La Porte des Enfers
De retour à Rome, Marius et Endymion furent accueillis par Idylla, qui se jeta au cou de son époux. Elle était si triste d'avoir perdu sa sœur, son amie et sa confidente, que l’étiquette de la famille lui importait peu en cet instant. Elle aurait tant voulu accompagner le corps de Psy. Néanmoins, étant presque à terme, son mari avait peur qu'à cause de l'état chaotique des routes, elle fasse un accouchement prématuré, mettant sa santé et celle de l'enfant en danger. Il lui avait alors ordonné de rester en leur demeure. Après avoir embrassé son mari, Idylla désira serrer son neveu dans ses bras. Malheureusement, celui-ci l'ignora et partit rentrer son cheval aux écuries pour s'en occuper. Face à cette attitude, son père adoptif savait qu'il n'allait pas bien. De son côté, son épouse en fut attristée. Elle aurait aimé lui montrer son soutien, mais il le lui refusait. Il s’était enfermé sur lui-même. Ne désirant pas le forcer, elle était donc décidée à attendre qu'il soit prêt à lui ouvrir de nouveau son cœur.
Alors que sa famille était retournée de ses funérailles, l'âme de Psy suivait les pas de la Mort, autrement appelée Thanatos. Ce fils de Nyx, déesse primordiale de la Nuit, était une divinité au cœur de fer et aux entrailles d’airain. Dieu recouvert d’un voile, et enfermé, parfois, dans un corps d’un adolescent à la peau sombre, rappelant la couleur du manteau de sa mère, au visage défait et amaigri, ou encore dans celui d’un adulte ne montrant que son squelette, il était affublé d’une paire d’ailes de corbeau. Les yeux fermés et les pieds déformés, ainsi que tordus depuis la naissance, il marchait avec l’aide d’une faux qu’il tenait à la main. De l’autre, il éclairait sa marche d’un flambeau renversé. Sur son côté, une petite urne contenant des cendres, et décorée d’un papillon, emblème de l’espoir d’une autre vie, pendouillait au bout d’une corde en crin de Pégase. A ses poignets, les chaînes en diamant étaient ses derniers ornements, ces mêmes chaînes avec lesquels Hercule l’avait enchaîné lorsque ce héros antique était venu aux Enfers délivrer Alceste.
Alceste était la fille de Pélias et d’Anaxabie. Recherchée en mariage par un grand nombre de prétendants, son père avait promis sa main à celui qui arriverait à attacher à son char des bêtes féroces de différentes espèces. Désireux d’être l’heureux élu, le roi de Thessalie, Admète, avait fait appel à Apollon. Reconnaissant de l’accueil de ce souverain lors de son exil, ce dieu lui avait donné un lion et un sanglier apprivoisés, que le nouveau soupirant avait attelés. Remplissant ainsi la condition de Pélias, il avait ainsi obtenu Alceste comme épouse. Malheureusement, Acaste, le frère de sa femme, sous prétexte qu’elle était accusée de complicité dans le meurtre de leur père, lui avait par la suite déclaré la guerre. Vainqueur, le beau-frère d’Admète l’avait emprisonné, et avait prévu de l’exécuter en guise de vengeance. Heureusement pour le roi de Thessalie, le geste du bourreau avait été arrêté par sa sœur. Cette dernière, afin de sauver son époux, s’était livrée en échange de sa vie. L’emportant et dès leur arrivée à Iolchos, Acaste avait immolé Alceste aux mânes de Pélias, l’envoyant sur le chemin menant aux Enfers. Etait alors arrivé Hercule, qui, à la prière d’Admète, avait défié Thanatos, alors qu’il emportait l’âme de la sacrifiée. Le liant avec des chaînes de diamant jusqu’à ce qu’il eut consenti à rendre la malheureuse à la lumière, le fils de Jupiter avait réussi à la rendre à son mari, avant qu’elle ne traversa le Styx. Voici comment la Mort s’était-elle retrouvée affubler de ces ornements, qui se balançaient au rythme de ses pas, diffusant à son passage un tintement à glacer les os d’effroi.
