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 Le temps, en Gaërwhenn, a toujours été un sujet épineux. Les sables en sont le plus complet exemple, mais cette mâtinée d'entraînement pouvait, selon moi, concourir au titre sans ruser : les révolutions s'étaient enchaînées à une vitesse des plus alarmantes, et je me retrouvai pantelante et transpirante en une période record, vidée de toute énergie.

Profitant d'une pause, je trébuchai jusqu'à ce qui ressemblait à un banc construit de bric et de broc, et m'y affalai de tout mon long.

⸺ Ça va ?

Je relevai les paupières. Lola, m'étudiait avec un visage crispé par l'inquiétude.

⸺ Bien-sûr que ça va, répliquai-je sèchement.

Sans prendre ombrage de mon ton peu amène, elle renchérit :

⸺ Tu en es certaine ?

⸺ Pourquoi je ne le serais pas ?

⸺ Tu as l'air au bout de ta vie.

⸺ Je ne le suis pas.

⸺ Ah oui ?

Son insistance commençait à m'agacer.

⸺ Qu'est-ce que tu peux bien en avoir à faire, de toute façon ?

⸺ Je cherche juste à t'aider.

Mais pourquoi ?

⸺ En me cajolant, en me freinant ? Je ne crois pas.

⸺ T'apporter du soutien, c'est te freiner ?

⸺ Me persuader qu'il y aura toujours quelqu'un pour me soutenir en toute situation, ça l'est. Je dois m'endurcir. Prouver ma valeur.

⸺ Et te sentir accompagnée, ça va empêcher de le faire ?

Je le sentais dans sa voix : comme moi, Lola arrivait aux termes de sa patience.

⸺ Je dois prouver ma valeur, répétai-je comme si le redire le rendrait plus impactant.

⸺ Foutredieu, Hana ! s'exclama Lola, exaspérée.

Je dévisageai en silence le joli visage de la jeune fille tordu par l'agacement.

Elle jeta ses bras au ciel, comme pour prier quelques dieux de venir à sa rescousse.

⸺ Il n'est pas toujours question de preuves et de valeurs, stupide ! Qu'est qui t'effraie à ce point ? Hein ?

L'esprit ailleurs, je ne l'écoutais déjà plus. Son ton s'élevait en même temps que mes pensées, et je la laissai poursuivre sa diatribe sans y prêter un semblant d'attention.

⸺ ... tu dors bien la nuit ?

Je sursautai. Sans préambule, ma concentration venait de réintégrer mon corps, et les derniers mots de Lola résonnaient dans mes tympans comme l'écho dans les montagnes.

⸺ Tu disais ?

Elle reprit sa question. J'ouvris la bouche pour acquiescer. La refermai. Mon instinct me soufflait que quel que soit le mensonge que je lui sortirais, elle le sentirait et me forcerait à cracher le morceau.

Je plongeai mon regard dans ses yeux vert ocré. Elle me le rendit. Nous nous défiâmes ainsi pendant ce qui me parut durer lunes d'Errance jusqu'à ce que, de guerre lasse, je n'avoue dans un murmure quasiment inaudible :

⸺ Pas trop, non.

Lola esquissa un sourire fataliste, comme une mère dont la progéniture vient enfin de reconnaître son méfait, alors même que tous les éléments criaient sa culpabilité.

Elle me fit signe d'attendre ici. Comme l'ordre s'accordait avec mes projets initiaux, je restai assise à la même place jusqu'à son retour – assez prompt, cela dit en passant.

Dans ses bras, une sacoche donc chaque pouce de basane semblait énamouré du sol au point d'aller embrasser la pierre qui le constituait.

La mule – Lola – s'accroupit devant moi, se déchargea de son fardeau et entrepris de farfouiller entre les babines du monstre de cuir.

