Aurora (2/2)
Cela prenait moins de deux minutes de rejoindre la prison de Mogrador en navette, mais Aurora jugea plus prudent de s'y rendre à pied. Les vieilles promenades étaient presque désertes en soirée.
Revêtue de l'un des uniformes de Lina et couverte d'une cape de voyage, la jeune femme avait attaché ses longs cheveux auburn pour mieux les dissimuler et rabattu la capuche sur sa coupe non réglementaire. Lucas la devançait et elle se contentait de lui indiquer quelle direction prendre à chaque croisement. Il imposait un bon rythme, ce qui ne la gênait pas : elle voulait en finir au plus vite. Des lampadaires étaient alignés régulièrement le long de l'allée piétonne, éclairant leur chemin d'un léger éclat bleuté. En dépit des circonstances, la princesse appréciait cette occasion de prendre l'air, cette sensation de liberté qu'elle ne trouvait qu'en dehors de son cocon familial. Le sombre bâtiment devant lequel ils arrivèrent la ramena brusquement à la réalité.
Les deux gardes postés devant l'édifice leur ouvrirent les portes sans faire de difficultés, il leur suffit de présenter les plaques de l’académie de Lucas et Lina. En rangeant le petit objet, la princesse nota qu'elle portait le numéro 846, chiffre qui désignait le nombre de recrues admises à l'académie aéronavale au moment de l'enrôlement de Lina.
Académie qui a ouvert peu de temps avant la Grande Guerre. Encore une de ces informations inutiles que mes précepteurs ont jugé bon de me faire entrer dans le crâne.
La facilité avec laquelle on les avait laissés entrer n’avait rien de surprenant : les cadets étaient souvent employés comme messagers, quoique ce soit plus souvent ceux du génie ou de l'infanterie. Aurora savait que l’instant critique restait à venir.
L'intérieur de la prison était dans le ton martial : un hall d'entrée morne qui donnait accès à une unique cage d’ascenseur. Cette ambiance si loin de celle plus sophistiqué qui était la sienne était l'une des raisons pour lesquelles la princesse aimait tant ses escapades à l'académie. Les seuls meubles dans l'entrée du bâtiment étaient quelques chaises et un bureau, derrière lequel se tenait un soldat. Ce dernier leva les yeux sur eux et son regard tomba immédiatement sur leur tenue.
— Des visiteurs de l'académie, aussi tard ? Vous avez un laissez-passer ou un ordre de mission ?
— En fait, c'est une affaire plutôt privée, répondit Lucas en approchant d'un air gêné. Je pensais que vous pourriez peut-être faire une exception ?
Aurora se tint à l'écart. Sans ses tenues fastueuses et son maquillage, son entourage quotidien pourrait sans doute la croiser sans la reconnaitre, mais mieux valait jouer la prudence. Lucas laissa nonchalamment le Dragir apparaître en pleine lumière et elle vit le lieutenant frissonner subrepticement.
— Je te reconnais, t'es le gamin hein ? Celui qui a été décoré l'autre jour ? J'ai assisté à la cérémonie. Enfin, j'étais de garde.
Le soldat jeta un nouveau coup d'œil furtif à la décoration puis secoua la tête.
— Qui tu veux voir ? demanda-t-il en ouvrant un registre.
— Le prisonnier politique Erran Dakir.
— Lui ? s'étrangla l'officier. C'est que... ce n’est pas habituel, on ne visite pas les prisonnier politiques comme ça mon gars, même avec le Dragir...
— C'est ce type qui a organisé l'attaque du palais. Je... j'ai besoin de savoir pourquoi, expliqua Lucas sur un ton plus hésitant, gêné.
— Et c'est qui elle ? reprit le garde en désignant Aurora.
— Une amie de l'académie, je n'osais... enfin, je ne voulais pas venir seul, se justifia maladroitement Lucas.
La princesse approuva d'un hochement de tête discret.
Il a quelques talents pour la comédie.
