Chapitre 8 Vaïnysha
Debout à une dizaine de mètres de la route, Kohga attendait. Cela faisait bien une heure et demie qu’il était là, posté au bord du chemin, à attendre, et il détestait ça. Le soleil allait bientôt se coucher, réduisant encore ses chances de trouver quelque chose. Son costume le grattait, son tranche-démons pesait lourd dans sa poche, et personne ne passait. Cette route avait très mauvaise réputation. Les gens la fuyaient. Et à juste titre, car elle était effectivement envahie de Yigas. Même un Yigling aurait pu distinguer, derrière l’illusion d’une jeune femme en larmes un peu frêle et mal fagotée, la silhouette rondouillarde du futur chef du Clan Yiga, comme il aurait pu démasquer tous ceux qui se tenaient en en embuscade le long du chemin.
Cependant, pour un simple Hylien ou même un Sheikah, il n’y avait rien de particulier dans cette petite vieille se débattant avec un énorme sac, cet homme vendant des bananes ou cette jeune fille en train de pleurer au bord du chemin, alors même que tous étaient des Yigas sous couverture.
Enfin, un homme apparut au bout du chemin. Plutôt grand, le teint mat, les cheveux noirs et des yeux d’un étrange gris-bleu, il ignora complètement les autres Yigas, mais vint se poster devant Kohga, une lueur de compassion dans les yeux.
- Qu’est-ce qui ne va pas, ma grande ?
- Pourriez-vous me… me… bégaya le Yiga dans un sanglot plus vrai que nature.
- Oui ?
Le voyageur semblait s’impatienter, mais il restait compatissant. Kohga était presque désolé pour ce qui allait arriver.
- Pourriez-vous… Pourriez-vous me…
Kohga se félicita intérieurement. Son jeu d’acteur était impeccable.
- Pourriez-vous me quoi ? s’agaça le voyageur. Je veux bien t’aider, ma grande, mais dis-moi ce que tu veux !
- Pourriez-vous me…
- Vous… répondit le voyageur, impatient.
Kohga inspira un grand coup et, d’un ton théâtral, déballa la phrase qu’il avait longtemps répétée devant son miroir.
- Laisser vous trancher la gorge ?
Sans lui laisser le temps de réfléchir, il joignit les mains pour dissiper l’illusion, projetant en tous sens des parchemins Yiga un peu froissés et franchement brûlés et faisant dans le même temps disparaître son déguisement.
La compassion disparut des yeux de l’homme en face de lui, pour faire place à de l’agacement quand il dégaina son épée.
- Yiga… Encore ! Cochonnerie !
Kohga évalua la scène. Un voyageur équipé d’une courte épée Hylienne, ou un jeune Yiga rondouillard avec un tranche-démons mal aiguisé ? Il allait gagner, c’était sûr !
Kohga n’aimait pas le combat au corps-à-corps ni les armes, mais on lui avait interdit d’utiliser d’autres techniques que la téléportation et le déguisement pendant ses missions et, bien qu’il n’en comprenne pas la raison, un ordre était un ordre.
Le combat fut de courte durée. Kohga se jeta sur l’homme et, faisant mine de lui donner un coup d’épée, lui arracha sa sacoche avant de se téléporter directement dans la vallée de Caltice.
Tandis qu’il remontait le chemin vers le repaire, il ouvrit le sac et en inspecta le contenu. Un rubis violet, un rouge et un vert. En tout, septante-et-un rubis. Une coquette somme, car avec septante-et-un rubis, un Yigling pourrait manger à sa faim pendant bien deux ou trois jours. Il y avait aussi deux pommes, beurk, une miche de pain et une bouteille remplie à ras bord de remède rouge-rose écœurant, re-beurk. Du remède max. Dégoûtant !
Il passa la porte du repaire, et aussitôt, un autre Yiga s’avança vers lui pour vérifier ses trouvailles.
- Des pommes, beurk !
Kohga sourit. Liouda détestait les pommes.
- Des rubis… Pas mal, pas mal du tout… Et un remède max. Excellent !
Elle lui tendit le remède.
- Amène ça à l’infirmerie.
Kohga entra dans l’infirmerie, mais n’y trouva pas sa mère, juste une Kiko débordée qui courait dans tous les sens pour soigner un nombre de patients bien trop élevé à son goût. Kohga essaya de lui parler, mais elle était bien trop occupée pour lui parler. Elle courait en tous sens, de plus en plus vite, et ce qui devait arriver arriva : elle trébucha et s’écrasa par terre de tout son long. Enfin, Kohga put lui parler.
