Chapitre 15 : Le manipulateur
Devant Cupidon et Himéros, se dressait une haute silhouette possédant un corps, certes, boiteux mais massif. Les muscles développés montraient que leur propriétaire était un homme qui avait l'habitude des efforts physiques. Juste un peu surpris, mais en aucun cas craintif, le petit dernier de Vénus commença à avancer vers cette personne, sans se soucier de son regard haineux. C’était comme s'il avait confiance, une confiance aveugle. A n’en plus douter, il la connaissait. Par contre, face aux mouvements de son frère, l’Amour se mit devant lui, comme pour le protéger, la méfiance étant sa compagne. En effet, depuis que l'individu était apparu, un frisson glacial lui parcourait toute la colonne vertébrale. Un danger guettait, il en était certain. Himéros, sentant la tension de son aîné, s'arrêta, et le regarda sans comprendre. Il vit seulement dans ses yeux une froideur qu'il lui était complètement étrangère. La couleur bleue aussi profonde que celle du ciel était devenue aussi foncée que les abysses marins. Ne saisissant plus rien, il s'adressa au dieu de l'Amour :
« Cupidon, pourquoi m'arrêtes-tu ? »
Ce dernier ne lui répondit pas, trop concentré sur l’homme devant lui. Au bout d'un moment, il déclara d'une voix froide :
« Salutations, Vulcain. Que fais-tu ici ? Es-tu aussi venu chercher Himéros ? »
A cette phrase, mais surtout à cause du ton employé, le dieu de la Forge maudit intérieurement Cupidon. Bon sang, qu’est-ce qu’il détestait ce gosse, ce sale bâtard. Il ne doutait pas une seconde que son neveu ne le portait pas dans son cœur, et que jamais il ne lui fera confiance, quoi qu’il fasse, même proposer son assistance. Sachant parfaitement que l’attaquer de front ne servirait à rien, les yeux de Vulcain changèrent donc d'expression. Ils devinrent plus amicaux. Ignorant complètement Cupidon, le maître des Cyclopes préféra se concentrer sur Himéros, et se tourna vers lui. Ses lèvres s’ornèrent ainsi d’un sourire qu’il voulut le plus chaleureux possible :
« Oui, tout à fait. J'ai vu votre mère, morte d'inquiétude, et j'ai décidé de l'aider dans les recherches. Il serait dommage que vous ratiez la cérémonie. N'est-ce-pas, Himéros ?
— Merci, Vulcain. répondit le jeune enfant qui se décala de son frère pour avancer vers lui. Tu as raison.
— Non, reste avec moi, Himéros, pria avec empressement Cupidon, en saisissant son bras.
— Mais pourquoi ? Vulcain va nous ramener vers maman. Tu es fatigué à cause de notre combat dans la grotte. Il pourrait nous porter. Il est fort, tu sais… A moins que tes dires ne soient que mensonges. Tu ne veux plus que j'aille la voir. C'est ça, Cupidon ?
—Tu dis n'importe quoi. Ce n'est pas la raison. J'ai dit la vérité dans la grotte, » plaida ce dernier.
Pendant la discussion entre les deux frères, une étrange lueur passa dans les yeux du forgeron divin, une lueur sombre qui ne présageait rien de bon. Entendre que Cupidon était fatigué l’arrangeait, qu’il en jubilait. Finalement, rien n’était perdu en fin de compte. Certes, il était dans un corps d'un enfant de cinq ans, mais il restait le fils du dieu de la Guerre. Il ne fallait pas le sous-estimer, surtout s'il se sentait en danger. Il pouvait toujours faire appel à son père. Il tenta alors une autre approche, en tendant un bras vers eux, alors que son autre main restait cachée dans son dos, et en argumentant :
« Mais oui, Cupidon, je t'assure que je suis là pour vous aider. Venez, je vais vous reconduire à votre mère et à Mars. Ils se font un sang d’encre pour vous deux.
— Tu vois. Laisse-moi, Cupidon, » se dégagea Himéros de l'emprise de son frère.
Il continua donc sa route pour se rapprocher de plus en plus de Vulcain.
« Et puis, c'est mon ami, continua-t-il. Lorsque tu partais sur la terre des Mortels, ou que tu étais avec tes amis, Vulcain était là. Il est toujours gentil avec moi. Il m'a même montré sa forge. Il m'a toujours écouté, et encore ce matin quand je doutais de... »
Entendant ce qu’il venait de dire, Himéros interrompit son discours en se rappelant la discussion qu'il avait eu avec son beau-père. Ce fut un véritable électrochoc. Plusieurs heures plus tôt, le jeune dieu aux ailes noires s’était trouvé dans le jardin du palais de sa mère, la tête dans ses bras, victime de pensées ténébreuses. Le maître du Feu, l'ayant vu, s'était approché de lui pour savoir la raison d’un tel abattement :
« Himéros, que t'arrive-t-il ? Tu as l'air bien triste.