Leur vis à vis hésita encore un instant, puis lâcha un long soupir.
— Moi aussi j'ai aussi eu du mal à m'en remettre la première fois. Je veux dire, quand j'ai dû faire usage de mon arme... C'est bon pour cette fois, allez-y vite avant que je ne change d'avis. Trainez-pas et tenez-vous à carreau, les hommes en faction en bas sont pas commodes.
— Merci beaucoup ! salua Lucas.
— Il est dans la cellule 7, au troisième sous-sol. Tenez, vlà la carte de l'ascenseur. Je ne suis pas sûr que tu obtiennes ce que tu espère petit, ce type n'a presque pas dit un mot depuis qu'il est là.
— Il faut au moins que j'essaie.
La princesse prit les devant, elle devait se retenir pour ne pas courir vers la cage.
— Bien joué, commenta-t-elle simplement lorsque Lucas l'eut rejoint. Donne-moi ça.
Aurora s'empara du badge et le présenta devant le boitier de commande de l'ascenseur. Quelques instants plus tard, tous deux étaient éblouis en débouchant dans un couloir beaucoup moins long que celui du rez-de-chaussée, mais nettement mieux éclairé au point qu'ils auraient pu se croire en plein jour. Les prisonniers de ce niveau n'avaient visiblement pas droit au cycle jour-nuit. Il n'y avait qu'une dizaine de cellules, mais celles-ci étaient plutôt spacieuses, dans les vingt mètres carrés au bas mot. Un espace avait été laissés entre chacune d'entre elles, sans doute pour éviter que les prisonniers ne puissent communiquer entre eux à voix basse.
Quatre soldats jouaient aux cartes à proximité de l'ascenseur et la jeune femme en aperçut d'autres à l'autre bout du couloir. Il y avait plus de gardiens de prisonniers dans cette zone.
— Z'êtes qui vous ? questionna l'un d'eux en les voyant arriver.
Elle leva le passe de l'ascenseur bien visible, sans tourner la tête vers eux.
— Nous venons voir Erran Dakir.
— Là-bas, commenta le soldat en désignant l'une des cellules les plus au fond. Surement en train de méditer, comme d'habitude. Ce sera sans doute le condamné le plus calme qu'on ait jamais vu au moment de son exécution.
La princesse ne sentit aucun mépris dans la voix de ce garde. Elle jeta un bref coup d'œil dans sa direction : il avait l'air particulièrement jeune et portait un uniforme de l'infanterie. Pour sa génération, Erran était une légende.
En approchant de la cellule, Aurora découvrit effectivement le prisonnier assis en tailleur au centre de la pièce. Il avait le dos droit, la tête haute, les yeux fermés et les mains posées sur les genoux. Torse et pieds nus, l'ancien soldat ne portait qu'un pantalon militaire. Le regard de la jeune femme s'attarda brièvement sur la musculature impressionnante et les cheveux en bataille d'Erran et elle ne put retenir un petit sourire. Cela faisait deux ans qu'elle ne l'avait pas vu, mais il n'avait pas du tout changé.
— Salut, s'annonça-t-elle d'une voix mesurée en se collant aux barreaux.
Le prisonnier frémit et dirigea vers elle un regard perçant.
— Je ne m'attendais pas à ce que ce soit toi qui viennes.
Il se redressa en prenant son temps puis vint à son tour se coller à la grille, au point qu'Aurora pouvait presque sentir son souffle sur son visage. Elle refusa de reculer, elle ne lui ferait pas ce plaisir.
— Hé ! Garde un peu tes distances ! intervint Lucas en approchant à son tour.
Amusée, la princesse se tourna vers son compagnon et secoua la tête.
— Du calme, il ne peut pas passer le bras entre les barreaux, le rassura-t-elle.
Elle jeta un œil du côté du couloir et jugea les gardes les plus proches à une distance raisonnable. S'ils ne haussaient pas la voix, leur conversation resterait privée. Ce qui était assurément l'idée d'Erran.
