La coquille (partie 2)
Le compteur à zéro, Liane se tire doucement d'un sommeil agité. À peine a-t-elle regagné conscience qu'elle se demande si il parlera aujourd'hui. C'est toujours la première chose à laquelle elle pense en se réveillant, est-ce que Sylvain va parler, et de quoi, et surtout combien de temps. Lui, il dort encore. Il se couche plus tard qu'elle maintenant, parce qu'il a des insomnies, alors il fait sonner son réveil à la dernière minute. Au début ça ennuyait Liane qu'ils ne prennent plus leur petit-déjeuner ensemble et puis, au fur et à mesure des repas, elle s'était rendu compte que ça valait peut être mieux ; que ce soit au déjeuner ou au dîner, il ne décrochait pas un mot et finalement, manger était devenu plus agréable quand il n'était pas là. Ça ne l'empêchait évidemment pas de lui en vouloir de l'abandonner de la sorte, mais elle avait solennellement décidé qu'elle ne lui dirait pas pour ne pas rajouter à son fardeau, ou bien par esprit de vengeance, esprit qu'elle commençait – bien malgré elle – à développer. Elle pense à ses chiffres en poussant les couvertures. Il lui suffirait de parler se dit-elle. D'en parler. À elle bien sûr, ça va sans dire.
Quand Sylvain arrive dans la cuisine, son café est déjà prêt. Il murmure un « merci » à l'adresse de sa compagne qui note directement la première seconde de parole de la journée. Toujours la même. C'est encore ça qu'il ne lui retire pas comme attention. Elle est tellement occupée à compter qu'elle ne se rend même plus compte qu'elle ne lui répond pas. Elle le fixe un instant, le mettant presque au défi de rester silencieux. Tout ce qu'elle obtiendra ce matin en plus de ce merci murmuré, un léger sourire, un peu d'espoir triste dans les yeux de son compagnon. Restée un instant perdue dans ses pensées – pas vraiment joyeuses –, Liane se force à lui rendre son sourire : après tout c'est une façon de communiquer un sourire, c'est moins bien que des mots, mais ça reste quelque chose. Sylvain peut retourner tranquillement à son café, sa part est faite. Il lui jettera un discret « à ce soir » avant de partir, elle le sait déjà, « merci » et « à ce soir » sont les seules paroles qu'elle entend le matin, tous les matins, comme si il était programmé pour ne dire que ça. Un robot. Elle a envie de le secouer son Sylvain, de lui faire cracher des mots, des secondes rien qu'à elle. Liane, loin d'être familière de ce genre d'accès de violence – en tout cas avant cette affaire – se surprenait régulièrement à penser des choses horribles depuis l'accident. Pas directement après bien sûr, c'est normal d'accuser le coup, de se murer. Mais maintenant, il pourrait recommencer à faire attention à elle. Il pourrait la laisser entrer, rien qu'un tout petit peu, lui parler, qu'elle puisse l'aider. Il pourrait recommencer à vivre tout simplement, au lieu de rester égoïstement dans sa peine, à l'abri. Mais il refusait toujours de parler, et pas que de l'accident, de quoi que ce soit, comme si prononcer une phrase était devenu trop difficile, comme si aligner quelques mots à l'égard de sa compagne n'était pas important, comme si ça ne valait pas de faire l'effort. Liane ne supportait pas d'être ainsi mise à l'écart. Elle l'aimait, et voulait tout partager avec lui, même sa tristesse, qu'il gardait farouchement pour lui seul. Surtout sa tristesse d'ailleurs, depuis qu'elle était devenue omniprésente. Mais Sylvain ne partageait plus rien, il était replié sur lui même, fermé, imprenable. Une coquille. Et de plus en plus, Liane nourrissait un ressentiment aigu à l'égard de ce silence qui semblait ne jamais devoir finir. Elle avait même pensé à l'étrangler un jour, pour voir si en pressant assez fort, des mots sortiraient de sa bouche. Elle se faisait les images dans sa tête, Sylvain avait le visage tout rouge et elle serrait, de toutes ses forces, ses petites mains autour de son cou écarlate, et ça lui faisait un bien fou. Ce petit film intérieur fut suivi d'un léger rire nerveux : bien sur elle n'était pas sérieuse, mais c'était quand même drôlement bizarre d'y penser.
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