse de l'Immortel. « La survie d'un royaume repose sur tellement plus que les prouesses d'un champion. Chacun apporte sa contribution. » Certes les prouesses de Daimos faisaient sa fierté, il ne s'en cachait nullement. Il ne voyait aucun mal à se montrer fier d'actes symbolisant parfaitement sa dévotion. Du reste, sans le combattant inné qu'il était pour tenir tête à maintes occasions au puissant Roi Immortel Faegan Dolomon ou pour défaire les terribles Furies montées de Runaraul, les armées de Dolmora et de Cardoum auraient déferlé depuis longtemps sur ces terres. Pour autant, quel que fut le défi que représentaient ces combats, il ne s'en vantait jamais. Pourquoi me vanterais-je de faire mon devoir quand tant d'autres le font tout comme moi à la mesure de leurs capacités ? Disait-il. Ce serait plutôt les nombreux anonymes et oubliés de l'Histoire allant au devant de leur mort face à un ennemi plus fort qui devraient être glorifiés.
« D'une certaine façon, mon exil a fait la chance de ce royaume, finit-il par dire.
- Grâce à Daegon Philisthorn. » La mention de ce nom lourd de signification lui fit hérisser le poil. « Mes excuses, je ne voulais pas, se défendit Barthon bien que Daimos le soupçonna du contraire.
- Pour vous, ce n'est rien de plus qu'une ombre dans une histoire, fit remarquer l'Immortel. Rien qu'une histoire racontée aux enfants pour les effrayer. » Une ombre qui a emporté tellement de mes semblables.
- N'avez-vous jamais eu envie de partir en quête de vengeance ? » La conversation ne cessait de le surprendre. La plupart des gens se seraient gardés de poser une question si intime de crainte de brusquer le plus grand champion du Nord. Aussi Daimos apprécia le franc-parler de Barthon. « Qui ne le voudrait pas ? Mais il y a une différence entre l'envie et le passage à l'acte. » Le jeune seigneur se trouvait encore trop naïf pour être confronté à une réponse complète mais il méritait au moins une certaine honnêteté.
Bien sûr, il lui arrivait quelque fois, en vérité bien plus souvent qu'il ne voulait l'admettre, de vouloir prendre le large vers les Confins Cristallins pour assouvir son désir de vengeance contre Daegon l'Infâme. Plonger son épée dans la chair de l'odieux massacreur du Baptême Sanglant et abreuver la lame de son sang vicié. Une époque chaotique et horrible que fut le Règne des Corbeaux, et pourtant un événement si traumatisant qu'il en sonna la fin, si marquant qu'il resterait dans les mémoires comme la plus grande hécatombe de maisons d'Immortels depuis la Terrible Nuit. Et l'homme qui resterait à jamais dans la mémoire de Daimos comme l'assassin des derniers Balaeryen. Mais sa loyauté le sauva à chaque fois du chemin sans retour de la vengeance. Il le savait et s'en trouvait d'autant plus redevable, ce n'était qu'à son devoir envers le royaume qu'il devait de n'avoir jamais cédé à ce caprice ô combien destructeur.
Un coq entonna son champ matinal tandis que Daimos, déjà levé depuis un moment, admirait le tableau silencieux de l'obscurité précédant l'aube. L'Immortel ne dormait jamais plus de quelques heures par nuit, en cause son rythme biologique qui s'adaptait mal aux variations de la durée du jour, la dernière s'étant pourtant stabilisée depuis plusieurs décennies. Mais que représentaient cinquante années dans la vie d'un Immortel ? Même parmi les anciens mortels, très peu étaient encore en vie pour se souvenir des longs jours du siècle dernier. Alors que fallait-il penser de ces jours les plus longs qui dataient des millénaires passés. Un sentiment de nostalgie l'envahissait alors et d'étranges pensées l'assaillaient. Combien restaient-ils, à travers le monde pourtant si vaste, à partager ses souvenirs, à pouvoir se remémorer ces temps depuis longtemps révolus ? Viendrait finalement un jour où s'éteindrait le dernier représentant de leur race.