- Tu n’aurais pas vu maman ?
- Marika ?
Kohga soupira. Kiko était toujours dans la lune.
- Ben oui…
- Ah ben tu devineras jamais, lança Kiko d’un ton ironique et agacé.
- Pas encore ?! C’est la troisième fois cette semaine et on est jeudi !
- Ben si…
Kohga n’avait jamais couru aussi vite de toute sa vie, mais quand il passa la porte de la chambre de sa mère, il eut la désagréable surprise de la trouver là, allongée, toussant faiblement. La mauvaise toux que sa mère endurait depuis presque quatre ans s’était transformée il y a quelques mois en terribles quintes qui lui faisaient perdre connaissance presque à tous les coups. Ils avaient tout essayé, la magie Yiga, les remèdes, la médecine traditionnelle Gerudo, les potions Zoras, les techniques de soin des Piafs et des Gorons, la médecine Hylienne moderne… Ils avaient même réussi à convaincre un prestigieux médecin Sheikah de se pencher sur sa maladie, mais sans résultat ; personne ne réussissait à la soigner, et son état ne cessait d’empirer.
Kohga s’approcha de sa mère d’un pas hésitant, repoussant les deux médecins qui lui tournaient autour. Marika Kohga avait le teint pâle et ses yeux, habituellement plus verts et plus brillants que deux rubis, semblaient vitreux et éteints, comme deux éclats de verre poli. Elle l’observa une longue minute, et lorsqu’elle s’adressa à Kohga, ce fut d’une voix si triste qu’une désagréable impression de froid humide le parcourut.
- Kohga… C’est fini…
Kohga eut l’impression qu’il ne survivrait pas à cette annonce.
- Non, hurla-t-il. Non !
Dans un geste désespéré, il saisit la bouteille de remède qu’il avait oublié de déposer à l’infirmerie et versa dans la bouche de sa mère quelques gouttes de l’infâme médicament. La Yiga avala avec une grimace, mais le remède sembla lui faire du bien. De sa main fine et délicate, elle défit lentement les sangles du masque de son fils.
Kohga se laissa faire. Il n’allait pas faire de caprices si sa mère était alitée et mourante, ç’aurait été idiot.
Le masque tomba, révélant le visage de Kohga. Deux joues un peu rondes, un petit nez, des cheveux blancs à la base, mais teints en noir sur la longueur, un visage frais et presque enfantin. Mais le plus frappant, c’étaient ses yeux, étonnamment brillants, mais son regard était profond, sérieux et chargé d’une tristesse infinie.
Pour Marika, c’étaient les plus beaux yeux au monde, ces mêmes yeux qui avaient valu à Kohga tant de moqueries quand il était encore un Yigling. Un œil vert et l’autre rouge, comme le témoignage silencieux de ses origines. L’œil droit de Kohga ressemblait à ceux de sa mère, d’un vert brillant comme un rubis et aussi frais et profond que le lac Hylia, alors que son œil gauche, rouge grenat et légèrement bridé, marqué d’un tatouage qui le faisait ressembler à un symbole Yiga, ressemblait aux yeux de son père. Rouge et vert. Yiga et Gerudo. Presque un symbole, un emblème.
Kohga lui versa à nouveau un peu de remèdes dans la bouche. Beurk.
Et ils restèrent là, sans se parler, mais sachant précisément à quoi pensait l’autre.
Marika courait le long d’un chemin, au bord de l’oasis. Elle ne devait pas avoir plus de sept ou huit ans, ignorant encore tout de la rudesse de la vie dans ce désert hostile. C’était quelques jours avant que son secret ne s’évente, ce secret qu’elle ne connaissait même pas, mais qui lui avait valu à elle et à sa mère de devoir quitter la cité où elle avait grandi, de nuit et sous une pluie de flèches, d’injures et d’insultes. Avant qu’elle doive quitter sa maison douillette pour ce repaire poussiéreux, bondé et bruyant, qu’elle avait fini par apprécier. Elle se remémorait les moqueries, les coups, les surnoms idiots. Elle se revoyait, alors encore une vehvi, ou alors une Yigling, qui sait, quand elle avait rencontré le futur Grand Kohga, quatrième du nom, le futur chef du Clan. Elle se souvenait de ce garçon assuré, fort et énergique, de son sens de l’humour périmé et pourri, de toutes les fois où il l’avait protégée des moqueurs et autres intimidateurs, et puis de ce regard rouge rubis, brillant de gentillesse, de force et de chaleur.
