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Ne te raidis pas sur ta garde. Détends-toi, respire. Voiiilà.

Je raffermis ma prise sur le manche et campai sur mes positions en attendant que l'orage ne me fonde dessus.

Qui ne tarda pas, d'ailleurs.

Tentant de me remémorer tout ce qu'il m'avait appris, je me déplaçai d'un pas sur le côté et répliquai aussitôt, envoyant ma lame factice au niveau de son flanc. Sans grand effort, il para mon coup avant d'éjecter mon sabre des mains d'un moulinet du poignet.

Tu ne prends pas assez conscience de tes avantages. Utilise-les, au lieu de chercher à me battre avec tes défauts.

Mes avantages ? Faudrait déjà que je les connaisse...

Tu as des muscles dans les jambes et dans les bras. Pas assez pour pouvoir opter pour la méthode brutale, mais suffisamment pour asséner des coups qui font mal.

Super conseil ! Tu sais quoi ? C'est exactement ce que j'essaye de faire. Une autre suggestion ?

Aaron soupira.

Jusqu'à preuve du contraire, tu as aussi un cerveau. Sers t’en pour me déstabiliser, au lieu de vouloir à tout prix me décapiter de façon brutale et douloureuse.

Pour ça, aucun souci, chef ! Après tout, je n'ai pas assez de force pour trancher l'os du cou, pas vrai ?

Ma répartie sarcastique lui tira un sourire joyeux.

Je savais bien que ce que je disais restait quelque part !

Grumph.

Interprétant avec justesse mon expression, je jeune homme ajouta à sa tirade un épilogue :

⸺ Si ça peut te consoler, rares sont ceux capable de décapiter quelqu'un avec une épée en bois.

Je lui présentai une main droite grimée d’obscénités, avant de récupérer l’arme qui gisait au sol. Il rit :

C'est comme ça que tu me remercies de te filer des cours particuliers ? La prochaine fois, j'y réfléchirais deux fois avant d'accepter.

La prochaine fois, tu n'auras même pas besoin d'y penser, parce que je me serai améliorée à un point où tu ne serais pas capable de me toucher une seule fois !

Rêve toujours, ma fille…

Ce genre de comportements puérils revenait un peu trop souvent chez moi, ces derniers temps…

La dernière fois, c'était quelques jours auparavant, lors de mon altercation avec ce sale croqueur d’œuf intolérant – qui s'appelait en vérité Marcus, comme je l'appris en revenant de ma corvée.

J'aimerais bien voir ça, ricana Aaron en me désarmant à nouveau. Sans vouloir t'offenser, c'est la quatrième fois que je te désarme en à peine deux poignées de sables.

C'est que je cache bien mon jeu. Comme ça, je n'ai plus qu'à attendre que tu baisse ta vigilance, et... tchac ! Tu es mort.

Dans le genre perfide, hmm ?

Pas perfide, intelligente. Je me sers de mon cerveau, comme on me l'a si gentiment conseillé.

Sur cette tirade pleine de grâce, je lui offris une révérence que tous les anciens rois et reines auraient approuvé. Depuis le schisme, la monarchie avait été abolie, ne restaient plus que des bourgades isolées où régnaient officieusement les Nobliaux, bourgeois autoproclamés nobles et vieilles familles dont la seule richesse résidait dans les titres et les propriétés, perdues dans une compagne parsemée de dizaines de dizaines de villages et hameaux sans importance.

Si nous avions gardé un semblant d'unité, où s'il avait existé plus de cités de jumelages, on aurait peut-être pu éviter les carnages passés et ceux qui vont suivre...

Mais même Arkën Soa avait été détruite dans une attaque éclair. La différence de niveau entre les dragons de Gaërwhenn et ceux de Rohïshceinrs était-elle si élevée ?

Ou bien...

Une autre hypothèse, plus insidieuse, vient se faufiler jusqu'aux portes de mon esprit. Naïve que j'étais, je la laissai entrer :

Et si... certains dragons s'étaient retournés contre les nôtres ?

Je repoussai cette suggestion de toutes mes forces, portant une main à ma bouche pour m'empêcher la bile de remonter pour repeindre la roche sous mes pieds.

Une main vint se plaquer dans mon dos, un bras m'enserra.

Ça va ? s'enquit Aaron d'une voix douce et concernée.

Qu’est-ce que...

Tu allais tomber, affirma-t-t-il sans faire mine d'enlever ses mains.

Je me défis de son étreinte, et le regrettai aussitôt : dans ses bras, j'étais au chaud, en sécurité. Sécurité illusoire, mais quand bien même, ça n'ôtait rien au confort de la chose.