— Salut Vulcain, non, ça va. Je suis... Non, en fait, ce n’est rien, s’était fermé d’un coup le pauvre enfant.
— Tu sais, je suis ton ami, l’avait encouragé son compère d’un sourire sincère. Tu peux tout me raconter. Je le garderai pour moi.
— Et bien... J'ai peur. La panique me serre le cœur..., lui avait confié l’enfant.
— De quoi ? De la cérémonie ?
— ... Un peu oui... Mais je crains surtout que maman me laisse tout seul après... Cupidon sera guéri. J’ai mal de penser que la vie m'a été donnée que pour le servir, lui et uniquement lui… Qu'au fond, on n'a jamais voulu de moi, et que sans son problème, je ne serai pas de ce monde.
— Ah je comprends, s’était mis à réfléchir le dieu des Forges. Tu as peur que ta mère t'ait eu que pour cette cérémonie, et qu'après elle t'abandonne, car elle ne t'aime pas. Tu ne serais qu’un remède ?
— Oui.
— Tu me fais de la peine, avait soufflé Vulcain avant de prendre une décision. Je crois que tu mérites de savoir. En tant que ton ami, je vais donc te révéler un secret.
— Un secret ? Quel secret ?
— J'ai le regret de t'annoncer que tes craintes sont fondées, lui avait-il confié. Vénus a juste besoin de toi pour que Cupidon puisse enfin grandir. J'ai peur, tout comme toi, qu'après l'accomplissement de la raison de ton existence, tu sois abandonné, et à jamais seul.
— Je… Tu…, avait du mal à croire Himéros.
— Je suis désolé pour toi. Encore hier, tes soi-disant parents nous en ont encore parlé.
— Alors, maman ne m'aime pas, et me joue la comédie pour que j'accepte de mêler mon sang à celui de mon frère, avait pleuré le jeune dieu. Mars, non plus, il ne veut pas de moi pour fils.
— J'en suis vraiment navré pour toi, mais oui, avait insisté Vulcain, » en lui posant une main sur son épaule.
A ces mots, le cœur brisé par cette révélation qu'il avait pensé vrai, Himéros avait déployé ses ailes, et s'était envolé pour aller crier sa peine, caché dans son lieu secret, la grotte aux mille lumières. Ce fut là que Cupidon avait fini par le trouver et à subir son courroux. Sortant de son souvenir, le dieu aux ailes noires commença alors à reculer, horrifié. Son seul espoir maintenant était de tout essayer pour rejoindre son frère, Sentant un changement dans son attitude, ce dernier se mit encore plus sur le qui-vive, prêt à le défendre. Pendant ce temps, Himéros réalisait petit à petit que toutes les idées noires, qu'il avait eues sur sa famille et leur affection, résultaient de cette conversation, et de milliers d’autres par le passé. Ce matin, doutant sur l'utilité de son existence, il avait commencé à déprimer, et à se poser la plus grande interrogation de l’humanité. Pourquoi était-il né, dans quel but ? Pourquoi lui ? Certes, tout le monde était heureux de préparer une fête pour son anniversaire, mais tous attendaient quelque chose de lui, en ce jour fatidique. D’un coup, à cause de la pression mise sur ses frêles épaules, il avait paniqué. Il avait eu tellement peur de les décevoir, mais surtout sa mère et son frère. Et si la cérémonie n’avait pas l’effet escompté, sera-t-il exilé loin de l’Olympe, décrié par le monde divin et mortel ? Au lieu de le rassurer, il venait de prendre conscience que Vulcain avait tout fait pour le convaincre qu'il n'avait jamais été aimé, et qu'il n'était en vie que pour service Cupidon et ses intérêts. Il avait nourri ses craintes les plus profondes et les plus noires. Réalisant qu'il s'était fait manipuler, Himéros fit volte face, et désirant rejoindre son frère le plus rapidement possible, commença à courir. Malheureusement, Vulcain ne le laissa pas faire, et fut plus rapide que lui. Il se saisit du jeune garçon, qui tenta de se défaire de sa prise, mais sans succès. Face au danger, Cupidon cria :
« Vulcain, lâche-le ! Laisse partir mon frère !
— Pourquoi ? Je vous hais tous les deux, mais surtout toi, Cupidon. Tu n'as pas le droit de grandir, et de récupérer toute ta force. Pourquoi a-t-il fallu que Junon t’ait donné une nouvelle chance de renaître ? Qu’as-tu donc de si spécial ?