Marika se rappelait ses cours de combat, de cuisine, de magie, et surtout d’ancien Sheikah et de mathématiques, particulièrement détestables, et aussi le jour où, laissant tomber sa formation de guerrière, elle avait mis sa vie au service des malades et des blessés, se promettant de toujours aider les plus démunis. Elle se remémorait du jour où Kohga était venu au monde, de la première fois où elle avait croisé ce regard et vu ce visage rond et joyeux. Elle ne parvenait pas à croire que le Yigling timide et rondouillard qu’elle avait autrefois connu et le jeune homme replet à l’air incroyablement triste et courageux qui se tenait en face d’elle étaient tous deux son fils.
Kohga se souvenait de ses cours de Gerudo, qu’il exécrait, de la moue dégoûtée de sa mère dès qu’il parlait de bananes. Il se rappelait comme elle lui avait appris la cuisine, gardant patience même quand il mettait le feu à son tablier, de quand elle lui contait l’histoire de la Guerre du Sceau, de l’Élu du Ciel, de la Grande Mer ou des premiers Yigas, histoires dont, presque quinze ans plus tard, il ne connaissait pas la fin, car il s’endormait toujours avant. Il revoyait sa mère luttant pour sa vie pendant la bataille contre les Lézalfos, il la voyait sautillant gaiement dans l’infirmerie, passant de patient en patient à une vitesse impressionnante. De la fois où, pour frimer, il avait voulu utiliser une épée Hylienne rouillée qu’il avait trouvée dans l’armurerie et s’était ouvert la main. Ce jour-là, sa mère avait passé toute sa soirée et une bonne partie de la nuit à désinfecter la plaie, le consoler, refaire la moitié de ses vaccins, le rassurer, le bourrer de remèdes pour éviter une éventuelle infection, et puis avait utilisé toutes ses forces pour refermer et cicatriser magiquement la plaie. Kohga avait ensuite eu la main toute violette pendant bien un mois, mais au moins, il était guéri.
Cela ne pouvait pas se finir. Pas maintenant. Kohga s’essuya méthodiquement la joue, mais ne réussit pas à arrêter de pleurer. Marika le prit dans ses bras.
- Là, là, tout va bien, ne pleure pas.
En guise de réponse, elle reçut un petit reniflement attristé et ce qui lui sembla être des larmes.
- Il me semble pourtant que ce soir, on fête… Tu ne vas pas gâcher ta soirée à pleurer ici alors que tu pourrais faire la fête avec tes amis, si ?
- Je ne vais pas faire la fête si tu es en train de mourir, quand même ?!
Marika Kohga regarda son fils d’un air qui se voulait plus sévère et réconfortant que triste.
- Tut tut tut ! Si je dois partir cette nuit, ce sera dans la joie, et pas dans les larmes, comme le veut la tradition du Vaïnysha.
- Qu’est-ce que c’est encore ? Un truc de Gerudo ?
- C’est une ancienne tradition Gerudo. Cela veut dire qu’il faut fêter les vivants et non pas pleurer les morts.
Kohga la regarda d’un air perplexe.
- Parfois, le meilleur moyen d’honorer les défunts n’est autre que de célébrer ceux qui vivent encore, si tu préfères…
Kohga trouva cela étrange, mais poétique.
- Et maintenant, va, amuse-toi et reviens me voir à la fin du festival.
Kohga se sentait un peu sale de laisser sa mère pour une fête Yiga comme il y en avait tous les soirs, mais qui serait-il pour contrarier la dernière volonté de sa mère ? Aussi se rendit-il sans entrain dans la salle des fêtes. Aimy avait l’air aussi chagrinée que lui, et Suppa, bien qu’il ne montre pas ses émotions, dégageait une aura de tristesse que même un Yigling aurait senti à bien cent mètres. La fête commença, sans Yiglings cette fois-ci, mais il y avait en revanche énormément de bonnes choses à manger et à boire, des chants et des danses, et cela lui remonta un peu le moral. Petit à petit, le chagrin quitta Kohga. Les Yigas festoyèrent des heures durant, et quand le festival se termina, il retrouva son deuil à l’endroit où il l’avait laissé : à l’entrée de la salle des fêtes.
À nouveau chagriné et d’humeur grisâtre, il marcha jusqu’à la chambre de sa mère. Marika semblait dormir profondément, mais dès que Kohga s’assit au bout du lit, elle s’éveilla.
