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 ⸺ Pourquoi faut-il toujours que les organisations secrètes se trouvent sous terre en compagnie d’animaux dégoûtant ?

Tout en prononçant ces mots, je retirais un verre de terre qui venait de tomber dans mes cheveux.

⸺ Tu connais le principe d’une organisation secrète ? railla Hana en me jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule. Arrête un peu de te plaindre et avance !

⸺ Ta copine a raison, Bouclettes. T’as rien à craindre ici-bas, sauf si tu n’aimes pas les rats. En haut, par contre… appuya Samira loin devant, sans daigner se retourner.

⸺ Je sais, je sais. Mais bon…

⸺ Mais ne te fais pas trop de mouron par rapport à la propreté des lieux : nos quartiers ne se trouvent pas ici.

⸺ Où, alors ?

⸺ Secret défense. De toute façon, vous y arriverez bien assez vite.

⸺ Mais si cet endroit n’a aucun rapport avec votre camp, pourquoi nous y faire passer ?

⸺ Pour le plaisir !

Je haussai les sourcils.

Ouais…

Je m’apprêtais à lui emboîter le pas quand Hana me saisit le bras et me dévisagea, l’air grave et inquiet :

⸺ Liam ? Qu’est-ce qu’on fait pour Reyja et Fafnir ? me demanda-t-elle à mi-voix.

La réalité me frappa de plein fouet. Comment allions nous faire pour les prévenir ? En ne nous voyant pas revenir, qui sait ce qu’ils pourraient imaginer !

Dans la mesure où eux auraient atteint le point de rendez-vous…

Je doutais sérieusement que Samira nous laisse repartir en sens inverse et pour les prévenir, ne restait donc plus qu’à la suivre et attendre que le Lien guide Fafnir – et Reyja – jusqu’à nous.

Second problème : j’avais beau avoir affirmé, il y a un Mök, que le groupuscule dans lequel nous nous engagerions ne serait pas aussi violent que celui des Dragonniers, j’avais surtout jeté ça en désespoir de cause, une vague hypothèse sur laquelle fonder les bases de notre recherche. Et à dire vrai, je ne savais rien des Chasseurs de Nuit.

En plongeant mon regard dans les iris noisette de la jeune fille qui me faisait face, je compris que toutes ces conclusions mijotaient dans sa tête depuis un bon moment déjà.

Que dire ?

⸺ Écoute, Hana… Je pense que là, on a pas trop de choix. Alors on va continuer et on verra la suite après, OK ?

Elle acquiesça muettement.

*

 Après plusieurs poignées de sables, notre guide nous fit enfin remonter à la surface, retrouvant la lumière du jour.

J’avais craint que quelqu’un ne nous remarque, mais fus vite rassuré en constatant que nous nous trouvions dans une impasse sombre et à l’abri des regards.

Rapidement, nous nous éloignâmes du tunnel et Samira nous entraîna à sa suite, bifurquant partout où l’on pouvait bifurquer, se trompant à chaque occasion de se tromper.

Je la soupçonnais de chercher à nous perdre encore plus…

⸺ Où sommes-nous ? demandai-je alors que nous traversions ce qui semblait être le marché local.

⸺ Toujours à Eri Soën, mais dans un autre quartier. Le quartier commercial, pour être plus précis.

Ici, pas de sang, pas de déchets encombrant les pavés, pas d’ivrognes endormis sur le seuil des maisonnées bancales. Tout respirait la prospérité. Mais lorsque j’en fis part à Samira, celle si se contenta d’un reniflement dédaigneux – ou dégoûté, je ne réussis pas à trancher :

⸺ Regarde mieux.

Elle m’empoigna le bras et dirigea mon regard sur deux enfants jouant avec une grand-mère, près d’un étal.

Mais l’innocence que j’avais cru apercevoir dans leurs jeux n’étaient que de la poudre aux yeux, et celle que j’avais pris pour une troisième joueuse n’en était pas une.

C’était un jouet.

Si les garçonnets riaient et criaient de joie, on ne pouvait pas en dire autant de la vieille sur laquelle ils s’acharnaient : celle-ci avait le visage ravagé par la terreur, et sur ses joues fripées coulaient abondement un liquide informe que j’identifiai rapidement comme un mélange hétérogène de larmes, de morve et de sang.

Sur le corps prostré au sol, emmitouflé de guenilles trouées, coups et insultes pleuvaient à répétition, ponctués de mollards au visage et de rires cruels ; le tout sous l’ignorance réfléchie des passants.