— Il est vraiment mort ? demanda l'ancien soldat de but en blanc.
La question heurta la princesse plus qu'elle ne l'aurait cru. Elle mit un instant à acquiesçer.
— Bien sûr, ton plan était parfaitement orchestré, siffla-t-elle.
Le prisonnier lui adressa un sourire moqueur.
— Certainement pas et tu le sais, sinon....
— C'est moi qui pose les questions !
Il tint sa langue sans cesser d'arborer son sourire provocateur. S'il n'y avait eut les barreaux entre eux, elle l'aurait giflé.
Même dans cette situation il est toujours aussi bravache !
Elle expira longuement pour reprendre le contrôle de ses nerfs, puis le fixa droit dans les yeux.
— Pourquoi ?
Erran lui rendit son regard sans dire un mot pendant un long moment. L'ambiance devenait tellement oppressante qu'Aurora dû lutter pour ne pas s'en aller, mais il n'était pas question qu'elle ait fait ces efforts en vain. Elle avait besoin de réponses.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-il enfin. Si tout s'était passé normalement, je ne doute pas que tu m'aurais laissé à mon sort. Sa mort te rend service non ? Tu vas éviter ce fichu mariage avec Adelaïde sur le trône, pas vrai ?
Toujours aussi perspicace, songea-t-elle avec dépit.
— Adelaïde a été écartée par le sénat, souffla-t-elle. Ils ont élevé Gauvain à la place.
— Quoi ?! Mais pourquoi ?
— À cause de toi imbécile ! Votre relation est de notoriété publique. Ton implication dans l'attentat a immédiatement placé les soupçons sur elle, la question de la succession a vite été réglée !
— Et Du Vellec ? Il aura forcément...
— Le tir venait de son balcon ! C'est tout juste s'il a réussi à ne pas être déchu de ses fonctions et inculpé de trahison !
Aurora se rendit compte qu'elle avait haussé la voix et jeta un œil aux gardes. Ces derniers regardaient dans leur direction, mais finirent par retourner à leurs affaires en haussant les épaules. Elle laissa échapper un petit soupir de soulagement.
— Où est-elle ? chuchota Erran.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? riposta-t-elle d'un air revêche.
— Aurora, s'il te plait...
La princesse lui jeta un regard furieux, elle n'avait jamais pu contrôler ses nerfs en sa présence et les circonstances n'arrangeaient rien.
— Elle a été confinée dans ses quartiers, elle va bien pour le moment, finit-elle par lâcher devant l'air profondément inquiet du soldat. Réponds à ma question.
Le prisonnier fronça les sourcils, comme s'il réfléchissait.
— Les rebelles, que leur est-il arrivé ? marmonna-t-il.
— Ceux impliqués dans l'assassinat ? Ils ont tous été tués pour autant que je sache. Qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu ne vas pas me faire croire que tu t'étais attaché à eux ?
— Je vais tout te raconter, mais ne m'interrompt pas s'il te plait, rétorqua Erran en grimaçant.
Agacée, Aurora acquiesça néanmoins.
— J'ai été convoqué par un homme des services spéciaux, c'était un peu plus d'un mois avant l'attentat.
Les services spéciaux ? Pourquoi s’intéresseraient-ils à quelqu'un avec son profil ?
— Se présentant comme un général, il m'a donné pour mission d'infiltrer des rebelles de la ville basse, continua Erran. Il les soupçonnait d'avoir un projet important et je devais jouer les espions, un rôle dans lequel j'ai excellé je dois dire.
L'ancien soldat lui adressa un sourire de vainqueur que la princesse aurait adorer récompenser en l'étranglant. Il ne pouvait vraiment pas rester à sa place.
— J'ai permis aux rebelles d'obtenir des informations précieuses, j'ai vite gagné leur confiance... Je leur ai aussi permis d'obtenir l'arme nécessaire à leur opération. Je suis désolé, j'ai bel et bien ma part de responsabilité.
