Chapitre 15 Kara

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Piaillant comme un oiseau sur lequel on aurait marché, Kara traversa la grande salle en courant, ses longs cheveux noirs flottant dans son sillage. Elle jouait toujours à chat perché avec les autres Yiglings le matin. C’était comme un rituel, et elle gagnait toujours. Derrière elle, ses amies Toya et Mina s’essoufflaient sans réussir à l’attraper.

Kara aimait bien Mina, mais elle était aussi un peu jalouse d’elle. La mère de Mina était une demi-Sheikah et elle tenait d’elle de grands yeux cerise plus brillants que des rubis et un teint de rose plus pâle que la lune, qui contrastaient avec ses cheveux d’un noir de jais qui lui arrivaient aux épaules. Kara était plus ronde, avec un teint mat très ordinaire et de longs cheveux noirs striés d’une mèche blanche. Elle avait les yeux verts et le ventre rondouillard de son père, mais sa chevelure noire, ses mains graciles et son visage espiègle évoquaient infailliblement sa mère. Elle était jolie, pour sûr, mais un peu banale.

Kara sauta sur le mur au fond de la salle, et commença à le gravir comme elle pouvait, ce qui, avec une robe de cérémonie Yiga et les bottes Hyliennes qu’elle insistait pour porter en toutes circonstances, n’était pas chose aisée. Et ce qui devait arriver arriva : Kara glissa et chuta. Terrifiée, elle ferma les yeux et attendit l’impact.

Avec un bruit particulièrement désagréable, Belle recracha tout son café Zora sur la table du café de la grande salle, ce qui lui valut le regard désapprobateur de la gérante du café. En bien quarante ans de carrière, elle avait vu nombre de choses bizarres, mais ça, c’était bien la première fois qu’elle le voyait. Une Yigling de trois ou quatre ans en robe de cérémonie traditionnelle et bottes Hyliennes flottait à bien cinq ou six mètres au-dessus du sol, piaillant de peur et de fierté. C’était un spectacle étrange, mais plutôt amusant, du moins jusqu’à ce qu’elle réalise que la petite en question n’était autre que la fille du Grand Kohga.

— Déesse Hylia ! Là, il va falloir qu’on m’explique...

Toujours suspendue dans les airs, Kara narguait gaiement ses camarades, surtout Michel, le grand bête de la bande. Ainsi suspendue, elle ne pouvait pas se faire attraper mais, et elle le comprit bien plus tard, elle ne pouvait pas non plus descendre. Ses rires amusés se changèrent rapidement en cris terrifiés.

La lieutenante Liouda et son équipe de surveillants n’avaient jamais eu autant besoin de crier sur tout le monde pour rétablir l’ordre. Tout le monde criait, hurlait, s’enthousiasmait et faisait un bruit terrible. Chassant des troupes de Yigas quasi hystériques, elle réussit à trouver l’origine du problème : une Yigling minuscule flottant à bien cinq mètres du sol. La plupart des Yigas manifestaient très jeunes des capacités spéciales au combat ou à la magie ou des pouvoirs particuliers, et une crise de flottement n’avait rien d’extraordinaire mais, de mémoire de Yiga, cela n’était jamais arrivé en plein milieu de la grande salle. Cela expliquait sans doute l’agitation qui y régnait.

À peine habillée et les cheveux trempés, Aimy sortit de sa salle de bain à la hâte, attrapa Kohga par la main et le traîna jusqu’à la grande salle. Quand Kohga et Aimy arrivèrent, la foule s’écarta, laissant apparaître une Kara maintenant terrifiée, suspendue à une demi-douzaine de mètres dans les airs. Aimy regarda sa fille, Kara regarda sa mère, mais elles ne semblèrent pas trouver de solution.

— Tu peux redescendre ? demanda Aimy.

— Non, j’peux pas… bafouilla Kara, qui pleurait maintenant un petit peu.

Aimy fila à l’armurerie, y prit une cordelette, courut dans la grande salle et lança la cordelette à Kara, mais la fillette ne réussit pas à s’en saisir. Aimy réessaya une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, mais sans résultat. Finalement, elle abandonna et tenta de grimper au mur pour l’attraper, mais cela de ne marcha pas non plus. À court d’idées, elle abandonna.

Kohga réfléchit un instant. Il pourrait aller chercher Kara, mais ce serait dangereux, et ils risquaient tous les deux une très mauvaise chute si cela ne marchait pas. Il réfléchissait si fort qu’il en eut mal à la tête. Qu’avaient-t-ils à perdre, de toute façon ?

Kohga sortit de la poche une poignée de parchemins Yiga passablement froissés et, à grand renfort de trifouillages de doigts, activa un sort de lévitation plus que maladroit. Flottant tout de travers, il manqua de se retrouver tête en bas, mais réussit à attraper Kara et à la déposer doucement par terre.

Ce soir-là fut un soir de fête. La fille du Grand Kohga avait manifesté un pouvoir pour la première fois et, même si les Yigas faisaient la fête tous les soirs, c’était encore mieux s’ils avaient un prétexte pour le faire. Ce soir-là, mêmes les Yiglings étaient invités, mais sous la surveillance des parents, de Belle et de l’Ordre des Surveillants, comme Kohga les surnommait depuis que, pendant une réunion parfumée à la poussière et à la paperasse, la lieutenante Liouda, cheffe des surveillants, lui avait dit quelque chose comme « notre travail est extrêmement important, bien plus que vous ne le croyez, ô Grand Kohga, c’est d’une importance capitale ! ». Elle se prenait trop au sérieux, avait-il songé, et ce surnom moqueur avait vu le jour.

Ceci dit, même si les surveillants étaient rarement appréciés et souvent moqués, y compris par lui, Kohga était forcé d’admettre qu’ils étaient indispensables au bon fonctionnement du Clan. Composés d’une troupe de joyeux volontaires, les surveillants étaient chargés d’empêcher qu’une dispute sur le prix des épées se termine en bain de sang. C’étaient eux qui s’assuraient au risque d’être indiscrets que personne ne complotait contre le Grand Kohga (ce qui leur valait le surnom peu flatteur de « Fayots » ou « Mouchards ») et qui vérifiaient que les prix des boutiques étaient aux normes. Ils s’assuraient aussi que les sacs à vin qui buvaient de l’alcool de cactus ne causent pas de problèmes, que personne ne volait dans la réserve et que l’ambiance du repaire était bonne.

Des cris de surprise se firent entendre. Une assiette de bananes frites venait de se volatiliser au nez et à la barbe de tous les occupants de la table la plus proche de la porte. Kohga chercha le responsable du regard, et vit Kara, à la table des Yiglings, qui engloutissait tout le contenu d’une assiette bien trop copieusement garnie pour venir de la table des petits avec un sourire triomphant. À en croire l’air amusé d’Aimy, il n’était pas le seul à l’avoir remarqué.

Kohga sourit. Une chose était sûre, en cet instant, il était le père le plus heureux de tout Hyrule, si ce n’est du monde entier.

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