Enfin, elle ressortit sa main de la gueule béante et me tendit du bout des doigts une minuscule fiole de verre. À l'intérieur, un liquide noirâtre éclaboussait les parois transparentes, abandonnant de minces traînées de gouttes sombres sur son sillage. Devant l'expression insistante de la dame, je m'emparai de l'ampoule.

⸺ Qu'est-ce que c'est ?

⸺ De l'essence de passiflore et de valériane. Un narcotique. Cela devrait te permettre de t'endormir plus facilement.

D'un geste de la main, elle m'empêcha de parler :

⸺ Je ne sais pas ce que tu as vécu, et honnêtement, je ne veux pas le savoir. C'est peut-être lâche de ma part, mais tant pis : on ne partage pas ses monstres. (j'ouvris grand les yeux) Ceci étant dit ; si je ne peux pas faire disparaître tes cauchemars, ce somnifère devrait pouvoir les tenir à distance suffisamment longtemps pour te permettre de passer des nuits à peu près convenables.

La jeune femme inspira un grand coup, avant d'enchaîner à toute vitesse :

⸺ Dilues en trois gouttes dans un verre d'eau de cette envergure à peu près tous les soirs, m'expliqua-t-elle en mimant avec ses mains un gobelet imaginaire. Pas plus, ou la potion pourrait devenir dangereuse, mais pas moins, auquel cas elle ne fera pas effet. Une cuillère de miel a été rajoutée pour adoucir un peu, mais le goût risque quand même d'être atroce, alors ne sois pas surprise. Et surtout, ne recrache pas ! Tu dois tout avaler. Mange une tranche de pain avec, ça absorbera une partie de l'amertume. Quand tu arrives à la fin de la fiole, fais le moi savoir : y en ai d'autres en stocks.

Les joues rouges, elle se releva d'un bond pour ramener la sacoche là où elle l'avait récupérée.

⸺ Tu sais, je trouve ça assez dingue que tu sois aussi familière avec moi alors que l'on ne se connaît que depuis hier soir, lui fis-je remarquer lorsqu'elle revint.

⸺ Ah oui ? Je ne sais pas, c'est plutôt normal là d'où je viens... Je veux dire, tout le monde se connait : chacun sait qui est qui, et dans le cas contraire, la hiérarchie se retrouve facilement... C'est plutôt les cités qui sont bizarres, si tu veux mon avis : peu importe à qui on le demande, vous êtes incapable de donner une vague description de votre voisin.

Je ne répondis pas. Pas à voix haute, en tout cas.

À l'intérieur, les pensées se déchaînaient, mes humeurs se rebiffaient face aux reproches à demi-mots qu'utilisait Lola pour brosser le tableau de ma vie d'autrefois.

Toutefois, mes pensées durent se refléter sur mon visage, car elle grimaça :

⸺ Désolé, je ne voulais pas t'offenser...

Elle posa sa main sur mon avant-bras. Je me dégageai d'un geste brusque.

⸺ Laisse tomber.

⸺ Je ne voulais vraiment pas...

⸺ Peu importe.

Comprenant qu'il était vain d'insister, elle baissa les yeux, sans un mot de plus.

⸺ Les filles, faut y aller !

Au loin (à une trentaine de pas de nous, disons) ; Ashe nous faisait signe de rappliquer. Lola accourut, moi sur ses pas. Repoussant ma colère, je m'obligeai à m'informer :

⸺ Qu'est-ce que c'est, cette fois-ci ?

⸺ Armes à distance.

*

 Devant moi s'étalait un formidable arsenal d'armes de jet, regroupant toutes les variétés possibles : arcs, poignards, sarbacanes, lances, shurikens... et bien d'autres encore.

Autour de moi, les autres s'arrêtaient, soupesaient, comparaient, échangeaient...

