Nuit des Fauves - I

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Alors, L'inquisiteur vit le Palais.

Sous ses pas, le pavé tressaillait d'un tremblement imperceptible alors que les charrettes pressées dévalaient les rues. Le bourdonnement d'une ville-ruche résonnait derrière-lui, émanant des cascades de ruelles sinueuses aux masures biscornues. L'aube terrible, mordante, vrombissante d'une vie qu'il n'avait jamais senti aussi puissamment l'entourer.

Chèvreport ne portait pas bien son nom. Ici, pas de charmantes goguettes ou de prés bucoliques. Les pavés froids, les tuiles, l'ardoise et la chaume, les marchés immenses et les tanneries nauséabondes du quartier des manufactures. Le port, goguenard, et ses rues éclairées de lanternes rougeoyantes. La vie, crasseuse et grandiose. La misère sardonique, la maladresse tendre. Et l'espoir, à chaque brique posée par un habitant ambitieux.

Ici, chacun avait bâti son propre bout de ville, au détriment de tout consensus. Les rues étaient un formidable patchwork d'influences, un maelstrom de maisons foutraques, bâties à part égale par les idiots entreprenants et les courageux artisans d'un millénaire interminable.

Seul le Grand Chêne, surplombant tout le marché de sa silhouette de titan, immense à en perdre la raison, couchant son ombre grandiose sur tout un quartier, se souviendrait du temps ou la ville n'était qu'un petit port de campagne. Et, comme on compterait son âge à ses anneaux gargantuesques le jour où il finirait par s'écrouler, réduisant en ruine la place et le boulevard, on pouvait percevoir un semblant d'histoire dans les cercles concentriques que formait la ville autour de la double embouche du Cavrin et de l'Ancre.

Chèvreport. Ne ressemblant qu'à elle-même. Les escaliers interminables a flanc de colline, les raccourcis intempestifs, labyrinthe mythique déguisé en cité. Sifflant entre les toits, serpentant rudement, le vent y portait son lot de secrets.

Le Palais, à l'image de sa ville, était d'une construction complexe, architecturalement improbable. Il eut été difficile de dire s'il s'agissait d'un ouvrage magistral à la limite du génie, ou d'un rapiéçage hasardeux d'extensions et de reconstructions au fil des siècles.

Sans doute un peu des deux.

Lui, Partagetombe, silhouette de Spectre dans sa cape, les vents d'automne peu cléments lui mordant la nuque. Lui, immobile, alors que l'horizon se teintait déjà de nuages oranges et violacés par le crépuscule. Son œil était sûr, sa silhouette anormalement droite, malgré son dos fourbu et son esprit léthargique.

Il s'arrêta là, immobile, écoutant le bourdonnement des pavés, sentant le vent charrier ses restes d'embruns, observant les toits s'hérisser au loin, goûtant du bout de sa langue les accents épicés de la source du monde. Les yeux fixement ouverts, l'un d'un bleu serein, l'autre d'un vert lucide, ou l'inverse. Son esprit somnambule dérivait au gré des courants de l'univers, radeau insignifiant sur des flots innommables qui englobaient la ville.

Un instant il s'oublia vraiment, dans cette étrange méditation, alors qu'il observait en volutes lentes s’élever sur le monde les courants de la Source.

Puis, il soupira longuement, laissant le réel reprendre le dessus sur ses perceptions. Il ferma les yeux une première fois, puis une seconde, et resta là, un instant, tout son être mis a nu par cette soudaine privation.

Ses yeux humains retrouvèrent la ville, au loin, et derrière lui les pierres grises du Palais, s’élevant au dessus des rouges, des bruns et des verts fatigués des vieux jardins. La grille était massive, d'un fer impitoyable orné de fioritures aux allures antiques que même le temps n'avait pas su ronger.

Que faisait-il ici?

Lui-même n'en savait rien, et comme cette démangeaison lui obsédait l'esprit depuis son départ précipité de Caer Andril. Quelque chose en lui brûlait. Bien sûr, la lettre avait été catégorique, lui déléguant toute responsabilité dans une enquête capitale, en formules guindées et en lettres précises. Mais Partagetombe n'était jamais sorti des Monts Cendrés de sa vie, et par ailleurs une telle mission, loin des bordures du monde où les inquisiteurs rôdent, ne revenait-elle pas aux Porteurs de l'Ethermetal?