—…
— En fait, rien… Tu n’as rien de plus que moi, alors pourquoi ?
— Mais pour quelle raison ? Que t'ai-je fait pour que tu me haïsses à ce point ? » Demanda le dieu de l'Amour.
Il fallait absolument qu’il continue à parler, mais surtout à le faire parler lui. Il fallait absolument qu’il essaye de focaliser le dieu des Forges sur lui, pour espérer avoir la possibilité de sauver Himéros à la moindre erreur. Et puis, physiquement, il ne faisait pas le poids. Il se devait de l'occuper en espérant qu’Eole, son père ou un autre dieu arrive à temps. D'un coup d'œil sur le côté, caché parmi les feuilles d'’un buisson, il vit un cygne, et pas n'importe lequel, un des cygnes qui tirait son char divin. Il rentra en communication mentale avec lui, et lui ordonna d'aller chercher son père sans que son adversaire ne s'en aperçoive. Etranger à cet échange, Vulcain se mit encore plus en colère, sortant une dague divine de son dos et la mettant sous la gorge d’Himéros, vociférant :
« Tu oses me demander pourquoi ? Tu es le fruit de l'adultère de mon épouse avec celui que je déteste le plus. Mars est tout ce que j'ai voulu être, et il est le préféré de Jupiter. Il est beau, fort et aimé de la plus belle parmi les plus belles. Et moi, qui suis son époux, je n'ai jamais partagé une seule fois sa couche, alors que je l'aime tellement. Je suis prêt à coucher le monde à ses pieds. Pourtant, elle le préfère à moi. Si je t'empêche de grandir, c'est à lui que je fais du mal, car Vénus ne sera plus obligée de tenir sa promesse.
— Je ne comprends pas, murmura Cupidon, toujours en alerte.
— Tu n'auras qu'à lui demander, répliqua Vulcain. De toute façon, tu ne comprends pas ce que cela fait de voir celle qui habite ton cœur parler, rire, et surtout aimer un autre, jusqu'à lui donner un enfant, voire plusieurs. Tu ne connais pas la tristesse d'être rejeté par ton entourage, et surtout par tes parents, à cause de ton apparence, et de voir ses derniers préférés ton frère. Moi oui !
— Comment ? » Demanda estomaqué Eros.
Tout d'un coup, Eole arriva dans un souffle de vent. Son arrivée attira l'attention de Vulcain, qui tourna la tête vers lui pendant une minute. Voyant enfin une ouverture, Cupidon en profita pour se lancer au secours de Himéros, avec toute la rapidité que ses jambes lui permettaient. Il arriva à le soustraire de l’emprise, en assénant un coup de plumes dans les yeux du forgeron divin, l'aveuglant. Malheureusement, il s’exposa à la dague divine. Malgré la douleur à son visage, et les paupières fermées, Vulcain frappa. Il lui blessa assez profondément le bras et l’aile. Le dieu de l'Amour cria sa souffrance, et s'écroula après avoir poussé Himéros dans les bras d’Eole. Il ordonna à son ami de mettre son frère en lieu sûr. A cet ordre, le dieu des Vents repartit aussi vite qu'il était arrivé, en emportant le garçon, la mort dans l'âme de laisser Cupidon derrière lui. Il se promit de revenir au plus vite. Arrivé en son palais, il confia le dernier né de Vénus à Iphigénie, avant de s’éclipser à nouveau, afin de tenir parole.
Pendant ce temps, Cupidon était toujours aux prises avec son assaillant. Il ne pouvait plus voler, son aile meurtrie refusant de lui obéir. Il esquivait, tant bien que mal la main armée de son oncle, par tous les moyens. Tout en évitant le danger, il essayait pourtant de le raisonner. Malheureusement, la folie avait pris le dessus, et Vulcain ne cessait d’agiter son poignard dans un seul but, se débarrasser de l’Amour. Les armes divines forgées par le dieu des Forges étaient les seules qui possédaient la capacité de blesser gravement un dieu, en l'enfermant dans un Sommeil Eternel, sans possibilité de réveil. Avec son jeune corps et ses blessures, Cupidon ne résisterait pas longtemps à son pouvoir. Le Destin lui donna raison. Trébuchant sur une racine, le fils de Vénus se retrouva au sol, essoufflé, sans possibilité d’aller plus loin et de résister. Le voyant enfin à sa merci, un sourire machiavélique s’étira sur le visage de Vulcain. Il jubilait littéralement. Il leva alors sa dague au-dessus de sa tête, prêt à frapper de toutes ses forces. La voyant s’abattre sur lui, Cupidon en ferma les yeux, mettant son bras indemne devant lui, dans une ultime tentative de protection.
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