Je m'approchai à mon tour. Lentement, je laissai mon regard déambuler sur les armes accrochées au mur, jusqu'à ce que je ne repère une paire de couteaux délaissée sur l'un des étals. Les lames en demi-lune étaient forgées dans un métal argenté que je n'identifiai pas, mais qui me semblait étrangement familier. Lorsque j'en décrochai une de ses attaches, quelque-chose pulsa dans ma poitrine, faisant écho à l'énergie que je sentais remuer faiblement au creux du manche. Celui-ci, sculpté dans un bois sombre dont j'ignorais le nom, était marbré de rainures stylisée, dessinant des arabesques creusées à même le matériau. À l'intersection entre le manche et la lame, le bois se divisaient en fines branches éparses – ou racines, que sais-je – qui s'enroulaient autour du métal fuselé, lui conférant une grâce mortelle que j'étais impatiente de mettre à l'épreuve.

⸺ Qu'est-ce que tu as choisi ? me demanda Lola en revenant vers moi, un arc à la main.

Je lui montrai les couteaux. Après que la jeune fille m'eut annoncé la couleur de la session suivante, je m'étais initialement préparée à prendre un arc, pour ne pas trop sortir du lot, mais ces poignards m'hypnotisaient.

Devant les lames jumelles, elle soupira :

⸺ Dommage... On ne sera pas ensemble, finalement, déclara-t-elle laconiquement.

Elle commença à s'éloigner.

⸺ Attends !

Elle me jeta un bref coup d'œil par-dessus l'épaule :

⸺ Qu'est-ce qu'y a ?

⸺ Où est-ce que je vais, moi ?

⸺ ... Tu vois Mélisande, là-bas ? me demanda-t-elle en la pointant du doigt.

J'opinai du chef.

⸺ Va la voir. Où se trouve Mélisande se trouve des couteaux et une cible atteinte, cita Lola d'une voix solennelle. Demande-lui de te tuyauter un peu sur la discipline, ça fera une sacrée différence, crois-moi. Voire demande lui carrément de t'entraîner, ça ira aussi vite. Conseil d'amie.

 Lorsque j'arrivai, Mélisande avait déjà commencé à lancer.

J'observai avec fascination sa grâce féline alors qu'elle projetait ses armes à une vitesse phénoménale, à tel point que je ne pus détacher mes yeux de sa silhouette que lorsqu'elle arriva à court de munitions.

Profitant du fait qu'elle récupérait ses armes de jet – acte ardu puisque la plupart des poignards étaient enfoncés jusqu'à la garde – je m'approchai un peu plus.

⸺ Mélisande ?

 L'instant d'après, j'avais un couteau sous la gorge.

Il fallut à mon agresseuse un peu de temps avant de me reconnaître et de baisser son bras, quand il ne lui avait suffi que d'une fraction de grain de sables pour dégainer et s'arrêter juste avant que le métal ne traverse les tissus de ma chair.

Prudence, donc.

Je frissonnai en prenant compte de ce que cela aurait pu signifier : si elle ne s'était pas suffisamment maîtrisée ou si elle l'avait voulu, la brune aurait pu m'égorger avant même que je ne puisse remuer le petit doigt.

Mes dieux...

Sa frimousse se froissa d'incompréhension.

⸺ Hana ? Qu'est-ce que...

⸺ ... je fais là ? terminai-je à sa place, tout en frottant mes doigts contre la peau de mon cou, essuyant le sang qui perlait de l'égratignure.

Elle hocha la tête.

⸺ Lola m'a conseillé de venir te voir pour m'apprendre à lancer, mais... il semblerait que ma présence ne soit pas la bienvenue : je vais peut-être te laisser...

Si possible, sa moue se fit encore plus perplexe.

⸺ T'entraîner ?

⸺ On m'a dit que tu étais la meilleure. Et quitte à faire quelque chose, autant le faire bien, non ?

Une étrange lueur passa dans son regard.

Je marquai la pause, le temps de la laisser enregistrer mes propos. Quand je fus certaine qu'elle avait vu où je voulais en venir, je posais la question fatidique.

⸺ Tu acceptes de m'aider ?