Trop tard, soupirai-je dans ma tête, déçue.

Ah, vous êtes là !

Lola et Ashe coururent vers nous, tous les deux enchantés d’une joie pure aux origines méconnues. Mais qu’importe les origines ! Ce qui était sûr, c'est qu'ils étaient enchantés.

On vous cherchait partout ! Ça fait combien de temps que vous êtes là à vous entraîner ?

Cherchait pour quoi ? demandai-je en m'essuyant le front avec une serviette rapiécée.

Pour une petite partie de Xôrhd ! s'exclama la brune. Il est grand temps que toi et Liam appreniez à jouer à ce jeu mythique !

*

 Il avait été décidé au préalable que le jeu se déroulerait dans la grotte qu'occupaient Ashe, Aaron et Liam. Depuis lors, ce dernier et moi-même enchaînions les défaites l'un après l'autre, nous faisant systématiquement plumer par nos adversaires. À l'appel ; la troupe au complet.

Contrairement à ce qu’Ashe avait pu nous assurer tandis qu'il distribuait les cartes, le Xôrhd était tout sauf simple.

Je pose un couple de kelpies que j'associe avec la Melhéaïanoska, ce qui nous fait un portail magique vers les Aubes dorées qui me permet de gagner la partie, annonça Lola en disposant tranquillement devant elle un trio de cartes ; deux représentant de splendides chevaux aquatiques, la dernière peignant le profil de la légendaire – si j'avais bien tout compris – Fée de l'Aurore.

Les autres lâchèrent leurs cartes au sol, grognant de dépit.

Je projetai ma tête en arrière pour glisser tout bas à mon compagnon d'infortune toute l’incompréhension que me procurait le jeu.

Si t'as besoin d'une épaule pour pleurer, je suis là, me chuchota Liam sur le même ton.

Ah, misère de misère...

On se refait une partie ? proposa Lola en rassemblant les cartes.

Non, non, non, c'est mort pour moi, déclamai-je en m'affalant sur le dos – ou du moins c'est ce que j'aurais fait si la couchette derrière moi ne m'en avait pas empêché.

Oh, allez ! me supplia Ashe, les mains jointes en une prière des plus... persuasives.

Liam, fais-leur comprendre.

Le mot magique ?

S'il te plaît...

Il me tapota la tête d'un geste affectueux – du genre d'un maître envers son chien, ce que j'appréciais moyennement.

Tu vois, quand tu veux !

Liam...

Désolé, princesse.

Il se tourna vers les garçons.

Oubliez. Quand Hana a décidé un truc, ça ne sert à rien de s'escrimer. Cette fille, c'est un roc : elle ne bougera pas d'un pouce.

J'envoyai mollement mon poing dans son bras.

Tu sais ce qu'il te dit, le roc ? marmonnai-je.

En attendant, qu’est-ce qu'on fait ? lança Youseph à la ronde. Hana ne veut plus participer, on ne va quand même pas la laisser à s'ennuyer pendant que nous on joue…

Bien-sûr que non. On va simplement la convaincre de continuer, répliqua son amie.

Lola se tourna vers moi et posa une main sur mon genou.

Si tu perds, Hana, c'est juste parce que tu ne connais pas toutes les subtilités du jeu, toutes les légendes dont il s'abreuve.

Sans blague.

Les contes de fées ne m’avaient jamais intéressé, pourquoi devrais-je m’en soucier maintenant ?

Pour le jeu. Tout ce que tu fais, c'est pour le jeu. Le jeu te mènera à ta perte, voilà tout.

⸺ Prend cette carte, par exemple.

Elle saisit le rectangle cartonné sur lequel était dessinée la Fée de l'Aurore.

Que sais-tu de la Melhéaïanoska ?

Euh... c'est une fée ?

Elle se prit la tête entre les mains.

... Sérieusement ? Mes dieux... Mais qu’est-ce que t'as fait de ton enfance, ma fille ?

La Melhéaïanoska n'est pas qu'une simple fée : c'est une divinité, m'expliqua Aaron, des accents moralisateurs dans la voix. Elle influe sur les ombres et la lumière, et symbolise le changement d'un état à l'autre. Du jour à la nuit, du passé au futur, de la vie à la mort et inversement... C'est la déesse de l'équilibre.

Rien que ça ! Mais, si c'est une déité, pourquoi l'appelle-t-on « la Fée » ? m'interrogeai-je.

Étrangement, ce fut mon ex-rival de toujours qui répondit à la question :

D'abord parce que sa beauté est – supposément – tellement renversante qu'elle envoûte toutes créatures à proximité, ensuite parce que c'en était réellement une avant que d'autres dieux ne la fassent monter en grade.