Il s'interrompit, affichant enfin une mine légèrement déconfite.
— Continue, rétorqua Aurora qui n'était guère d'humeur à s'appesantir sur le sujet.
— Des contacts me communiquaient toutes les informations à fournir aux rebelles, le but était d'aider leur plan à prendre forme, de favoriser sa mise œuvre... le tout pour réaliser un coup de filet parfait au moment de son exécution.
— Mais l'attentat a été une réussite...
— C'est bien ça le hic. J'ai transmis les informations exactes sur le moment et le lieu de l'attaque, celle-ci n'a pourtant pas été évitée. En revanche, si tôt l'attaque réussie la garde impériale est tombée « de nulle-part » sur les rebelles.
— La garde impériale a été envoyée en manœuvre ce jour-là, ce sont les cadets qui sont intervenus. On avait été déployés tout autour du sommet, indiqua Lucas qui s'était approché sans qu'Aurora ne le remarque.
— C'est qui lui ? réagit Erran en fixant le jeune homme d'un air intrigué.
— Aucune importance, trancha la princesse, comment se fait-il que tu n’as pas été tué toi aussi ?
— M'attendant à des dérapages au moment de leur arrestation, j'ai faussé compagnie aux rebelles avant la mise en œuvre de leur plan. J'avais aussi un autre objectif... Mes contacts dans la ville basse étaient au courant de mes projets, je leur avais demandé... enfin bref, on m'a tendu une embuscade à l'académie. L'homme qui m'a envoyé en mission était présent, il avait troqué son uniforme de général pour celui d'assistant du sénat.
Aurora prit le temps d'assimiler ce qu'impliquait ce témoignage.
— De quoi avait-il l'air ?
— Grand, de longs cheveux noirs et gras, une petite balafre sous l'œil droit. Ça te dit quelque chose ?
Elle secoua la tête. Ce profil était commun dans certaines provinces, mais personne n’y répondait dans la haute société mogradorienne. Erran et elle avaient déjà des chevelures très foncées par rapport à la moyenne.
— En somme, tu veux me faire croire que tu es victime d'un complot ? conclu-t-elle.
— Tu en étais déjà convaincue sinon tu ne serais pas ici, rétorqua le prisonnier en souriant.
Elle le fusilla du regard sans pouvoir le contredire.
— Tu dois être jugé dans deux jours. L'exécution suivra vite, j'en suis sûre. Tâche de faire bonne figure, grinça-t-elle.
Tout en parlant, elle avait commencé à déboutonner le haut de son uniforme. Lucas le remarqua, ouvrit de grands yeux et les détourna le rouge aux joues.
Vraiment un enfant, songea-t-elle.
Tournant le dos aux gardes, Aurora glissa sa main jusqu’à son soutien-gorge dès qu'elle eut assez d'espace et se saisit du petit objet qu’elle y avait dissimulé. Elle posa ensuite cette main nonchalamment sur un barreau de la cellule.
— Tu ne mérites pas d'atterrir dans les caveaux de la famille. Tu n'as qu'à aller là où vont les traîtres.
Elle se détourna du prisonnier sans lui adresser un regard suplémentaire, remettant les boutons de son uniforme en place. Lucas marqua un temps d'arrêt mais lui emboîta vite le pas. Le jeune homme eut suffisamment de jugeote pour attendre qu'ils aient quitté le bâtiment avant de poser la question qui lui brûlait probablement les lèvres.
— C'était quoi ? Le truc que vous avez attaché au barreau ? chuchota-t-il.
Il a au moins compris ça.
— Un bâton énergétique, un modèle un peu spécial, prévu pour éviter les détecteurs.
— Une arme paralysante ? Comme celles employées par les Gardiens ? Qu'est-ce qu'il peut faire d'un truc aussi inoffensif ?
Aurora leva les yeux pour observer le ciel privé d'étoiles. Elles lui semblaient de moins en moins brillantes au fil des années.
— Presse le pas Lucas, nous avons encore beaucoup à faire.
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