Chapitre 28 : Les juges infernaux

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Témoin d’une telle fidélité, Diane avait supplié Pluton de lui accorder une énorme faveur, donner à ce chien une place spéciale en son royaume. Un peu réticent au début, il avait succombé à la supplique de son épouse, qui avait soutenu la déesse de la Chasse. Ainsi, il avait permis à Cerbère, souffrant de solitude, de partager son existence avec Argus, au point de lui donner forme humaine. Il redevenait la créature à trois têtes à volonté, en fusionnant avec son nouveau compagnon. Devenu inséparable, toute insulte, tout manque de respect envers Argus mettait Cerbère dans une colère noire, une colère qui condamnait le provocateur à la mort. Pour l’heure, terminant de se débarbouiller et de se curer les dents, le gardien des portes des Enfers se tourna vers les nouvelles âmes à peine arrivée. De peur de réveiller à nouveau son courroux, tous se prosternèrent avant de s’avancer. Arrivée à son niveau, Psy le salua :

« Je vous salue, ô Cerbère, et vous aussi ô Argus, vous les gardiens de la Porte des Enfers. Je suis l'âme d'une pauvre mère et sœur, qui souhaite rejoindre celle de son aimé au Royaume de Pluton.

— Merci pour vos salutations. Relevez-vous, mortelle, les morts n'ont rien à craindre de moi, sauf s'ils souhaitent ressortir de la demeure qui sera la leur désormais, répliqua Cerbère, le sourire aux lèvres, comme si rien n'était arrivé et sous l'aboiement joyeux de son compagnon à fourrure.

— Soyez béni, tous deux, » conclue Psy, en se relevant et en franchissant la porte qui venait de se mouvoir grâce à une force invisible.

La mère d’Endymion s'avança donc dans le Champ de la Vérité où se dressait le tribunal des Dieux. Ce lieu était nommé ainsi car ni le mensonge, ni la médisance ne peuvent l'approcher. Chaque âme devait ainsi passer devant les trois juges des Enfers. Les deux premiers, nommés Rhadamanthe et Eaque, instruisent cette cause. Le premier avait pour père Jupiter et pour mère Europe.

Cette dernière était la fille du roi de Phénicie, Agénor, lui-même fils de Neptune et de l’Océanide Libye. Europe était aussi la sœur de Cadmus, Phénix et Cilix. Joignant à une incomparable beauté une blancheur si éclatante, Jupiter en était tombé amoureux. La voyant jouer avec ses compagnes au bord de la mer, il s’était changé en taureau. Fascinée par la force tranquille et douce que l’animal avait dégagée, Europe s’était approchée et s’était mise à le caresser, ainsi qu’à le décorer d’une guirlande de fleurs et d’herbes. Audacieuse, elle était allée jusqu’à monter sur le dos du taureau pour s’amuser. Sentant son poids sur lui, ce dernier en avait profité pour s’élancer en avant, et l’avait enlevé. Cette fuite avait conduit la princesse sur l’île de Crète, au niveau de l’embouchure du fleuve Léthé. Pendant ce temps, apprenant l’enlèvement de sa fille, Agénor avait ordonné à ses fils de partir à la recherche d’Europe, avec l’interdiction de revenir en leur pays sans elle. Il était raconté qu’aucun d’eux n’avait réussi à découvrir la cachette de la princesse, et n’était jamais revenu en leurs Etats de naissance, fondant d’autres royaumes, comme Cadmus, fondateur de Thèbes. En Crète, se révélant sous sa forme originale, Jupiter avait réussi à séduire et à s’unir à Europe. De leur union, trois enfants avaient vu le jour au fil des années, Sarpédon, Eaque et Rhadamanthe. Pour les protéger, ainsi que son amante, le dieu de la Foudre les avait confiés à Astérios, roi de Crète. A la mort d’Europe, elle fut considérée comme une divinité par les Crétois, et deux de ses fils eurent une place importante au sein des Enfers, celle de juge.

De son vivant, Rhadamanthe avait construit sa vie en paix avec ses deux frères, sur le sol de leur nation natale, la Crète. A la mort de leur père adoptif, Astérios, il avait reçu un tiers des terres lui ayant appartenu. Renommé pour sa sagesse, son impartialité, et sa sagacité, il était aussi connu pour son sens de la vertu et de la justice. Son jugement posé et les peines prononcées étaient inexorables, au point qu’il avait autorisé l’emploi de la force pour vaincre un agresseur, et qu’il était devenu le créateur de la loi du talion, s’exprimant par le dicton « œil pour œil, dent pour dent ». Pour ces qualités, les Mortels de l’Asie Mineure et les Crètois avaient été nombreux à venir le consulter. Jaloux de son pouvoir, Minos, héritier d’Astérios, avait profité de sa montée sur le trône de Crète pour accuser Rhadamanthe d’avoir tué un de ses parents. Il l’avait alors obligé à s’exiler en Béotie, où il aurait rencontré Alcmène, mère d’Hercule, et veuve d’Amphitryon. Ce fils de Jupiter était allé jusqu’à l’épouser, à enseigner au héros à la force extraordinaire le tir à l’arc, et à concevoir deux fils de ce mariage. Après sa mort, le premier, Gortys, avait hérité de ses terres crétoises, apposant son nom à la ville Gortyne. Le second Erythros avait eu comme héritage un territoire d’Asie Mineure. Qu’en à Oenopion, qu’il avait eu d’une amourette avec Ariane, et à qui Dionysos avait appris la manière de faire du vin, il avait reçu l’île de Chios, pendant que son frère, Thoas, avait pris possession de celle de Lemnos. Quand Rhadamanthe était arrivé sur les Terres de Pluton, ce dernier lui avait donné à gouverner le Tartare, qui sera à jamais sa demeure, afin de veiller à l’emprisonnement éternel des Géants et des Titans. Il était également chargé de juger les âmes des Mortels de l’Afrique et de l’Asie.