 Nous passâmes une révolution de sablier à envoyer nos projectiles se ficher sur les cibles disposées à une quinzaine de pas de nous.

Lorsque j'avais présenté mes poignards en demi-lune à ma nouvelle entraîneuse, celle-ci s'était tout d'abord contentée de rehausser un sourcil dubitatif, puis m'avait proposé un large panel composé de divers stylets bien plus faciles à magner que les lames jumelles sur lesquelles j'avais fait main basse, du fait de leur tranchant rectiligne et non curviligne, à l'instar de mes nouveaux poignards – conçus, d'après elle, pour le corps-à-corps et non pour la distance. Après plusieurs tergiversations, cette même lueur étrange illumina ses yeux : de suite, elle abandonna et consentit à me laisser les utiliser, prenant toutefois garde de me prévenir quant à la probable difficulté de leur usage.

Je haussai les épaules.

 Si j'étais loin d'être aussi redoutable que Mélisande, la sensation du bois dans le creux de la paume m'était chaleureuse et familière, comme le contact d'un ami de longue date. Peu m'importait de toucher ma cible : sentir le poids de l'arme entre mes doigts me rassurait et me donnait l'impression d'être à l'abri de tout danger.

J'étais intouchable.

Boum !

Un mouvement dans mon dos me fit sursauter. Je fis volte-face pour me retrouver face à une femme massive qui ricanait de ma réaction démesurée.

⸺ Hey ! commençai-je avant d'être coupé par le fouet de mon prénom :

⸺ Hana !

Mélisande me toisait avec sévérité, les traits fermés.

Un avertissement, pour l'instant.

Je me tournai vers la matrone et lui rendis un regard air mauvais, mais me gardai bien d'aller plus loin – quoique que ce ne soit pas l'envie qui manque.

Quand je revins auprès de Mélisande, celle-ci me glissa l'air de rien :

⸺ Ne t'éparpille pas dans des combats inutiles : ton énergie devrait être concentrée sur un autre but.

Pour toute réponse, je me contentai de rouler des yeux.

⸺ Crois-moi, c'était la meilleure chose à faire.

⸺ C'est toi qui le dis...

À raison.

Encore un peu plus tard, un homme annonça la clôture de l'entraînement, ainsi que l'heure du repas.

Comme s'il n'avait attendu que ce signal, mon ventre produisit un gargouillement sonore.

*

 ⸺ Alors, princesse ? Comment s'est déroulée ta journée ?

Un peu à l'écart du reste du groupe, Liam et moi échangions banalité sur banalité, taquinerie sur taquinerie.

⸺ Comme la tienne, je suppose. Et au cas-où tu aurais dans l'idée de le réutiliser, le « princesse » n'est pas nécessaire.

⸺ Pourtant, aucun nom ne saurait mieux te qualifier que celui-là : née dans des draps de soie, pourrie-gâtée jusqu'à la moëlle...

⸺ C'est mon poing que tu cherches, à tout hasard ?

⸺ Quelle violence... Quel évènement a pu donc te chambouler à ce point pour que tu sois si prompte à me filer une beigne ?

Sa réplique m'arracha un sourire, mais je tâch

ai de rétablir une moue renfrognée, jouant le jeu.

⸺ Et toi, sur quel rocher est-ce que tu t'es fracassé pour perdre à la fois ta mémoire et tes manières de rustres – bien plus agréables que celles actuelles, d'ailleurs ? Il me semble avoir toujours été « prompte à te filer une beigne », comme tu le dis si bien.

Son rire clair se réverbéra sur la roche, l'écho formé donnant l'impression d'une foule joyeuse et enjouée. Je me joignis bientôt à lui, et la foule redoubla d'ardeur.

*

 ⸺ Hum ! Je salive d'avance... murmura mon ami devant le brouet insipide que l'on avait versé dans sa gamelle.

⸺ Monsieur est douillet, dirait-on... Qui est né dans des draps de soie, maintenant ? chinai-je avec un sourire discret.

