Chapitre 1

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200 plus tôt.




La haine le submergeait. Il ne voyait plus clair. Cet instant ne pouvait être caractérisé que par deux uniques mots : haine et colère. Le poing gauche crispé, le droit, sous forme d’une patte de dragon aux écailles noires bordées de rouge. Il y avait trois ans de cela, Serymar était parvenu à abandonner le large manteau qui cachait son corps. Trois ans qu’il avait prêté serment aux Dragons. Tout ça pour en arriver là, lors de sa vingt-et-unième année. Pour la seule et unique raison, selon lui, d’avoir eu des pensées divergentes sur la manière de régler certains problèmes.

Il ne dit rien. Il se trouvait dans un lieu impossible d’accès pour les mortels, à moins d’y avoir été invité par les Dragons eux-mêmes. Une dimension à la frontière entre le monde des vivants et des morts.

Les premières années, leurs points de vue se rejoignaient sur beaucoup de choses. Si Serymar ne s’était jamais entendu avec tous les Dragons, notamment les plus jeunes, ils étaient toujours parvenus à trouver un équilibre relatif pour se tolérer et se mettre d’accord pour le bien de Weylor.

Sauf que cette entente s’était dégradée. Peut-être que le fait de vivre à nouveau cloîtré, caché aux yeux du monde, avait de nouveau joué un rôle dans cette situation. Serymar s’était sorti d’une cage pour se retrouver dans une autre. Au final, sa situation n’avait pas changé en dépit de tous ses efforts. Même Valkor le croyait mort depuis fort longtemps. Il n’avait plus aucun allié potentiel à l’extérieur. Les Dragons, en pensant faire le bien de Weylor, n’avaient pas pris en compte son ressenti de semi-mortel.

Il avait commis l’irréparable. Enfermé, sans plus aucun espoir de s’en sortir, son jeune esprit s’était braqué sur les elfes noirs et sur son sombre projet d’éliminer le mal à sa source. Il avait donc échappé à la vigilance des Dragons et s’était vengé, comme il se l’était promis quelques années plus tôt. Il les avait tous exterminé, via des pièges astucieusement placés. Sauf que son attaque avait mal tournée. Sa magie était entrée en symbiose avec la nature environnante jusqu’à lui faire perdre le contrôle de ses pouvoirs. Cet homme maudit à l’œil rouge avait surgi des flammes, invincible, comme un présage funeste. Les Dragons étaient intervenus d’urgence pour le tirer de ce guêpier et l’avaient amené ici.

Ils étaient fous de colère.

— Tu as agis sans notre consentement ! rugit Onyx. Te montrer au grand jour équivaut à tous nous mettre en danger, toi y compris ! Si nous perdons notre influence, ça sera le chaos !

Serymar le toisa dans une attitude insolente et arrogante. Non, il ne regrettait pas le carnage qu’il avait commis. Il se délectait encore des hurlements d’agonie des elfes noirs et frissonnait de liesse de n’avoir fait qu’un avec la Nature elle-même, ne serait-ce quelques instants.

— Tu as agis de manière égoïste, et trop vite, accusa Nyrvana. Ce n’était pas le moment de faire un raid chez les elfes.

À contrario, Serymar songeait qu’ils n’agissaient pas assez vite pour éradiquer le mal sur leurs terres. Il préféra rester silencieux. Se défendre serait une perte de temps. Il était allé trop loin et rien ne convaincrait plus les Dragons.

Il fit face aux Sept, dans cet étrange univers vide où la tension était palpable. Son corps était paralysé par leur magie. Un sortilège superflu selon lui. Après cette grande perte de contrôle de son pouvoir plus tôt, il était très affaibli. Même sans ça, comment pouvait-il espérer échapper aux Dragons ?

Il osa soutenir leurs regards sans cacher sa rancœur.

— Tu nous as déçu. Nous te faisions confiance, résonna la voix de l’Illuyankas.

