Lock (1/2)
— Regarde-moi.
Lock soupira longuement avant de fixer Lina droit dans les yeux. L'attente semblait interminable.
Qu'on en finisse ! songea-t-il.
Lina passa ses mains dans les cheveux du jeune homme, cherchant sans doute à les discipliner. Peine perdue, comme lui confirma la grimace de la jeune femme au moment de reculer pour l'évaluer d'un œil critique.
— Bon, on devra s'en contenter j'imagine. Tu te rappelles du protocole ?
— Encore ?! On l'a revu cinquante fois et c’est pas comme s'il y avait grand-chose à retenir !
— Lucas Vend ! explosa-t-elle.
— Oui, c'est bon, j'ai compris, abdiqua-t-il aussitôt.
Lina pouvait se montrer très pénible par moments.
— Je sors la tête haute, reprit-il, je marche à la cadence militaire jusqu'à l'estrade. Je m'arrête devant la première marche et je fais le salut.
— Vas-y.
Lock leva les yeux au ciel mais s'exécuta : le pied gauche en retrait, la main droite à plat sur le cœur, puis une révérence.
— Plus bas, ta tête doit être alignée avec... oui comme ça, commenta Lina. Souviens-toi surtout de ne pas fixer les officiels sur l'estrade, tu n'as le droit de les regarder que s'ils s'adressent à toi. Tu sais comment t'adresser aux généraux, pour les sénateurs commence tes phrases par « Monsieur ».
— Et l'empereur ?
— Quoi l'empereur ?
— Si je dois lui parler, comment je l'appelle ?
— Ça n'arrivera pas !
Lina avait l'air profondément choquée par cette idée. Après avoir marqué une brève hésitation, elle secoua la tête.
— Si c'était le cas, je pense que « Votre Grâce » serait le plus adapté. Avant on disait « Votre Altesse » mais...
La grande porte s'ouvrit derrière elle et la salle d'attente s'emplit d'une vive lumière. Un lieutenant vint à leur rencontre.
— C'est à vous ! annonça-t-il.
— Fais-attention à ta démarche ! sermonna Lina une dernière fois.
Le jeune homme lui adressa un sourire moqueur et rejoignit les autres. Dix cadets avaient été sélectionnés pour cette mascarade, parmi lesquels Lock et Travis. Ce dernier se tenait heureusement de l'autre côté du groupe. Lock lui jeta un rapide coup d'œil et constata que son rival bombait le torse, fier comme un paon dans son uniforme de cérémonie.
Étant issus de la basse ville, on a été tenus à l'écart du recueillement puis des festivités qui ont entouré le couronnement. On a été isolés dans nos chambres pendant trois semaines ! Et maintenant qu'on nous demande de jouer les petits soldats bien dressés, ça lui convient ? Quel imbécile !
La grande porte s'ouvrit devant eux et Lock s'empressa de rediriger son attention sur les évènements en cours. Les cadets s'avancèrent, ils s'engagèrent dans la grande salle en ligne parfaite. Lorsque le regard du jeune homme tomba sur la foule qui les attendait, il sentit fondre sa morgue. La salle de réception du palais aurait pu contenir quatre immeubles comme celui où il vivait avec sa sœur, elle était pourtant comble. Une foule de gens dont les tenues rivalisaient d'excentricité se pressaient de l'autre côté des cordons de sécurité. Il repéra plusieurs gamins et adolescents dans le lot.
Ces nobles n'ont rien de mieux à faire que se pavaner avec leurs tenues et bijoux de luxe achetés pour l'occasion ? Pendant ce temps on crève de faim et de maladie dans la ville basse. Et ils s'étonnent que le peuple se soulève ?
Lock faillit se prendre les pieds dans un pli du tapis qui les menait vers le cœur de la salle. Il se reprit de justesse et se concentra de plus belle pour aligner ses mouvements sur ceux de ses camarades. En dehors de Travis et lui, les autres avaient passé des mois voire des années à l'académie. Certains avaient dû participer à d'autres parades et cérémonies semblables à celle-ci. Il devait tout faire pour ne pas se ridiculiser, d'autant plus que la faute retomberait sur Lina le cas échéant.