Il partageait donc ce poste de juge infernal avec son demi-frère, Eaque. Ce dernier était fils de Jupiter et de la nymphe Egine, fille du fleuve Asopos et de Métopé. Il était raconté, que pour assouvir son désir, le maître de l’Olympe s’était changé en aigle et l’avait enlevée de son palais de Sicyone pour l’amener vers l’île d’Oenoné, située près de la côte d’Argolide, au sud-ouest d’Athènes. A son arrivé, le dieu des Dieux avait même poussé le vice à rebaptiser leur refuge en la nommant du nom de sa nouvelle amante. Ainsi, Eaque était devenu roi d’Egine. Sur le trône, il s’était montré un souverain rempli de piété et de clémence. Devenant le favori des divinités, il était souvent choisi comme arbitre dans les querelles qui les opposaient. Il était également aimé des Hommes, surtout depuis qu’il avait repoussé la plus grande sécheresse que la Grèce et son état avaient connu. Pour y arriver, l’oracle de Delphes avait prédit que lui seul était capable de convaincre les Dieux pour leur venir en aide. Ainsi, Eaque avait sacrifié multiples offrandes à Jupiter, qui avait exaucé son vœu, et avait mis un terme au fléau. Toutefois, la sécheresse avait fait des dégâts considérables à son royaume, et avait engendré la famine. La peste s’était alors abattue sur la population, la décimant presque entièrement. Encore une fois, Eaque avait fait appel à son divin père. Ce dernier avait ainsi changé en êtres humains toutes les fourmis se trouvant sur un chêne sacré. Ces Hommes avaient alors hérité de leur forme première leur capacité extraordinaire au travail, mais également à la guerre. Voici comment étaient nés les plus valeureux combattants de son petit-fils Achille, les Myrmidons, mot signifiant fourmis en grec. Depuis ce miracle, Eaque avait ordonné de rendre hommage à Jupiter tous les ans, sur le mont le plus haut de l’île, le mont Panhellénion. Par la suite, le souverain d’Egine avait aidé Apollon et Neptune à construire la muraille de Troie. Puis, il avait jugé la querelle entre Nisos et Sciron, qui cherchaient tout deux à prendre le trône de Mégare. Les départageant, il avait choisi Nisos comme souverain de ces terres, et avait offert à Sciron d’épouser sa fille Endéis en dédommagement. Ainsi, de son union avec cette princesse, il avait eu Télamon et le père d’Achille, Pélée. De la néréide Psamathé, il avait également engendré Phocos, un beau jeune homme et un remarquable athlète, mais qu’il perdit, tué accidentellement par ses frères qu’il avait chassés d’Egine en conséquence. Durant sa vie, Eaque avait rempli sa fonction de roi avec une telle équité et une telle justice qu’après sa mort, Pluton l’avait installé parmi les Juges des Enfers, pour jauger les âmes des gens venant d’Europe. La divinité infernale l’avait aussi gratifié en tant que gardien des clefs des Enfers.

Ainsi, rentrant dans le tribunal du monde infernal, Rhadamanthe et Eaque se dressèrent devant Psy, au pied d’une plateforme où résidait dans l’ombre une haute silhouette altière. Quelque peu tremblante, la mère d’Endymion s’inclina un instant pour les saluer, et attendit que son jugement débute. Désireuse de ne rien montrer de sa crainte, elle resta droite, le regard fier des choix qu’elle avait réalisés de son vivant. Pourtant, tout son être priait pour avoir marché sur le bon chemin, et de voir ses péchés pardonnés. En effet, aux Enfers, peines et fautes étaient proportionnées aux crimes et aux vertus. Ils existaient des fautes inexpiables qui entraînaient des condamnations à une perpétuité de souffrance. D'autres fautes moins graves étaient condamnées par l'expiation, permettant la délivrance du coupable. Sans prononcer une parole, hochant juste de la tête en réponse à la salutation, Eaque s’approcha d’elle et la scruta de la tête au pied. Puis, il plongea ses yeux noirs, et sans pupille, dans les siens. A cet instant, Psy se sentit aspirée dans un vide interminable qui la mettait à nue. Cette inspection ne dura que quelques secondes, des secondes qui lui parurent une éternité. Soudain, le silence de la pièce fut brisé par la voix profonde, mais étonnamment chaleureuse, de son juge :

« Cette âme est pure, et ne mérite pas de passer par le purgatoire. Je recommande de l’envoyer sur l’Ile des Bienheureux pour qu’elle termine sa purification avant son entrée aux Champs Elyséens.