Il aurait pu refuser. En ressentant une peur aguilloneuse s'immiscer dans son être.

Partir. Laisser derrière lui la seule chose qu'il avait connu, les seules terres qui l'avaient accueillies, lui semblait incongru. Lui, de la Montagne. Mais sa dernière aventure, près de Cauldr, lui avait laissé de nombreuses blessures, aidant un peu son envie de s'éloigner un temps...

Et quelque chose dans cet enchevêtrement de formules obscures cachetées du sceau de l'Ethermetal l'avait piqué au vif.

Avait fait bouillonner en lui une curiosité grondante.

Elle l’avait emporté sur l'appréhension, comme la curiosité le fait toujours.

Partagetombe soupira, d'un souffle long et profond. Alors qu'il s'assombrit soudain, d'un geste sec il rajusta sa cape et se remit en marche.

Et, à sa suite, le murmure des futurs incertains lui emboîta le pas.

Le Caporal Bainbeck, présence fantomatique qu'il avait failli oublier, en fit de même.

Partagetombe se tourna un instant vers lui, le détaillant une nouvelle fois alors qu'ils se rapprochaient des portes du palais, leurs bottes crissant sur le gravier d'un blanc fatigué.

Le petit homme n'avait a son nom qu'une moustache, qu'il arborait avec une fierté candide, et une lueur pétillante dans le regard. Le reste de son visage n'était fait que de lignes communes et d'angles anodins. Il n'était ni grand ni petit, ni large ni effilé, et semblait avoir un don pour rester en place avec attention, comme il avait su le démontrer depuis qu'il avait été affecté auprès de Partagetombe.

Ce dernier posait un regard curieux sur Bainbeck, qui semblait, comme l'inquisiteur avait pu le constater tout au long de la journée, à la fois disponible a répondre a toute requête avec un enthousiasme lumineux.

Partagetombe cligna des yeux, comme pour vérifier qu'il ne rêvait pas, et se détourna enfin. Depuis leur rencontre, aux premières lueurs du jour, il avait du mal a se défaire de la suspicion intime que le Caporal Bainbeck était en fait un chien, ou deux chiens l'un sur l'autre, pauvrement déguisés dans un manteau militaire. C'était un homme tout ce qu'il y a de plus banal, certes, mais aux manières canines.

Il y avait peut-être enquête a mener, mais Partagetombe remettrait cela a plus tard, peut-être au lendemain, afin de ne pas éveiller ses soupçons. Après tout, chien averti en vaut deux. Et deux chiens avertis? Quatre? Trop d'ennuis. Trop de chiens.

Discrètement, il étouffa la braise d'un sourire.

"Caporal?" commença Partagetombe de sa voix douce

"Oui, Inquisiteur?" répondit ce dernier, comme s'animant soudain. "Une question?"

Partagetombe faillit vérifier si sa queue ne remuait pas, avant de se rappeler à l'ordre mentalement.

Un sourire.

"Euh... oui, Bainbeck. Vous connaissez le palais?"

Le caporal avait des yeux noisettes, lumineux, francs. Une face jeune, sans âge, aux traits doux, rassurants. Et parlait d'une voix chantante. Partagetombe ne pouvait s'empêcher, alors, de le trouver tout à la fois inoffensif et sympathique.

"Pas comme si j'y avais mes entrées, mais je connais la plupart des gars de la garde ducale. Des types bien. Enfin, la plupart. Décents. Joli uniforme aussi, et c'est une place plutôt tranquille qu'on réserve aux gars solides et fiables en fin de parcours. Vous savez, ceux qui en ont assez de raser les murs aux Angles les nuits sans lune."

"Les Angles?" marmonna l'inquisiteur, sans sarcasme aucun.

"Le quartier des tire-laines et des contrebandiers. Mieux vaut pas y mettre les pieds si on tient à ses bottes et à sa vie. C'est pas l'endroit ou être, vraiment."

"Même quand on est garde?" sourcilla Partagetombe.