Du coin de l’œil, je remarquai la silhouette de Hana s’élancer vers le trio (probablement autant mue par le désir d’aider la vieille femme que par celui de flanquer une rouste monumentale à ses bourreaux, histoire de leur faire passer l’envie de torturer les plus faibles pour s’amuser) et se faire stopper en plein vol par Samira. Empêchant Hana de se ruer sur les tortionnaires d’un bras, elle me saisit de l’autre et nous éloigna de cette scène de cauchemars.

Une fois s’être assurée que Hana ne risquait plus de lui sauter à la gorge et que personne ne nous avait suivi, elle réaxa son attention sur nous, laissant libre cours à sa fureur :

⸺ Par les trois queues du Kraôl ! Qu’est-ce qui vous a pris ?

Suivant l’exemple de Hana, je restai silencieux.

Samira poursuivit :

⸺ Vous croyiez quoi ? Que parce qu’on forme le même peuple, on est tous égaux ? Faudrait penser à vous réveiller les gars, parce que des scènes comme celle qu’on vient d’assister, on en voie des trâlées tous les jours ! Alors si vous ne voulez pas finir à la place de cette ancienne, je vous conseille de commencer à agir en conséquence ! Vous avez remarqué leurs vêtements ? Ils appartiennent à la noblesse de la bourgade. Basiquement, ils sont intouchables.

» Toi, débuta-t-elle en me pointant du doigt. Ne reste pas planté là à les fixer comme ça. S’ils te remarquent, t’es bon pour le pilori. Le mieux à faire, c’est de s’activer et de faire semblant de ne rien voir. C’est dur, mais c’est comme ça. C’est clair pour vous ?

Elle se passa une main sur le visage avant de la laisser retomber, plongeant ses iris sombres tour à tour dans les yeux de Hana puis des miens.

⸺ On ne peut plus clair, marmonna ma voisine en grinçant des dents.

Samira se tourna vers elle :

⸺ Quant à toi… Qu’est-ce que tu croyais faire ? Un jeune noble peut aisément faire saisir toutes les possessions d’un petit bourgeois et l’envoyer au trou suffisamment longtemps pour que sa famille oublie son nom, alors une vagabonde sans titre et sans possession comme toi ? Ils t’auraient fait exécuter sur le champ. Estime toi heureuse d’être encore en vie, parce que j’étais à deux doigts de te laisser aller te faire démembrer.

Face à cette réprimande dure – cynique, même – mais abominablement réaliste, j’observai une nuance presque aussi rouge que son bandeau envahir les joues de Hana, quantité de sang ayant vraisemblablement déserté ses jointures à en juger leur pâleur.

Elle serrait ses poings si forts que je n’aurais pas été étonné si ses ongles traversaient la peau, jaillissant de l’autre côté.

⸺ Et même dans l’hypothèse où tu aurais réussi à t’enfuir… vers qui crois-tu que les soldats se seraient tournés ? Je peux maintenir une poignée soldats en échec, pas toute la légion.

Hana ne la regardait plus. Ses yeux sombres vagabondaient au sol, errant comme des âmes en peine.

Samira saisit le col de sa tunique, l’obligeant à la regarder droit dans les yeux :

⸺ Réponds-moi : tu aurais risqué la peau de ton petit copain pour rien ?

⸺ Ce n’est pas mon petit copain et ce n’était pas pour rien, contra Hana d’une voix saccadée.

⸺ Ah bon ? Ce n’est pas inutile, de foncer pour sauver la vie de quelqu’un déjà condamné, en en mettant d’autres en danger ?

La guerrière laissa échapper un rire sans joie :

⸺ Tu as raison, ce n’est pas inutile, c’est égoïste. Alors je te le redemande : tu aurais risqué la vie des personnes à tes côtés pour soulager ta conscience ?

⸺ …

⸺ C’est bien ce que je pensais.

Laissant notre guide quelques pas devant nous, je m’approchais doucement de mon amie et lui demandait, sur un ton que je voulais compatissant :

⸺ Ça va ?

⸺ Casse-toi, Liam.

*

 Au bout d’un certain moment (assez en tout cas pour que l’incident soit mis de côté par les deux antagonistes), notre petit groupe arriva devant une minuscule auberge, ou quelque chose qui y ressemblait.

J’échangeai un regard dépité avec Hana :

C’est là-dedans que se cachent les Chasseurs de Nuit ?

Devant nos mines perplexes, notre guide s’empressa de nous expliquer :

⸺ Je sais ce que vous pensez, mais je vous assure que ce n’est pas ce que vous croyez.

⸺ Oh ? railla Hana, une pointe de surprise dans la voix. Et qu’est-ce qu’on pense, au juste ?