Serymar demeura dans son mutisme, mais ne se départit pas de son arrogance. Il le savait : rien de ce qu’il pourrait dire n’arrangerait les choses. Il ne voulait rien céder non plus. Les Dragons et lui étaient en parfait désaccord. Son sort était déjà décidé et il n’avait aucun moyen d’y remédier.

— Il n’est pas encore trop tard, tenta Crystal. Tu peux encore changer.

Serymar ne lui rendit pas son regard. Les autres Dragons étaient beaucoup trop remontés pour que sa tentative aboutisse à quelque chose. De plus, Serymar estimait avoir assez vécu dans l’emprisonnement. Il ne voulait plus se faire imposer comment penser au fil du temps. Et ça serait ce qui arriverait s’il accédait à la requête de Crystal. La Dragonne dont il s’était pourtant senti le plus proche.

— Il ne changera jamais ! gronda Vohon’. Nous lui avons déjà donné plus de chance qu’à n’importe quel autre être ! Admets que la voie que tu as proposée a été un échec, Crystal !

— Il ne faut plus jamais répéter cette erreur, déclara Onyx en toisant Serymar d’un œil mauvais.

Serymar se permit un rictus sarcastique. Il était enfin d’accord avec eux, même s’il s’agissait des Dragons qu’il appréciait le moins. Le Dragon rouge pour son impulsivité, le Dragon Noir pour sa tendance à très vite catégoriser les choses, sans trouver de juste milieu. Serymar les gratifia tous les deux d’un air de défi méprisant. C’était puéril, mais il n’avait plus rien à perdre. Il était acculé, et il ne pouvait rien y faire.

— Tu n’as rien d’autre à dire ? lui demanda sèchement Zmeï.

Il les toisa tous, le regard infiniment glacial.

— Vous n’êtes que des traîtres.

— Comment oses-tu proférer de telles paroles après tout ce que tu as reçu ?! vociféra Nyrvana.

La rage s’empara de Serymar.

— Après « tout » ce que j’ai reçu ? Voilà des paroles bien mensongères ! Vous auriez dû assumer votre erreur dès le départ, et non faire comme si les conséquences étaient infimes… « Vénérable Illuyankas », ajouta-t-il, d’un ton venimeux en fixant le Dragon concerné.

Aucun Dragon n’apprécia la remarque, surtout envers leur Aîné qui ne cilla pas. Il savait parfaitement à quoi cet insolent faisait allusion : au jour où il donna une partie de lui à un mortel, contre la promesse de bâtir un monde meilleur. Il gronda. Comment cet être osait-il ? Il avait fait en sorte de réparer cette erreur, en intégrant ce semi-mortel à leur conseil. Mais tout se retournait encore contre lui. Il allait devoir prendre une décision radicale. Ses rébellions l’avaient rendu impossible à raisonner et incontrôlable. Serymar était devenu beaucoup trop dangereux. Son geste avait tout juste manqué de plonger Weylor dans le chaos.

Vohon’ rugit de rage et envoya un grand coup de griffe sur leur interlocuteur minuscule en face d’eux. Serymar s’écroula à genoux, sa main gauche sur son épaule en sang, crispant la mâchoire pour ne pas donner la satisfaction de le voir souffrir. Son bras droit de dragon était éventré de l’épaule jusqu’à son poignet. Son sang se déversait à une quantité telle que les premiers vertiges le saisirent.

— Tu ne mérites pas cet héritage ! vociféra Vohon’.

Serymar ne répondit pas, concentré à ne pas hurler et à encaisser cette douleur atroce. Ses doigts libres et ses vêtements devinrent poisseux. Dans cet espace hors du temps où il n’y avait rien, il ne pouvait pas utiliser la magie. Il n’avait rien pour temporiser l’écoulement. Il n’avait que sa volonté pour lutter.

— Je pense que nous sommes tous d’accord, reprit Illuyankas en regardant gravement Serymar. Nous devons absolument faire taire cette menace.

Serymar se glaça, son cœur manqua plusieurs battements lorsqu’il comprit, enfin, le véritable sens de ces paroles. La colère le submergea. Il jeta un regard empli de haine envers les Dragons, profondément choqué.