Le monde disait également que Thanatos était un être sans compassion, ni sentiments. Pourtant, cette divinité du monde infernal avait accordé un dernier souhait à Psy avant de partir. Une fois son âme libérée de son corps, il lui avait permis de rendre une dernière visite à son fils. Elle s’était donc trouvée auprès du lit d’Endymion. Se penchant, elle lui avait offert un dernier baiser sur le front. Le jeune garçon avait tressailli un instant à ce contact, avant de se rendormir, en se blottissant un peu plus sous sa couverture. Sa mère avait souri à ce spectacle avant de repartir derrière le faucheur, en direction des Enfers. Elle ne sut combien de temps dura le voyage, mais avant même qu’elle ne s’en rende compte, elle se trouva sur le bord du lac Averne, où elle fit une pause devant une ouverture dans la roche.
Voici donc une des entrées vers les Enfers, se dit-elle, sans aucune surprise. En effet, il était de notoriété publique que toutes les cavernes, toutes les anfractuosités, les crevasses, dont personnes n’avait sondé la profondeur, pouvaient être en communication avec le royaume de Pluton. Psy n’attendit pas plus longtemps, et s’engouffra à l’intérieur, incorporant un groupe composé de l’âme de défunts comme elle. Puis, au bout d’une marche interminable, qui dura selon elle des jours, elle arriva sur un promontoire qui dominait une caverne aussi immense que le monde terrestre lui-même. S’approchant du bord du précipice, Psy prit un moment pour observer les terres qui l’attendaient. A ses pieds, s’étendait l’Erèbe. Ce paysage aurait dû être lugubre pour Psy, mais elle le trouvait effroyablement magnifique. Oui, malgré la froideur du lieu et des âmes, la mère d’Endymion se sentait vraiment dans un autre monde, un monde qui la fascinait autant qu’elle le craignait. Dans peu de temps, elle allait savoir à quel sort sa vie l’avait conduite, la félicité ou l’éternelle torture. Poussée par la curiosité, elle porta son regard plus loin, et tomba sur l’image lointaine de ce qui semblait être une barque naviguant doucement sur un fleuve.
Comprenant que c’était Charon, manœuvrant, Psy se résigna à reprendre la route, et s'approcha de l'embarcadère où elle vit la barque chétive, étroite et délabrée aussi noire que la nuit apparaître au milieu de la brume. Elle se fraya un chemin à travers les âmes errantes, qui tendaient désespérément les bras vers l’autre rive, suppliant le divin passeur de les embarquer. Quand, enfin, elle réussit à s’approcher du bord, Charon ouvrit une main squelettique vers elle, sans prononcer une seule parole, en attente de son dû. Autant impressionnée que tremblante, la défunte lui tendit les trois oboles offertes de Marius. Enfermant la paume sur le paiement de son service, le fils de Nyx lui libéra le passage, et la laissa monter sur son embarcation, dont plusieurs âmes attendaient déjà le départ. Psy s’assit sur une place de libre, sans demander son reste, oppressée par la tension qui résultait de cette divinité. Elle avait d’un certain côté hâte d'arrivée. Oui, son cœur était brisé de laisser Endymion derrière elle, mais elle ressentait une certaine joie à revoir son amour de toujours, en espérant le retrouver. Ce qui n’était pas garanti. Toutefois, son espoir ne s’amoindrissait pas.