La nuit commençait à disparaître et l'heure de quitter Cassol approchait. Pour espérer rentrer au plus tard la veille de la réception, ils auraient du à ce jour se trouver beaucoup plus à l'est, à au moins deux jours de cheval. Un retard intolérable et difficile à rattraper qui faisait regretter à Daimos sa participation au voyage. Quelle imprudence d'avoir négligé la seule priorité que devait être la sécurité du mariage quand celle-ci nécessitait encore nombre de dispositions. Heureusement, il pouvait trouver quelque consolation dans les capacités du lord commandant d'Argon Homerds Langer en qui il avait toute confiance. Si cela ne suffisait pas, il se réconfortait alors dans les instructions rigoureuses qu'il lui avait laissé. Il espérait que ce dernier mettrait autant de zèle à les exécuter que l'Immortel en avait eu à les édicter. Le lord commandant ne s'en était pas offusqué outre-mesure car il comprenait l'importance de ce moment. Tant d'efforts passés à courtiser Bredor, tant d'années de négociations et de concessions. Tant de travail pour en arriver à ce résultat, tant de difficulté à surmonter, tant de menace à affronter. Daimos ne comptait plus les tentatives de sabotages, venant de l'extérieur aussi bien que de l'intérieur, les pressions exercées par les puissants d'ailleurs. Beaucoup avaient essayé de tuer cette alliance dans l’œuf et il y en aurait encore pour recommencer avant la fin. Indéniablement, l'alliance du Nord préoccupait. Certains ne manquaient pas de s'inquiéter de la rupture du fragile équilibre préservé tant bien que mal depuis des siècles. Daimos préférait penser qu'il s'agissait de la résistance naturelle des esprits étroits et conservateurs face au progrès. Mais qu'importe l'origine de leur antagonisme, ces derniers le forçaient à redoubler de vigilance jour après jour, année après année. En vérité, il craignait que le pire soit encore à venir, il redoutait les ultimes attaques des récalcitrants qui se manifesteraient avant la toute fin.
Le départ se devant d'être prompt, il avait pressé les hommes de se lever aux aurores et ce ne fut pas sans grommellement que la délégation se rassembla dans le grand hall du château avant même que les rayons du soleil ne percent ses meurtrières. Au moment où la herse s'abaissa, l'air frais les enveloppa et fit frissonner les hommes sans toutefois parvenir à réveiller davantage ceux qui dodelinaient de la tête. Dehors, le ciel se gorgeait de la lumière du soleil qui projetait son halo éclatant caché derrière les toits des bâtiments. Ce bleu vif uni contrastait majestueusement avec la pénombre persistante qui régnait toujours dans les rues boueuses de la rosée du matin. Et ils prirent le chemin du retour avant même que le soleil ne s'épanouisse pleinement dans le ciel.
En arrivant à la sortie de la ville, ils tombèrent sur la traditionnelle Place des Condamnés présente dans toute ville du Nord. Cette dernière se trouvait investie par une petite foule étonnamment fournie compte tenu de l'heure très matinale. Certains bombardaient les gredins mis aux piloris de légumes pourris mais la plupart s'étaient rassemblés devant la potence et huaient la file de criminels attendant d'être pendus. Le prêtre qui éructait avec virulence ne laissait aucun doute sur la nature de leur crime. Les tâches de sang abondantes qui maculaient leur haillon confirmaient si besoin était qu'il n'était pas bon de provoquer l'ire des belehits.
L'Immortel s'attarda, ce qui n'échappa pas à lord Barthon. « Vous désapprouvez ce genre de châtiments mais l'hérésie ne peut être punie à la légère. Vous ne pouvez tempérer leur ferveur.
- Non, il ne s'agit pas de cela. » Intrigué, Barthon scruta la place à son tour. C'est alors que son visage s'illumina. « Mais ne serait-ce pas le gredin d'hier ? » S'exclama-t-il. Quels bons yeux pour le voir à cette distance malgré l'obscurité, soupira Daimos. Parmi les criminels exhibés dans les piloris se trouvait l'agresseur de la veille. Bien que sa tête était dans un sale état, il était reconnaissable entre tous, ou alors était-ce justement par cette caractéristique qu'on le reconnaissait à coup sûr. Daimos s'efforça de ne rien laisser transparaître devant Barthon mais celui-ci insista pour s'approcher et apprendre comment il était arrivé là. Était-ce seulement de la curiosité ou y voyait-il une chance de prendre l'Immortel dans son tort ? En tout cas, il se fraya un chemin parmi la foule jusqu'aux gardes et les questionna sur leurs crimes. Distrait, Daimos songea un instant qui dura plus qu'il le voulut à son acte. Il finit par rejoindre Barthon en pleine discussion avec un garde ventripotent.
