Chapitre 54 Et s’il avait survécu ?

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Assise au bord de l’abîme, ses pieds pendant dans le vide, les yeux dans le vague, Yüka remuait quelque pensée grisâtre. Cinq ans. Il s’était écoulé cinq ans depuis que ce vaurien de Link avait bassement assassiné le Grand Kohga. Yüka ne se rappelait que trop bien les derniers mots du chef tant adulé. : « Lâche, lâââche ! avait-il dit. Je m’en souviendraiii !!! »

Et puis tout était allé vite. Très vite. Trop vite. Yüka n’était plus une Yigling, elle était maintenant adulte et avait fini sa formation. Elle était une guerrière Yiga forte et fière, une habile praticienne des arts ésotériques et une archère de talent. Mais même si Yüka dirigeait le Clan avec brio, une sombre pensée continuait à la hanter. Une pensée plus sournoise qu’un Lézalfos et plus nuisible que le ragoût de champignons de la lieutenante Liouda. Une pensée qui ne cessait de l’empoisonner.

Elle avait causé la mort du Grand Kohga.

Pas directement, bien sûr, mais qu’est-ce que ça changeait ? Depuis son arrivée dans le Clan il y a douze ans, Yüka avait appris tout ce qui, aujourd’hui, faisait d’elle une Yiga à part entière. Elle savait cuisiner, tirer à l’arc, soigner les blessures, mais on lui avait aussi appris à chasser, à se cacher et, surtout, à tuer efficacement et sans émotion.

Alors pourquoi ? Pourquoi, en parfaite imbécile qu’elle était, avait-elle laissé la vie au héros Hylien ? Elle aurait pu l’éliminer, elle en était capable, alors pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? S’était-elle dit que cela ne changeait rien, que les autres le tueraient, qu’il ne pouvait pas gagner face au Grand Kohga ? Peut-être, mais ce n’était pas ça. Si elle lui avait laissé la vie, c’était par compassion. Yüka savait que c’était cela, mais elle ne pouvait s’y résoudre. Le Clan Yiga n’encourageait pas la pitié.

À ceux qui lui demandaient pourquoi elle n’avait pas tué Link, elle disait parfois qu’elle l’avait manqué en tirant à l’arc et s’était fait repérer, parfois qu’elle s’était dit que cela n’avait pas d’importance. À cause de cela, la capitaine Aimy était venue la voir dans sa chambre le soir de son intronisation pour lui apporter la nouvelle : elle avait un blâme. Elle avait réussi à négocier avec le conseil pour réduire la punition (neuf jours de Yiglings et une semaine de cuisine) mais pas à se pardonner. Le Grand Kohga était mort par sa faute.

— Tu penses qu’il a survécu ?

Yüka sursauta. À côté d’elle se tenait Kyda.

Bien qu’étant sa grande sœur, Kyda ne ressemblait pas à Mara. Calme, posée, presque effacée, elle n’avait rien à voir avec sa cadette, une véritable tornade qui avait défié, parfois à mort, presque tous les membres du Clan. Elle avait retiré son masque, laissant voir ses yeux noirs et son nez couvert de taches de rousseur.

— Pardon ? demanda Yüka.

— Crois-tu qu’il est encore vivant ? reformula Kyda.

— Link?

— Ah… lui, il est encore en vie, c’est sûr. Je parle du Grand Kohga.

Yüka ne savait pas quoi répondre. Cette idée invraisemblable la turlupinait toute la journée et la poursuivait jusque dans son sommeil. Dès qu’elle s’était présentée, Yüka avait repoussé du mieux qu’elle avait pu cette pensée farfelue.

— Non. Il est mort.

Son ton se voulait catégorique, mais sa voix tremblait.

— Comment peux-tu en être sûre ?

Yüka fut un peu surprise. Tous les autres Yigas, elle y compris, s’étaient résignés à la triste nouvelle. Le chef était mort, c’était terrible, tragique, mais il fallait tourner la page. Personne n’avait osé émettre l’hypothèse qu’il ait survécu.

— Je… enfin…

— Imagine qu’il soit encore en vie ! Suppose qu’on le retrouve !

La cheffe du Clan secoua la tête.

— Un jour, quand j’étais petite, j’ai jeté un morceau de gelée Chuchu dans ce trou. J’ai attendu bien trente secondes avant de l’entendre exploser. Personne n’aurait survécu à une chute pareille.

Un sourire de connivence fendit le visage ovale de Kyda.

— C’est bien mal connaître ce cher Kohga, il est capable de tout… Tiens, ça m’étonne de toi, toi qui étais sa petite chouchoute…

Comme la plupart des Yigas de plus de trente ou quarante ans, Kyda avait décidé de tutoyer la jeune héritière du Grand Kohga. Si cette dernière ne s’en offusquait pas, le contenu de ces propos l’irrita au plus haut point.

— Chouchoute ?! Moi ? Non !

— Ah, si… Tu aurais dû le voir ! Je lui parle d’entraînement, d’un blâme ou de nouveaux sous-fifres, et v’là que Yüka par-ci, Yüka par là… Il t’adorait. Vraiment.

Aussi mal à l’aise qu’elle était flattée, Yüka changea de sujet.

— Et comment on irait le chercher ?

— Avec une montgolfière Sheikah… proposa Kyda, rêveuse. Non, mieux : En parachute !

Yüka sourit malgré elle. Malgré son poste d’officier censé exiger d’elle un grand sérieux, Kyda était une incorrigible rêveuse.

— Et je trouve ça où ?

— Beuh… hasarda l’officière, stoppée au vol dans sa rêverie. En les demandant dans un village Sheikah ?

— J’ai une tête à aller demander des trucs dans un village Sheikah ?!

Le regard de Kyda s’attarda sur la chevelure blanche, les traits délicats et les iris rouge cerise de la jeune femme.

— Oui.

L’orgueil de Yüka, piqué au vif, faillit lui faire pousser l’officière dans l’abîme, mais elle se retint à temps.

— Non, non merci. On fera ça à la manière classique et il me restera ainsi un peu d’honneur.

L’opération abîme était lancée.

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