Samira lui lança une œillade agacée, mais ne releva pas l’ironie de sa remarque :

⸺ Vous pensez que ce lieu est notre destination finale, et que nous – les Chasseurs de Nuit – ne sommes qu’une dizaine d’écervelés cupides, totalement incapables de changer quoi que ce soit à cette situation qui est la nôtre. Et bien vous vous trompez, affirma-t-elle simplement, nous dirigeant lentement mais sûrement vers la porte de la taverne.

⸺ C’est marrant, mais j’ai des doutes sur la dernière déclaration, raillai-je devant la façade délabrée de l’établissement.

⸺ Sérieusement. Cet endroit n’est qu’un passage, encore une fois. Et le fait est que son état de détérioration avancé lui permet de passer inaperçu. Ce qui est assez utile pour un réseau secret, cela va sans dire.

Touché.

Son raisonnement tenait la route, c’était un fait.

Aussi, Hana et moi lui emboîtâmes le pas et notre trio pénétra à l’intérieur.

La gargote était un lieu sombre, mal éclairé, où semblait régner la tristesse et l’abattement. Les quelques clients présents paraissaient tous maussades, noyant leurs misères dans un fond de bière dont les simples relents suffisaient à me retourner l’estomac, même après toutes les atrocités dont j’avais été témoin aujourd’hui.

Ici, tout était fade. Pitoyable. Presque transparent.

Transparent. C’est ça. Exactement ce dont parlait Samira.

Même notre arrivée, nouveaux venus dont la présence occasionnerait habituellement un ou deux coups d’œil curieux, ne suffit pas à tirer de leur chope un seul des ivrognes présents.

Quelle tristesse…

Pendant que je déprimais sur la morosité des personnes présentes – quelle ironie ! – Samira apostrophait la tenancière, qui semblait être une vieille amie :

⸺ Hey, Shayla ! Comment vont les affaires ?

La dénommée Shayla, une femme de forte carrure en pleine santé – comme en témoignait ses muscles saillants – lui offrit un grand sourire :

⸺ Samira ! Beau temps aujourd’hui, tu ne trouves pas ?

⸺ Je ne sais pas Shayla. Le ciel était tellement encombré que je n’ai pas pu l’apercevoir.

⸺ Quand celui-ci le sera moins… commença cette dernière.

⸺ Alors je pourrais enfin savoir, conclus la guerrière.

La tenancière nous fit signe de descendre à la cave ; un léger sourire aux lèvres, mais son expression changea du tout au tout lorsqu’elle m’aperçut :

⸺ Que… Sam, comment… Est-ce que… ? balbutia la femme dans un charabia incompréhensible, qui sembla pourtant limpide comme du cristal aux oreilles de Samira.

Celle-ci lui répondit d’une voix neutre, impossible à décoder :

⸺ Ce n’est pas vérifié, mais que les dieux me foudroient s’ils ne possèdent aucun lien de parenté ! Kent saura trancher. Nous verrons alors si mes suppositions sont justifiées.

De quoi parlent-elles ?

Shayla acquiesça, me détaillant avec un intérêt nouveau, dans une observation méticuleuse qui me mit mal à l’aise.

Finalement, elle se décala pour nous laisser passer, et Samira descendit à la cave où devait se trouver un énième passage, si j’avais bien compris ses explications hasardeuses – de mon humble point de vue –, Hana et moi à sa suite.

*

 Dissimulé par un pan de mur pivotant, se trouvait dans la cave un passage souterrain – ça faisait longtemps ! – qui nous fus révélé comme « l’ultime point de passage avant d’atteindre notre but, lieu noble qui passera sans aucun doute à la postérité une fois notre objectif accompli et les dragons éradiqués de la surface terrestre ». Rien de bien grandiloquent, en somme.

Outre le fait que le discours de notre hôte manquait d’un poil de… simplicité, de modestie, peut-être, les derniers mots de sa tirade me laissaient un arrière-goût amer dans la bouche.

Étrangement, les mots « dragons » et « éradiqués » placés dans la même phrase ne me mettaient pas dans ce que l’on appellerait « état de plénitude et d’apaisement complet ». D’ailleurs, il semblait que cette prophétie meurtrière ne plaisait pas beaucoup non plus à l’autre sœur d’écailles présente dans la pièce :

⸺ Heureusement que les dragons peuvent voler, pas vrai ? me glissa-t-elle alors que les deux autres femmes avaient le dos tourné.

Je lui répondis par un léger sourire.

⸺ Allez les jeunes, on se dépêche ! Bouclettes, à toi l’honneur ! me lança Samira, impatiente.