Malgré son ton candide, Bainbeck réprima un petit ricanement qui s'échappa néanmoins par un coin de sa bouche. Puis, doucement, il haussa les épaules.

Partagetombe fit la moue. Cette ville le déroutait, et il ne pouvait s'imaginer ce que recelaient les rues pavées qu'encore ici, il voyait poindre entre les toitures irrégulières. Alors, il continua de cheminer en ruminant ses pensées.

Devant eux, les portes du jardin du palais s’agrandirent au rythme des jeux de la perspective, jusqu’à prendre leur plein pouvoir. Les barreaux imposants, tordus en arches et en flèches, gravés d'ornements patinés par le temps. Partagetombe laissa sa main toucher le vieux fer, et sentit le froid mordre sa paume.

Étrangement, l'inquisiteur avait toujours trouvé un profond réconfort dans ce contact impitoyable du fer sur la peau. Quelque chose de cette sensation le ramenait au réel, l'ancrait dans ses perceptions humaines, lui affirmait qu'il y avait encore de l'ordre dans l'univers.

Le fer ne mentait pas, là ou l'homme usait et abusait de ce talent.

Sans doute y'avait-il une raison plus tangible, un souvenir d'enfance lui échappant, pour expliquer telle familiarité. Dans une autre vie, avait-il été ferronier?

Qui sait.

Un toussotement délibéré de Bainbeck attira son attention sur les cliquetis rythmés qui précédaient le Garde s'extirpant présentement d'une alcôve. Celui-ci, un grand homme au visage buriné par les aléas d'une vie bagarreuse, géant aux yeux tristes, leur adressa un regard désapprobateur.

Son armure était fonctionnelle, nota Partagetombe. C'était peut-être un détail, mais qui en disait long sur le Palais. Combien de nobles ignares avaient préféré le décorum des armures gravées et des capes brodées? Pas celui-là.

Les gardes d'Athos Sigma portaient une simple cuirasse de fer gorrien, pièces d'armures robustes et légères aux reflets cuivrés, aux lanières de cuir épaisses, sur un uniforme militaire d'un noir corbeau d'une simplicité rudimentaire. Le casque, assorti, admirablement poli, pendait a la ceinture du Garde. A son autre hanche, une large épée courte d'un acier complexe, aux motifs concentriques et sinueux.

Partagetombe tourna un œil vers la longue redingote d'un noir similaire pendant sur les épaules du Caporal Bainbeck. Il y avait bel et bien des similitudes, dans le même sens qu'il y a ressemblance entre le char de guerre et la carriole branlante.

"Qui va là?" tonna, après un moment de silence, une voix grave et rocailleuse.

Partagetombe allait répondre, quand il vit les yeux bruns du garde se perdre sur la boucle de l'Ethermetal accrochée négligemment à sa ceinture.

Le garde grogna en se détournant, avant de leur faire signe de la main que sa question ne méritait pas vraiment de réponse. Il disparut dans son alcôve sans un autre signe de tête, laborieusement.

Un instant passa dans un silence suspendu.

Partagetombe haussa un sourcil, et partagea un peu de sa surprise avec le Caporal Bainbeck, qui lui semblait tout à fait a son aise, sa tête se penchant sur le côté comme pour demander comment il pourrait se rendre utile.

Le grincement fut formidable, alors que les portes s'entrouvrirent au rythme d'un mécanisme gargantuesque. Une vibration presque imperceptible résonna dans les jambes de Partagetombe tout du long de cette fastidieuse entreprise, mais son regard resta rivé sur le flèches acérées en contre-haut, alors que son esprit, lui, s'attardait a imaginer la nature du mécanisme, parfaitement dissimulé dans l'arche de pierre blanche encadrant les lourdes portes.

Bientôt, il cliqueta, et le tremblement mourut en laissant les portes à mi-chemin, entrouvertes seulement. Le garde fit quelques pas en dehors de son alcôve, et d'un geste théâtral les invita à entrer.

"'Soir, Fuller." grogna Bainbeck, pour la première fois un gramme de moins que radieux.

"B'soir Bainbeck. " grommela le dénommé Fuller.