Devant lui se trouvait une estrade composée de plusieurs paliers. Sur le premier, assez vaste, se tenaient d'un côté les généraux et de l'autre les sénateurs, une trentaine en tout. Plus haut ne se trouvaient qu'une dizaine de personnes habillées à la façon des nobles, de façon recherchées et très colorées donc. Enfin, au sommet, il découvrit le trône impérial.
Si Lock en avait entendu parler, c'était autre chose de le voir en vrai. L'assise était de taille ordinaire, mais le dossier se mêlait au mur pour prendre des proportions démentes, le tout en or ciselé de motifs ornementaux. Au sommet se trouvait une statue en argent qui représentait un rapace de trois mètres de haut. Les ailes dépliées dans toute leur envergure, il semblait embrasser l'assemblée devant lui.
Le groupe de cadets s'aligna au ras de l'estrade. Lock restait attentif aux mouvements de son voisin de gauche, pour savoir à quel moment initier le salut. Il l'imita au mieux. En se redressant, il entendit de petits rires résonner autour d'eux. Il lui était impossible d'en connaître la cible.
Si seulement j'étais capable de lire dans la tête de ces gens.
Sans lever les yeux, pour se conformer à ses leçons, il constata qu'un des sénateurs s'était dégagé des rangs de ses collègues. Ce dernier avançait lentement, légèrement vouté.
Lock ne savait presque rien du fonctionnement politique de Mogrador et devait se contenter des brèves explications de Lina : les sénateurs étaient choisis parmi les nobles et assistaient l'empereur dans ses prises de décisions.
— Nous accueillons aujourd'hui nos jeunes héros, annonça le politicien d'une voix ferme, quoiqu’un peu chevrotante. Voyez devant nous le fruit prometteur de la nouvelle génération mogradorienne, celle qui est destinée à régner sur le monde !
Un tonnerre d'applaudissement accueillit ces mots, heurtant Lock de plein fouet.
« Régner sur le monde ? » En étant séparé de ma famille et privé de ma liberté au motif que je peux vous être utile ?
Tout en rongeant son frein, le jeune homme essaya de faire bonne figure et resta en place le temps que le calme revienne.
— En ces tristes jours où nous pleurons la perte de notre souverain bien aimé, reprit le vieux sénateur, nous nous devons d'apprécier son héritage à sa juste valeur. Ces jeunes gens se sont vaillamment opposés aux être abominables qui, dans leur quête du chaos, s'étaient introduits jusque dans nos demeures. Nos héros ont terrassé cette vile engeance, ces traîtres et ces semeurs de troubles, nous assurant que jamais plus ils ne freineront la marche vers la grandeur de Mogrador !
Un nouveau tonnerre d'applaudissement secoua la salle tandis que Lock était renvoyé à cette journée fatidique. Le colonel les avait convoqués de bonne heure pour leur annoncer que la garde impériale partait en manœuvre. Pour palier à leur absence, les cadets étaient mis à disposition pour assurer la surveillance du quartier impérial. Le jeune homme s'était ainsi retrouvé avec une petite unité d'artillerie à la base d'un immeuble, sur une place presque exclusivement fréquentée par les employés des grandes familles. À ses côtés, Jake lui avait confié qu'il ne comprenait pas l'utilité de garder un endroit pareil. Qu'aucun garde impérial ne mettait jamais les pieds si loin du palais.
Et pourtant, ce soir-là...
— Notre nouveau souverain, le magnifique empereur Gauvain, long soit son règne, a insisté pour que nous montrions la reconnaissance de toute notre cité à certains des plus valeureux de ces jeunes gens, continua encore le sénateur. Il en est un qui a un mérite tout particulier. Cadet Lucas Vend, sortez du rang je vous prie.
Lock hoqueta et leva vivement les yeux en entendant son nom, une pression énorme lui tomba dessus d'un coup.
Qu'est-ce qui se passe ?