⸺ Tu le serais aussi si tu avais retrouvé dans ton assiette la même bouillie grisâtre qu'ils m'ont filé !

⸺ Ah oui ?

Je soulevai mon plateau à sa hauteur.

Il grimaça.

⸺ De toute façon, toi et moi n'avons jamais pu nous entendre.

Je me mordis la lèvre pour ne pas exploser de rire, ce qui aurait à coup sûr créé une situation gênante.

À la réflexion, mieux aurait valu cet incident-ci que celui qui se profilait à l'horizon...

Bolées à la main, nous continuâmes de discuter en nous dirigeant lentement mais sûrement vers la table où s'étaient installés nos connaissances de la veille.

 L'instant précédent, je cheminai tranquillement, la promesse d'un repas chaud – à défaut d'être bon – qui m'attendait.

L'instant suivant, le récipient gisait sur le sol, son contenu renversé.

Je fis volte-face et me retrouvai nez à nez avec la tête-à-claque méprisante du terrain d'entraînement. Mon expression était furieuse, la sienne moqueuse.

Alerte ! Croqueur d'œufs en approche !

⸺ On peut savoir pourquoi tu me regardes ?

Même son timbre m'insupportait.

⸺ Qui, moi ? Je ne sais pas, peut-être parce que tu viens de renverser mon repas de façon parfaitement consciente et que tu t'en fous complètement ? sifflai-je en m'avançant d'un pas.

Autour de nous, plus un mot, plus un souffle. Tous s'étaient tournés vers la nouvelle attraction du jour.

Au fond de moi, j'étais bien consciente que s'énerver n'étais pas la bonne solution et que tôt ou tard, je devrais recoller les pots cassés.

« Ne t'éparpille pas dans des combats inutiles : ton énergie devrait être concentrée sur un autre but. »

Dommage : actuellement, cette information avait sur moi autant d'impact qu'une goutte d'eau sur un incendie.

⸺ Tu m'accuses !? s'offusqua l'autre. Sans aucune preuve ? Je savais que les gens comme vous avaient le sang chaud, mais là...

⸺ Sans aucune preuve ? Sans aucune preuve ??? Tu te fiches de moi ? Tu débar–...

⸺ Hana.

La main ferme sur mon épaule ainsi que le ton posé mais ferme qu'utilisa Liam pour m'avertir me firent brusquement retourner à la réalité.

« Ne t'éparpille pas dans des combats inutiles : ton énergie devrait être concentrée sur un autre but. »

⸺ Je...

⸺ Laisse tomber.

Sur ces mots, il s'accroupit et entrepris de sauver ce qui pouvait l'être. Je me baissai à mon tour pour l'aider.

⸺ Liam...

⸺ N'envenime pas la situation, Hana.

⸺ Ce sont eux qui ont commencé ! Tu l'as vu aussi bien que moi ! rouscaillai-je à voix basse.

Parler comme ça me donnait l'impression d'être une petite fille capricieuse, mais je ne pouvais pas m'en empêcher

⸺ Bien-sûr que j'ai vu ! me répondit-il sur le même ton. Mais réagir ne servira à rien, et tu le sais aussi bien que moi.

⸺ Vous marmonnez quoi, par terre ? intervint l'insupportable personnage du haut de son perchoir d'arrogance.

⸺ Un sortilège pour te faire fermer ta grande g... marmonnai-je à voix basse.

⸺ Hana !

Je grognai.

Une fois notre besogne accomplie, nous nous relevâmes de concert et commençâmes à nous éloigner. Évidemment, Croqueur d'œufs n'allait pas nous lâcher pour si peu.

⸺ On peut savoir ce que vous faites !? s'écria-t-il alors que nous lui tournions le dos.

⸺ Aller manger. Ça se voit, non ?

⸺ Manger quoi ? Ton écuelle est vide, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué !

⸺ Quelle considération de ta part ! raillai-je en inclinant légèrement mon menton au-dessus de l'épaule.

Je continuai de m'éloigner.

⸺ C'est trop fort ! Tu t'amènes ici avec tes deux monstres, tu monopolises des ressources qui devraient être réservées à de vrais Chasseurs de Nuit, et tu te permets de ne pas nettoyer tes bourdes ? Reviens ici !

Mes bourdes ? Tu renverse ma pitance, et c'est moi qui devrais nettoyer ? Je rêve !

Là-dessus, je dressai l'échine et quittai ce garçon détestable à grandes enjambées.

⸺ Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ?

Un silence quasi religieux – encore plus étourdissant que le précédent – s'installa alors que la Sainte Rôdeuse prenait possession des lieux.

Et krâl... manquait plus que ça.

⸺ Alors ? Personne pour répondre à ma question ?

Chasseuse émérite, elle débusqua rapidement les fauteurs de troubles – à savoir moi et Croqueur d'œufs (auquel on pouvait ajouter Liam et les deux autres idiots qui servaient de faire valoir à mon antagoniste, pour arrondir). D'un pas nonchalant qui n'augurait rien de bon – soyons honnêtes – Samira s'approcha de nous, la main sur le pommeau de son sabre :

⸺ On dirait que j'ai deux volontaires par ici...

Elle préfère donc les nombres exacts. Bon à savoir... Si je survis aux prochaines poignées de sables qui vont suivre.

⸺ J'attends.

⸺ J'ai renversé mon plateau.

Picotements de la langue.

⸺ Toute seule comme une grande ? Je suis impressionnée.

⸺ Exactement. En parfaite jeune fille autonome et capable de me débrouiller toute seule, j'ai renversé mon plateau.

Aïe.

⸺ Ce qui a tellement énervé ton copain ici présent que vous avez faillis vous écharper pour une histoire de purée gâchée. Infâme, par-dessus le marché.

⸺ Tout-à-fait. Machin a été profondément choqué de mon apparente désinvolture quant à la perte de ce brouet préparé avec tant d'amour et de considération. Ne sachant trop comment réagir, il a opté pour la voie de la colère – la pire option, mais je ne peux pas lui en vouloir d'avoir voulu réagir pour me faire prendre conscience de ma faute.

Redoublement des picotements. Brûlures ?

⸺ Ce qu'il a semble-t-il parfaitement réussi. Pour un peu, tu serais en train de verser une larme.

⸺ Il n'en faudrait vraiment pas beaucoup.

Devant l'assurance dont je témoignais pour ce qu'elle et moi savions être un mensonge inventé de toute pièce, un sourire gouailleur vint ourler ses lèvres gercées. Elle secoua la tête avant de rebrousser chemin et de lancer :

⸺ Puisqu'apparemment la plaidoirie de ton camarade t'a ouvert les yeux, tu ne verras aucun inconvénient à nettoyer le désastre, n'est-ce pas ?

Je grommelai un ou deux jurons inintelligibles dans ma barbe, mais ceux-ci s'envolèrent rapidement quand j'entendis la fin de sa phrase.

⸺ Évidemment, ce jeune homme qui t'a montré la voie devra s'acquitter de sa tâche jusqu'au bout et sera donc ravi de t'aider à passer un coup de balai, en te désignant le meilleur moyen de l'effectuer.

Cette fois-ci, ce fut un fou rire que je dus retenir et camoufler en crise de toux, tâche d'autant plus ardue que la déconfiture de Croqueur d'œufs était particulièrement comique à voir.

Un petit homme trapu nous tendit les manches de vieux balais décrépits ainsi qu'un seau et des chiffons, et nous nous attelâmes à exterminer toute trace de mon repas, le tout dans le va-et-vient incessant de Chasseurs de Nuit repus - ou affamés, selon le sens qu'ils prenaient.

⸺ Alors, maître, on fait ça comment ?

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