Je me tournais vers elle et me rendis alors compte de l’absence de Shayla :

⸺ Où…

⸺ Retournée en haut, me répondit la femme en ponctuant ses paroles d’un léger signe au plafond (ou au sol, ça dépendait du point de vue). Elle a un commerce à faire tourner, vous comprenez…

Comment allait faire Fafnir pour me retrouver ? Tous ses passages souterrains ne me disaient rien qui vaillent. Les dragons n’aimaient pas les profondeurs, et mon frère d’écailles n’échappait pas à la règle.

Moi non plus, d’ailleurs.

Le coude que m’enfonça Hana dans les côtes alors que je m’éternisais réussit à m’extirper de mes idées noires, et je m’engageai donc le premier dans le passage secret.

Le tunnel suintait l’humidité et la moisissure. Dans l’obscurité, je ne savais pas où je mettais les pieds et manquai de m’étaler sur le sol à de nombreuses reprises.

Par la suite, j’avançai plus prudemment, m’aidant des murs pour avancer, à tâtons.

La pierre était froide au toucher, mais la crasse qui la recouvrait ici et là lui procurait une certaine tiédeur.

Mes yeux s’accoutumèrent bientôt à la pénombre ambiante et je pus enfin distinguer – à défaut de la voir clairement – la galerie dans lequel je m’enfonçais depuis ce qui me semblait une éternité (même si je savais pertinemment que cela ne faisait guère plus de quelques poignées de sables).

Étrangement, le tunnel était à peu près conforme à ce que je m’étais imaginé : habituellement, mon imagination avait tendance à dériver un peu trop loin de la réalité, ou plutôt de la crédibilité. Il m’avait fallu plusieurs Möks d’entraînement intensif pour que j’admette publiquement – c’est à dire devant ma mère et mon frère d’écailles – à la non-existence des cait beacán.

Je m’étais persuadé de la véracité de ces félins au pelage embarbouillés de champignons à l’âge effectif de six Möks et demi, en tombant sur un vieux livre de contes que ma mère avait eu le malheur de laisser traîner, et je n’en avais pas démordu officiellement jusqu’à mon dixième Mök.

Officieusement, j’étais toujours convaincu que l’auteur du livre était un homme honnête et en parfaite possession de ses moyens.

Tout était si simple, à l’époque… réalisai-je avec un pincement au cœur. Pincement au cœur qui évolua rapidement pour se métamorphoser en véritable étau qui m’empêchait de respirer.

Si j’avais été seul, je me serais probablement effondré par terre pour pleurer jusqu’à ce qu’il ne reste de mon corps plus qu’une carcasse desséchée.

Étant accompagné, je reléguais cette option – pourtant ô combien tentante – à plus tard et me forçai à respirer un grand coup avant de me remettre à avancer.

Si mes coéquipières notèrent mon trouble, elles eurent le bon goût de ne pas le faire remarquer, et la progression se poursuivit. Je marchai devant moi comme dans un rêve, avançant sans prendre en compte mon environnement, jusqu’à ce que j’arrive devant un trou.

Mais pas un simple trou dans la terre, oh non… ç’aurait été bien trop facile.

Non, ce trou se tenait dans l’air, creusé dans l’invisible, perçant la réalité.

Une Fenêtre.

Les contours étaient flous, mais l’on pouvait distinguer malgré tous des rebords scintillants, presque lumineux. Quant à l’intérieur… On aurait dit une flaque d’eau suspendue. On distinguait vaguement ce qu’il y avait derrière, quoique voilé par une profonde obscurité. Et puis je me rendis compte que cette noirceur était ce qu’il y avait de l’autre côté.

C’était donc ça qu’elle entendait par passage…

Mon cœur faillit s’arrêter de battre lorsqu’une main s’abattit sur mon épaule, mais la voix de Samira m’évita ce léger problème :

⸺ T’inquiète pas Bouclettes, il ne t’arrivera rien.

J’opinai nerveusement du chef, les battements de mon organe vital ralentissant peu à peu.

Et je traversai.

*

Contrairement au premier côté du tunnel, cette version-là étaient agrémenté de cristaux blanc disposés à intervalles réguliers – tous les trente pouces environ – qui diffusaient une agréable lueur argentée. À défaut d’offrir un éclairage suffisant, celle-ci me permettait au moins de ne plus me déplacer à l’aveuglette, et par le même coup m’évita plusieurs chutes que j’imaginais spectaculaires.

Au fur et à mesure que nous progressions, ce que je devinais être la fin du couloir se découpait de plus en plus nettement devant moi, de même que sa taille augmentait. Pressé d’atteindre notre but, j’accélérai le pas jusqu’à ce que les parois de pierres s’évasent sur un espace immense, marquant la fin du couloir.

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