La coquille (partie 3)
Quelques jours après, une voisine retrouva Liane dans un des champs qui bordaient sa propriété. Liane avait décidé sur un coup de tête d'aller prendre l'air, "histoire de se calmer les nerfs" comme elle se dit de temps en temps. Au moment où elle prend cette décision, elle a effectivement besoin de se calmer : elle vient de passer une heure sur son tableau, à essayer de calculer des temps de conversation probables entre Sylvain et ses collègues. Elle n'a jamais été douée en maths, mais ce n'est pas la difficulté de l'exercice, ni son inaptitude à le réaliser qui la chagrinent. Elle se rend bien compte qu'elle supporte de moins en moins que Sylvain soit au travail, loin d'elle, à distribuer des secondes à tout le monde. Le pire dans tout ça se dit-elle, c'est qu'elle n'a aucune certitude. Si au moins elle pouvait se baser sur de vrais calculs, elle pourrait tirer les conclusions qui s'imposent et alors peut être, tout serait plus clair. Ne pas savoir rajoute toujours au désarroi : le réel n'a plus ni sens ni autorité, il existe sans nous : il faut bien construire autre chose, pour pouvoir exister simultanément. Elle les imagine se repaître de la parole de son compagnon, lui tirer ses précieux mots de la bouche, et lui il se laisse faire, il délivre ses trésors sous leurs regards impudiques, ces trésors qu'il se permet de lui refuser à elle, Liane, qui a tout fait pour lui. Les charognes. Ils profitent de sa faiblesse, ils le font parler, et c'est à cause d'eux qu'il n'a plus rien à dire à Liane quand il rentre le soir. Ou alors il est aussi fautif qu'eux. Peut être même plus. Peut être qu'il en rigole de ne plus lui décrocher un mot à la vieille. Ils se fendent tous la poire en pensant à elle, avec son chronomètre, qui n'en peut plus de chasser la seconde. Rien que d'y penser, Liane a des sueurs froides : c'est comme faire des cauchemars en pleine journée, elle a le cœur qui bat à mille à l'heure, elle en pleurerait. C'est à ce moment-là qu'elle décide de faire un tour dehors, pour se vider la tête.
Dehors, l'air est frais. C'est un jour d'automne agréable. Les feuilles mortes crissent sous ses pas, il lui semble qu'elles ont plus de choses à lui dire que Sylvain. Les oiseaux aussi parlent entre eux – ils ont l'air de se moquer d'elle –, et mêmes les insectes si on fait vraiment attention. Où qu'elle aille, le monde communique sous ses yeux solitaires. Surtout ne pas y penser, la pente est glissante, et elle est déjà par trop avancée dessus. À mesure qu'elle s'éloigne de chez elle, qu'elle laisse derrière elle ses angoissants tableaux et son funeste chronomètre, les battements de son cœur se calment, et doucement, elle peut recommencer à respirer. Elle avait oublié à quel point il pouvait être agréable de flâner dans l'herbe, sous un paisible soleil d'automne. Liane redécouvre petit à petit le silence, celui que l'on choisit, qui couvre tout d'un voile léger et cotonneux, chaud et accueillant, celui qu'on trouve à l'abri d'arbres centenaires, dont on s'attend presque à ce qu'ils le brisent et nous parlent d'une sagesse oubliée lorsque le vent vient déranger leurs feuilles résignées, se préparant déjà à retourner au sol. Liane goûte ce plaisir d'autant plus intensément qu'elle n'en avait pas eu de pareil depuis un long moment. Il ne devait cependant pas durer longtemps : un esprit torturé trouvera toujours à s'extirper d'un état qui permet l'apaisement. Lorsque les yeux de Liane se posèrent sur cette noisette, par terre, toute seule, elle sut qu'il lui faudrait la ramasser. Un de ces gestes qu'on ne s'explique pas mais qu'on exécute quand même, sans y penser. D'ailleurs à quoi bon – puisque la logique n'a pas sa place dans l'affaire ? Nous y sommes, quelques instants après le premier coup d'oeil, celui de la découverte, et Liane se penche pour s'emparer du fruit tombé de l'arbre. Toutes les autres noisettes ont été méticuleusement ramassées par le paysan qui possède la parcelle. Celle-ci a du tomber d'un de ses gros sacs en toile, ou bien de la poche d'un glaneur, venu se régaler de quelques fruits secs avant la récolte. Quoi qu'il en soit elle est là, aussi seule que Liane qui se penche pour la ramasser. Après l'avoir un peu époussetée, elle porte la noisette solitaire à sa bouche pour essayer d'en faire craquer la coquille. Elle a beau forcer, elle ne réussit qu'à se faire mal aux dents, et cela l'agace un peu. Elle examine avec attention la petite coque résistante qu'elle a tirée d'entre ses dents, et trouve à un endroit la marque de l'une d'elles –sûrement une canine, mais rien d'autre. Pas une fissure, ni même une craquelure, rien qui pourrait promettre que dans quelques instants, elle dégusterait la petite boule ronde et croquante qui soudain lui faisait envie. Un sentiment d'injustice profond la saisit : de quel droit lui refusait-on cette noisette ? Elle remet le fruit à sa bouche, avec le même résultat que la fois d'avant. L'énervement, en plus d'une petite douleur à la mâchoire, pointe rapidement le bout de son nez, et, si irrationnel qu'il soit – et bien qu'elle s'en rende compte –, elle s'y laisse aller sans trop se faire prier, avec même, on pourrait dire, une certaine volupté.
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