Et il s'en fût, sans demander son reste, ses lourds pas traînant sur les graviers jusqu’à sa cachette ou il demeura assis, impassible. Son regard s'attarda un instant sur l'Inquisiteur, toujours aussi méfiant, mais bientôt l'apathie du métier reprit ses droits. Tout en lui sembla entrer dans une hibernation bougonne.

Bainbeck se lança sur le chemin sinueux menant au grand palais, et Partagetombe à sa suite se perdit dans la contemplation des vieux jardins. L'allée qu'ils arpentaient était encadrée de cerisiers bourgeonnants, dont les fleurs pliées annonçaient leurs nuances de blanc et de rose. Ici et là, le tronc alambiqué d'un corlevrier centenaire prêtait a un banc assez d'ombre pour disparaître en partie sous le crépuscule rougeoyant.

Et puis, un homme seul, assis sur un banc de pierre au flanc du chemin, comme attendant leur visite. Entendant leurs pas sur le crissant gravier, il ne daigna pour autant pas relever le menton, absorbé par un carnet relié de cuir.

"Il est des heures ou les invités se font rares." commença une voix placide "Et toujours surprenants. Votre visite nous flatte, Inquisiteur. Et, bien sûr, je ne vous surprendrais pas de l'avouer, nous inquiète."

Partagetombe tourna tout juste la tête, tentant de capter le regard de ce singulier individu, et sentit a son côté le Caporal Bainbeck se raidir soudain. Un salut réglementaire fusa de ses mains nerveuses, et l'inconnu sembla réagir, cette fois, et releva les yeux.

La couverture émit un bruit sourd alors que les pages s'entrechoquèrent, et ce son si subtil sembla résonner dans tous les jardins. Tout était soudain si vide. Si mort. Si calme.

C'était un homme d'apparence lasse, dont les boucles blondes retombaient sur de petits lorgnons. Il portait une chemise d'un blanc crémeux, un brin froissée et une longue veste brune et impeccable, de la dernière mode, quoique portée avec une certaine négligence. Si c'était un bel homme, quelque chose dans ses traits absorbés par l'ombre trahissaient sa jeunesse, qui jurait avec son maintien doux et son assurance placide.

"Repos, Bainbeck." sourit-il au garde, qui doucement fit tomber sa main de salut. "Inquisiteur, je vous souhaite néanmoins la bienvenue. Je suis Puck. L'intendant du Palais. Je vous attendais, pour vous conduire à vos chambres. Vous rencontrerez celui que vous êtes venus voir dans le courant de la soirée."

Partagetombe sentit ses yeux se plisser. Ainsi donc avaient-ils été prévenus de son arrivée. Quoi de plus normal, en fin de compte. Sa présence sortait de l'ordinaire, et il supputait que le choix d'un inquisiteur pour mener à bien cette mission, au milieu du territoire de ses pairs de l'Ethermetal découlait d'un jeu politique qui lui échappait.

"Comment saviez vous que nous arrivions?" demanda, candide, le Caporal

Un sourire. Un sourire las, mais triomphant, difficilement contenu par une visage neutre. Un sourire s'échappant par une paire d'yeux verts plutôt que d'une bouche dont les coins tressaillirent à peine. Puck goûta le mystère contenu dans le silence.

Dans son regard, une lueur de malice cruelle, une touche d'un calme régal, comme si ce Puck avait été maître dans son domaine plutôt que subordonné à son seigneur. Quelque chose d'étrange.

"J'ai l'habitude des visites." éluda-t-il.

Un long instant, Partagetombe se prit à observer cet étrange jeune homme, curieusement attiré par ces mystères qui accompagnent les rencontres. Et, après un temps qui lui parut long, il finit par le voir. Cette petite étincelle, lointaine, dissimulée d'une élégante façon et avec grande maîtrise. Mais trahissant néanmoins certains secrets de ce mystérieux Puck.

Un vin rouge et profond. L'odeur et le goût du vent, après la pluie. Émeraude dérisoire offerte, dans un chuchotement secret d'amants désunis.

Alors Partagetombe lui sourit, doucement, avec un peu de tristesse, comme à chaque fois.

Puis, puisqu'il n'avait rien d'autre d'opportun à dire, d'un signe de tête, il lui emboîta le pas.

Vers les ombres rougeoyantes du palais.

Et son fameux Chevalier.

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