- Tu es venu… j’avais peur que tu aies bu de l’alcool de cactus et que tu sois en train de faire la noce sous la table…
Son ton était espiègle, mais absent, comme si elle n’était déjà plus vraiment là. Ses yeux étaient cernés et ternis, mais elle semblait étonnamment sereine. Kohga pouffa, mais le cœur n’y était pas.
- Je partirai ce soir, mais je veux que tu me fasses une promesse.
- Tout ce que tu voudras !
- Deviens le plus grand chef que le Clan ait jamais connu, fais-le pour moi. Ne laisse jamais quelqu’un te juger sur tes origines, sur ton physique. Tu vaux autant que n’importe quel autre, si ce n’est plus. Et veille sur Kiko en mon absence, elle qui est si fragile…
- Je promets ! Je le jure sur Ganon. Je le jure sur Hylia. Sur la Triforce ! promit-il, les joues rouges et détrempées de larmes. Je le jure sur les sept Sages. Je le jure sur Din, sur Nayru, sur Farore. Je le jure sur ma propre vie.
Un mince sourire se dessina sur les lèvres de Marika Kohga, si triste et si réconfortant que Kohga aurait bien voulu que cet instant dure toute une vie.
- Bien. Ce n’est donc qu’un au revoir et non pas un adieu.
Elle posa sa main sur la joue de Kohga.
- Nos âmes resteront… à jamais liées…
Et puis les yeux de la Yiga s’éteignirent, son visage se détendit, son souffle se changea en un vague murmure, avant de disparaître complètement. Ses yeux se fermèrent, sa voix si douce se muant en un vague fredonnement, comme une vieille chanson qu’on aurait oubliée, avant de faire la place à un silence tiède et humide de larmes, et Kohga comprit qu’il ne la verrait plus jamais danser joyeusement, qu’il n’aurait plus droit à ses sermons teintés d’amusement quand il cachait des bananes pourries dans le sac du professeur de mathématiques, qu’il ne l’entendrait plus jamais chanter dans la langue de son peuple.
Il se rendit compte qu’il ne la verrait plus jamais sautiller de Yiga en Yiga pour soulager les maux du quotidien comme les blessures les plus graves, qu’il ne sentirait plus jamais son parfum si particulier, mélange de vanille, de remèdes et de fruits Volt, qu’il ne connaîtrait jamais la fin de ses contes et qu’il ne parlerait jamais le Gerudo. Et il pleura comme, de mémoire de Yiga, on n’avait jamais pleuré.
La cérémonie d’adieu eut lieu le lendemain à l’aube. Dans la lumière encore fraîche du désert, tous les Yigas s’étaient réunis pour dire un dernier merci à leur infirmière bien-aimée et femme de leur vénéré chef.
Comme le voulait la tradition Yiga, le corps de la mère de Kohga fut déposé sur une planche de bois gravée de symboles Yiga et Gerudo, les mains jointes sur la poitrine et sans masque. Kohga accrocha un morceau de gelée Chuchu rouge à chacune de ses flèches et banda son arc, son père et Kiko firent pareil.
Six flèches s’abattirent sur la planche de bois, qui prit feu, emportant Marika Kohga vers la Terre d’Or.
Il n’y eut pas de discours, pas de buffet, chacun se contentant de pleurer silencieusement ou de remercier une dernière fois Marika Kohga pour tout ce qu’elle avait fait pour lui et pour le Clan.
L’air portait une odeur de cendres et de tristesse quand il ne resta de la Yiga qu’une trace de brûlure sur le sable, et le Grand Kohga s’avança vers son fils.
- Tiens. Je pense qu’elle aurait voulu que tu les aies.
Il tendit à Kohga les deux serpes coupe-gorge de sa mère. Bien qu’elle travaillât déjà au service de soins bien avant la naissance de Kohga, elle avait commencé par une formation d’officier et n’avait jamais voulu se séparer des deux serpes qu’elle avait fait fabriquer sur mesure plutôt que d’utiliser un tranche-vent comme les autres officiers.
Kohga prit les deux armes des mains de son père. C’était vraiment du beau travail. La lame, gravée de motifs Gerudo, semblait bien plus solide que sur une serpe coupe-gorge ordinaire, et aussi d’une couleur plus claire. L’arme était sans doute en argent Gerudo. Le manche était décoré de bandes de cuir et de tissu rouges et un foulard carmin rayé de violet était attaché au pommeau de la serpe. C’était, à l’évidence, la plus belle arme que Kohga ait jamais vue.
"""J'ai pleuré et ma soeur aussi. Le prochain chapitre sera moins triste. Promis."""
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