— Alors depuis tout ce temps… En réalité, vous comptiez m’éliminer dès notre première rencontre !

Et lui qui avait pensé qu’Illuyankas avait adopté cette alternative, sous forme d’alliance entre eux, pour vaincre Œil-de-Sang et son arme horrible ! Il avait été dupé. Un Dragon ne pouvait mentir. Illuyankas ne l’avait pas fait, mais il avait joué sur l’interprétation de Serymar. Là où il avait cru comprendre une volonté de trouver une alternative pour qu’il puisse aussi vivre en paix sur Weylor, en réalité…

— Vous ne pouviez pas agir de façon directe, sous peine de vous compromettre. Vous avez donc patiemment attendu que je vous donne une bonne raison de me condamner. En réalité, vous m’avez délibérément laissé partir en me faisant croire que j’étais parvenu à tromper votre vigilance, pour me pousser à l’erreur ! cracha-t-il, ivre de dégoût et de mépris.

Constater cette vérité le blessa, autant qu’elle attisait sa colère. Encore une énième trahison. Son existence mettait en péril leur légitimité si elle était découverte au grand jour.

— Je dirai plutôt que nous t’avons laissé choisir, riposta froidement Nyrvana en le fixant de ses yeux bleus profonds et perçants. Tu voulais avoir ton libre-arbitre ? Nous te l’avons accordé. Tu as choisi de toi-même la mauvaise voie : celle de la vengeance.

— Les risques sont trop grands, révéla Zmeï. Si Œil-de-Sang parvient à te prendre, Weylor sombrera. Cette nuit nous a bien montré qu’être sous notre protection est insuffisant face à lui. Le seul moyen de le freiner est de te rendre inaccessible.

Un test. Serymar s’en voulait de ne pas l’avoir compris aussitôt.

— Nous te condamnons, déclara Illuyankas. Nous te bannissons de ce monde. Tu ne vivras ni dans le monde des morts, ni celui des vivants. Que cette blessure te serve de leçon. Erre donc à jamais entre la vie et la mort, ni vivant, ni mort, condamné à ne rien voir d’autre que la pureté de cette dimension vierge. Jusqu’à ce que ta volonté s’épuise et disparaisse. Tu n’aurais jamais dû exister. Ton existence n’a déjà que trop bouleversé Weylor.

Tremblant de rage et de douleur, Serymar serra les dents. Comme s’il avait demandé de naître et de vivre ainsi ! Il aurait préféré mourir de manière directe. Mais ils avaient décidé de le torturer pour l’éternité dans un monde vide et silencieux. Où rien ne bougeait. Où il ne pourrait plus jamais rien sentir avec ses cinq sens. Il serait seul avec sa haine et sa colère pour seule compagnie, sans avoir aucun repère spatio-temporel. Une condamnation à rendre fou à lier. Il trouvait cela particulièrement cruel de la part de Dragons ayant fondé la vie sur terre. Lui qui souhaitait juste mourir, il se retrouvait condamné à vivre sans vivre. Les Dragons le savaient autant que lui-même : son corps était particulièrement résistant. Il pouvait vivre très longtemps. Beaucoup trop longtemps dans cette vie sans Temps.

Peu à peu, les Dragons s’estompèrent. Il ne chercha pas à les rappeler, c’était inutile. Ils avaient déjà décidé. Ils n’avaient fait que retarder l’inévitable. Il ne souhaitait pas se soumettre non-plus.

Un froid l’enveloppa alors que le sceau achevait de l’emprisonner. Puis le silence. Seul l’échos de sa respiration laborieuse se faisait entendre dans ce vide sidéral. Blanc au point de l’aveugler. Il ne ressentait ni sol, ni murs, ni plafond. Son corps flottait mollement dans le vide, sans savoir où était le dessus du dessous, de sa droite ou de sa gauche, dans un silence parfait, sans un seul écho pour lui répondre. Sans avoir aucun indice indiquant à quel moment il se trouvait dans la journée. Pas de ciel, pas de soleil. Le néant.

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