Il lutta contre l'envie de prendre ses jambes à son cou et avança d'un pas, ce qui le plaçait de facto sur l'estrade, juste devant le fameux sénateur. Il sentait tous les regards braqués sur lui et se mit à prier pour être changé en tek afin de disparaître dans l'une des fissures qui ornaient les blocs de marbre sous ses pieds.
— Cadet, fais face à l'assemblée, lui intima le sénateur à voix basse.
Lock se tourna. Devenu soudain le centre de l'attention de toute la foule assemblée dans la salle, il s'efforça de ne pas trembler et chercha désespérément du soutien dans un visage connu, mais Lina restait introuvable dans cette nuée de regards curieux. Il croisa en revanche celui assassin de Travis, qui ne l'aida pas à se sentir mieux.
— L'enquête a permis d'identifier le tireur qui a pris la vie de notre noble monarque. Ce dernier était un jeune anarchiste, survivant de la neutralisation de sa famille de traîtres. Il a cherché à exercer une vengeance sinistre et injuste en se joignant à cette attaque. Le cadet Vend a fait preuve de sa bravoure et honoré l'académie mogradorienne en mettant fin à la triste existence de cet individu. Pour ce service rendu à notre nation, l'empereur a souhaité le décorer du Dragir !
Un brouhaha joyeux accueillit cette annonce, mais le jeune homme était trop chamboulé pour partager l’enthousiasme de la foule. Il repensa à ses actes du soir de l'assassinat, qui n'avaient pas grand-chose à voir avec ceux vantés par le sénateur. Terrifié par la cacophonie des tirs et des explosions, par la vision des rebelles massacrés, il avait couru à l'écart rendre tripes et boyaux. Lock s'était retrouvé alors face à un homme armé et avait fait feu, mû par la peur. Le hasard, un geste irréfléchi, où était l'héroïsme là-dedans ? Lorsqu'il fermait les yeux, il lui arrivait d'être hanté par le regard plein d'incompréhension de sa victime.
Le vieux sénateur s'approcha de Lock comme dans un rêve lointain et épingla un insigne sur son veston, une sorte de lézard très moche. Puis, le politicien posa une main sur l'épaule du héros du jour, l'invitant à pivoter pour faire face au reste des dirigeants de la cité. Ils l'applaudirent. Les hommes les plus puissants de Mogrador l'applaudissaient, lui, le gamin de la basse ville.
Tous s'immobilisèrent et le silence se fit si soudainement que la tête de Lock se mit à tourner. L'empereur s'était levé de son siège.
— Je vous remercie d'avoir vengé la mort injuste de mon père, déclara le souverain.
Lock le regarda un bref instant. Le souverain qui dominait non seulement Mogrador mais le monde entier était un tout jeune homme, guère plus âgé que lui. Il avait des cheveux châtains, un visage rendu poupin par une quantité abusive de maquillage et nageait en sus dans un costume d'apparat taillé pour un homme d'une tout autre stature. En somme, il n'avait rien de la splendeur qu'on aurait pu lui prêter.
— Merci Votre Grâce, articula maladroitement Lock en réitérant le salut révérenciel.
L'empereur se rassit et, se souvenant des paroles de Lina, Lock s'empressa de dévier son regard. Ce faisant il tomba sur une jeune femme, non loin du monarque. Leurs regards se croisèrent et un sourire malicieux germa sur les lèvres de la noble. Un sourire qui lui sembla familier.
Où l'aurais-je vu ?
Les vêtements, le maquillage ou la coiffure de la jeune femme indiquaient son appartenance à la haute noblesse, sans parler de sa place si près du trône. Il n'y avait aucune chance qu'il l'ait déjà rencontrée. Le vieux sénateur interrompit le cours de ses pensées en tapotant son épaule pour l'inviter à reprendre place aux côtés de ses camarades de promotion. Il lui fallut ensuite saluer, reculer de trente pas sans tourner le dos à l'empereur puis faire demi-tour en adressant des sourires ravis à l'assemblée de voyeurs vulgaires.
Lock ne s'était jamais sentit si mal à l'aise.
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