Silence.

Tous dévisageaient Liam avec des mines ahuries, stupéfaits de sa réponse prompte mais véridique, au vu des réactions de nos camarades.

Comment tu sais ça, toi ? l’interrogea Lola, incrédule.

Le garçon haussa les épaules.

⸺ J’aime les légendes, moi. Ma m-mère les adorait.

Aucun de nos compagnons ne parut remarquer les trémolos qui vinrent bousculer la fin de sa phrase ; mais pour moi qui savais ce par quoi il était passé, je ne pouvais que les dénoter et m'ébahir de cette faculté que Liam possédait pour déguiser ce qui le faisait souffrir.

Je lui tendis discrètement le bout de mes doigts, qu'il s'accapara immédiatement. Deux naufragés de la vie, coupés du reste du monde.

Mais alors, comment fais-tu pour perdre ? le questionna avidement Ashe, comme si les raclées que Liam avait pu accumuler depuis que nous avions commencé à jouer était un véritable exploit.

Nouveau haussement d’épaules.

Qui sait ? Ceux qui ont écrit mon destin ont simplement dû décider que jamais, ô grand jamais je ne réussirais à jouer aux cartes correctement…

Ouais, ça se voit, remarqua railleusement son interlocuteur.

 Le reste de la soirée consista à refaire mon éducation folklorique, me désigner les différentes cartes, les possibilités qu'elles offraient, l'histoire de la créature ou divinité représentée qui m'aiderait à analyser ses talents, et cætera, et cætera.

Et pour finir... pour finir... raah ! Où est-ce qu'elle est ? pesta Lola en fouillant rageusement l'espace autour d'elle.

Tu cherches laquelle ? s'enquit Mélisande. Celle...

Du Mage ? termina Aaron en me tendant entre deux doigts ladite carte recherchée.

Sans un mot, je la récupérai. Me figeai.

Sur le papier figurait un homme brun à la barbe fournie, sceptre en bois à la main et poignard incurvé dans l'autre. Ses traits, bien qu'inconnus, me semblaient familiers... comme si je l'avais entrevu du coin de l'œil tous les matins, sans véritablement le remarquer. Et sur son biceps... un tatouage. Mon tatouage.

Je blêmis. Jetai un coup à l'adolescent svelte et élancé qui m'avait tendu la brème. Celui-ci me dévisageait silencieusement, guettant ma réaction. Je lui rendis la carte à jouer. M'étirai, baillai bruyamment :

Je suis vidée ! On reprendra tout ça un autre jour. Moi, je vais me coucher ! proclamai-je en me remettant sur les pieds.

Flanquée des autres invités, je sortis de la pièce.

Je m'attardai un instant sur le porche, prétextant de m'être levée trop rapidement. Quand je regardai en arrière, deux iris pâles m'examinaient, curieuses et... affamées.

Je détournais rapidement la tête.

*

⸺Tu dis que tu l'avais déjà vu quelque part ?

Oui ! Je ne comprends pas... je ne me souviendrais pas du visage de quelqu'un croisé une seule fois, mais j'ai beau creuser et creuser dans ma mémoire, je ne trouve pas !

⸺ ... Peut-être a-t-on intentionnellement effacé un épisode marquant de ta mémoire où cet individu intervient.

Peut-être, oui.

J'esquissai un sourire à l'intention de ma sœur d'écailles, qu'elle me rendit, découvrant des crocs immenses, effilés comme des rasoirs. Une vision effrayante ? Pas le moins du monde. Ce sourire était l'une des rares choses qui me restait de ma vie d'Avant, et je chérissais ces miettes plus que tout au monde.

⸺ Autre chose dont tu voulais me parler ?

Oui ! Ça m'était sorti de l'esprit, mais... le deuxième jour, j'ai entendu Johana appeler Aaron « la'erkän ». Tu sais ce que ça veut dire ?

Elle se raidit, enfonça ses griffes dans la roche, retroussa ses babines écaillées dans une expression autrement moins rassurante que le sourire précédent.

⸺Tu as bien dit « la'erkän » ? siffla-t-elle.

Euh, bin, oui... Enfin, après, il lui a dit d'arrêter de l'appeler comme ça, qu'il avait définitivement tourné le dos à son passé, quelque chose dans le genre… Tu as une idée de ce que ça peut signifier ?

⸺ Oui.

Et... ?

⸺ Rien.

Comment ça, « rien » ?

Oublie ça. Oublie ça, et ne me demandes plus jamais le sens de ce titre.

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