Elle arriva bientôt de l'autre côté du Styx. Chiron laissa ses voyageurs descendre. Psy se dirigea avec les autres défunts vers la lourde porte des Enfers. Là, elle vit se dresser devant celle-ci un homme de grande taille portant sur ses joues des crocs tatoués. A son cou se trouvait un collier de fer des plus durs, des serpents gravés dessus, et des chaînes ornaient ses avant-bras. A ces côtés, un grand chien au poil blanc luisant était allongé, et attendait les ordres de son maître. Il abhorrait les mêmes attributs que son maître. Les deux semblaient garder d’une main de fer les lieux, prêts à en découdre en cas de problème. La mère d’Endymion ne pouvait pas s'empêcher de trouver à ces deux apparitions une beauté sauvage, une beauté à la fois terrifiante et fascinante. Alors qu’elle était dans sa contemplation, elle entendit des insultes et des cris provenant d'anciens soldats. Ces derniers, orgueilleux et remplis de témérité par leur victoire sur les champs de bataille, se tenaient devant le jeune homme et son chien, qui leur bloquaient le passage. Voulant rentrer dans les légendes, ils avaient décidé de défier Pluton. Cependant, pour cela, il fallait passer devant eux avant d'atteindre le palais des Enfers :
« Sale cabot ! Laisse-nous passer ! Ordonna le premier guerrier.
— Vous êtes des vivants. Vous ne pouvez pas passer. Seuls les morts ont le droit d'entrer sur le territoire infernal, répliqua le gardien, calmement, alors que le chien à ses pieds commençait à grogner.
— Et puis, dis à ton sale bâtard d'arrêter de grogner ! Sinon, je lui perce la panse ! » Menaça le deuxième soldat de son glaive.
A peine avait-il prononcé ses paroles, que la pression de l’air augmenta, au point qu’il était devenu difficile aux trois mortels de respirer. Alors que le dit « bâtard » aux poils blancs se levait, une énorme fumée chargée d’énergie l’entoura en même temps que son maître. Elle s’éleva en colonne dans le ciel avant de se dissiper d’un coup pour faire apparaître un chien à trois têtes et aux dents noires acérées, aussi grand que les Géants et les Titans. Un grognement aussi lugubre qu’assassin envahit les lieux, avec une telle puissance que les murs qui les entouraient se mirent à trembler. Fixant les malheureux soldats, les yeux d’aigle de l’animal mythologique n’exprimaient que fureur et envie de tuer. Les serpents qui sortirent des colliers sifflèrent furieux, crachant sur eux, alors que le feu de sa crinière s’enflammait. Venant de commettre la plus horrible des erreurs, les provocateurs réalisèrent qu’ils venaient d’insulter Cerbère, le gardien des Portes des Enfers. Dans l’incompréhension la plus totale d’une telle apparition, ils sentirent leur sang se glacer, et tremblèrent de peur. Ils tombèrent alors à genoux, avec la ferme intention de supplier le gardien de leur épargner la vie. Malheureusement, refusant de les écouter, ils n’eurent pas le temps de prononcer une seule parole. Ils furent tous trois engloutis par chacune des têtes de Cerbère. Ce fut horrifié que les défunts assistèrent à son repas. Quand il en fut fini, il reprit sa forme humaine, son compagnon à quatre pattes à ses côtés. Se léchant les lèvres une dernière fois, Cerbère le caressa derrière les oreilles, se permettant d’observer :
« Un peu dure cette chair de soldats. Tu en penses quoi, Argus ?
Argus, réfléchit Psy avant de se rappeler ce qu’un philosophe avait raconté à Endymion lors d’une de ses leçons. Argos était le chien qu’Ulysse avait élevé dès sa naissance. Ses soins l’avaient transformé en un rapide et vigoureux chasseur de chèvres sauvages, de cerfs et de lièvres. Il était devenu agile, et d’une grande force. Nulles proies n’avaient échappé à ses crocs. Au moment du départ de son maître pour Troie, l’animal était tombé en dépression, et avait gi honteusement sur le fumier des mules et des bœufs entassé devant les portes du palais, comme s’il attendait quelque chose. Abandonné de tous, son état était devenu négligé et pouilleux. Ce fut dans cet état lamentable qu’il avait reconnu à son odeur Ulysse, lors de son retour secret à Ithaque. Comme si savoir son maître rentré en bonne santé à la maison fut son ultime souhait, le chien avait expiré son dernier souffle, avec comme compagne la larme du héros qui pleura le plus fervent de ses amis. Ce que les Mortels avaient toujours ignoré fut le destin extraordinaire d’Argus, survenu à son trépas.
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