— En es-tu sûr, mon frère ? Demanda Rhadamanthe. Elle semble être l’âme d’une femme qui a pleuré son mari pendant des années… Elle devrait passer au préalable par le champ des Pleurs.

— Mettrais-tu ma parole en doute, mon cher frère, répliqua Eaque.

— Non, bien sûr.

- C'est une Junius Silanus qui, certes, a souffert de la perte d’un être aimé, mais sans pour autant désirer en mourir de désespoir. Elle est de celles qui n’ont qu’un seul but, protéger sa famille sans faillir, quitte à le payer de sa vie. Elle désire juste rejoindre l'âme de son mari, Sol, rajouta Eaque.

— Si tu le dis, Eaque, mais j’ai encore quelques doutes, insista Rhadamanthe. Elle n’est qu’une simple mortelle, et non un être mythique aux exploits extraordinaires, ou un philosophe. Ne faire aucune exception est la règle. »

Une dispute s’engagea entre les deux juges, mais, chose surprenante, sans que le ton ne monte entre eux. Ils restaient calmes, et écoutaient les arguments de l’autre, reconnaissant la justesse de la parole donnée, tout en restant tout de même sur leur position. Oui, un respect mutuel les illuminait tout deux. Si seulement les Mortels pouvaient les imiter, pensa Psy. Les guerres ne seraient plus aussi menu courant. Par contre, la haute silhouette commençait à s’agacer de cette querelle mineure et ordonna d’une voix remplie d’autorité :

« Il suffit ! »

Levant les yeux et se tournant vers ce nouveau protagoniste, Eaque et Rhadamanthe ne prononcèrent plus un seul mot. Ils semblaient attendre qu’une décision soit prise en haut lieu. Suivant leur regard, Psy vit alors un homme de haute stature remplie de souveraineté sortir de l’ombre, et s’avancer dans la pâle lumière du tribunal, révélant son identité. Devant elle, se dressait Minos, premier du nom. De son vivant, il avait régné sur l’île de Crète, succédant à Astérios, après avoir écarté ses frères du trône. Il y avait bâti plusieurs villes et l’avait rendue la plus grande puissance maritime. De plus, il avait exercé son pouvoir avec une telle sagesse, qu’il était reconnu comme le plus méticuleux des juges, examinant tous les faits et ne laissant aucun détail lui échapper. Afin d’être certain que les lois soient appliqués inexorablement, il s’était rendu tous les neuf ans dans une caverne, où Jupiter lui aurait donné des directives pour son peuple. A sa mort, Pluton lui avait confié la fonction de président de la cour infernale, s’appuyant sur sa sagesse pour départager Rhadamanthe et Eaque en cas de conflit. Scrutant attentivement la vie des Mortels, et soumettant toutes leurs actions au plus sévère des examens, son jugement était alors irrévocable. La main portant son spectre, Minos plongea à son tour au plus profond de Psy, pesant chaque argument de ses comparses, et décida de son sort en quelques secondes. Toutefois, son jugement se fit attendre, semblant réfléchir, réflexions qui sortirent de sa bouche aux oreilles de tous :

« Sol, tu as dit Eaque, resta-t-il un instant songeur avant de poursuivre… Soit... Dame Psy Junius Silanus, moi, Minos, le Président de la cour infernal, t'autorise à te rendre sur l’Ile des Bienheureux, pour nettoyer les dernières traces de ta mortalité. Quand tu seras prête, tu seras autorisée à rentrer au sein des Champs Elyséens… Soit en digne.

— Soyez-en bénis, ô juges des Enfers, » salua Psy reconnaissante de ne pas subir le Tartare, terre aride et inhospitalière.

Elle était soulagée d'avoir été jugée innocente et pure. Elle se dirigea donc escorter par un serviteur des juges jusqu'à la sortie située au fond du tribunal où ne lumière s'en échappait. Elle y pénétra, et ce fut les yeux clignotant qu’elle se trouva sur un perron d’où partaient trois chemins. Au moment où elle les regarda, deux d’entre eux se montrèrent aussi sombres que la nuit, alors que de celui de droite, une clarté en émanait. Psy comprit très vite que c’était dans cette direction qu’elle devait se rendre. Au bout, elle le savait, l’attendaient l’Achéron et la barque qui la transportera vers l’Ile des Bienheureux. Intriguée par un bruit venant du ciel, et levant les yeux, elle vit trois ombres ailées, à l’image d’immenses rapaces, qui virevoltaient au-dessus du palais, pour fondre ensuite vers le sol. Malheureusement, à ce moment précis, elles disparaissaient de la vue de Psy derrière de hauts rochers, pour mieux réapparaître, une charge enfermée entre leurs serres.

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