« Les gens, z'aiment pas ces bidonvilles, ils pensent qu'y pourrissent la ville. La plupart s'défoulent sur eux mais allez savoir pourquoi, certains préfèrent se défouler sur les beledurs...
- Les beledurs sont les mains des dieux, coupez les leurs ! » hurla quelqu'un dans la foule. S'en prendre à l'arbre sacré des Dieux de l'Hiver constituait un crime impardonnable qui promettait de nombreuses mutilations purificatrices avant la mort. Un châtiment bien cruel que pas même Daimos n'avait pu endiguer.
Cela n'était certes pas courant mais Daimos l'avait déjà vu. Il arrivait que l'on profane les beledurs sans raison apparente si ce n'est en insulte aux dieux, en réponse au plus profond désespoir. Bien que Daimos y voyait une piètre façon d'exprimer son mécontentement quand à sa condition ici-bas, il pouvait aisément comprendre le besoin de reprocher ses malheurs à quelqu'un. C'était alors la société telle qu'elle était qui faisait que souvent, cela tombait soit sur la Couronne soit sur les dieux. « Et l'homme là-bas ? Demanda Barthon en désignant leur connaissance commune.
- Ah lui, attendez voir. Un soûlard j'crois bien. Ouais, qu'ça m'revient, on l'a ramassé plein comme une outre dans une bagarre d'ivrognes. Même qu'il a pété une dent au vieux Bill. Mais s'pas nous qu'on l'a défiguré comme ça, j'vous jure messire, l'était déjà salement amoché.
- Manifestement quelqu'un qui n'a pas su se maîtriser contrairement à vous. » Le garde se sentit accusé sans se douter que Barthon lançait la pique à quelqu'un d'autre. « Bon, p't-être que l'vieux Bill lui a cassé quelques côtes en le bourrant de coup de pied... » Barthon le coupa d'un geste désinvolte et le remercia, puis se retourna vers Daimos affublé d'un air malin. Il resta ainsi à le dévisager, recherchant visiblement une réaction chez l'Immortel qui ne vint pas. « Voila ce que votre logique lui a rapporté au final, lui reprocha-t-il alors. Peut-être vouliez-vous l'aider mais cela n'a fait que l'enfoncer un peu plus.
- Une punition qui n'en demeure pas moins méritée et qui reste bien indulgente comparée à celle qu'il aurait du recevoir pour avoir attaquer un noble. » Barthon continua néanmoins de jauger l'Immortel. « Oh, je vois, dit-il enfin en changeant d'expression.
- Et que voyez-vous ?
- Je ne voudrais pas paraître irrespectueux, ser.
- Allons, dites ce que vous pensez, s'amusa Daimos. Ne vous souciez pas de ma sensiblerie, nous avons déjà dépassé ce stade il me semble.
- Vous saviez que ça allait finir ainsi. Comme tout le monde, vous avez votre fierté. Il a eu l'arrogance... non, plutôt l'insolence de vous attaquer, il devait être puni, mais vous ne vouliez pas le faire vous-même. Le pauvre bougre se fait casser la gueule et se retrouve avec une petite fortune, forcément qu'il allait boire tout son soûl et s'attirer des ennuis.
- Quel esprit vif ! Mais ce n'est que pure spéculation de votre part. À supposer que ce soit le cas, je lui ai malgré tout laissé sa chance, vous en conviendrez. Il ne peut s'en vouloir qu'à lui-même s'il ne l'a pas saisi. Jusqu'au bout, j'ai voulu croire qu'il ferait le bon choix.
- Mais s'il faisait le mauvais choix, il devait être puni », rajouta Barthon avec un sourire satisfait. Daimos lui rendit son sourire. « Gardons cette petite histoire pour nous. »
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