Chapitre 2 - 1

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Monts de la Mort, 14 ans plus tôt.




Karel rejoignit Serymar, assis derrière une table, en pleine fabrication de nouveaux sorts jetables. Il allait certainement envoyer un serviteur en mission. Karel n’en fit rien, habitué à ne pas demander de détails. Les affaires des adultes restaient entre eux.

Il s’approcha jusqu’à la hauteur de son mentor. Serymar ne lui prêtait aucune attention, concentré sur sa tâche. Karel n’en tint pas compte et lui glissa un dessin sous les yeux : le croquis d’un dragon qu’il avait effectué, plutôt réaliste au vu des nombreux exercices d’observation qu’il avait dû faire pour apprendre certains sorts. Serymar ne lui avait jamais appris le signe pour désigner ces créatures.

Le Mage s’immobilisa et soupira. Il cessa son activité et regarda Karel lui poser des questions à propos des Dragons. Il leva la main pour l’interrompre et lui prétexta qu’il n’avait pas le temps de lui en dire plus.

Karel afficha une moue contrariée. Il refusait de se laisser avoir. Voilà plusieurs années qu’il avait essayé de lui poser la question, et qu’il avait toujours droit à cette esquive. Maintenant, il avait dix ans. Il s’estimait en parfaite mesure de comprendre des sujets plus complexes. Alors il insista.

Serymar abattit sa main sur la table avec brusquerie, faisant tinter les ustensiles en verre sur la table. Karel eut un mouvement de recul sous le regard menaçant de Serymar, le défiant d’oser défier une seule fois encore son autorité.

Karel s’empressa de baisser les yeux vers le sol, incapable de supporter cette réaction. Il se demandait pourquoi Serymar avait un comportement aussi extrême face à une simple question.

Serymar lui réclama son attention en tapotant le bord de la table. Le jeune garçon releva la tête sans cacher son expression contrariée. Le Mage lui désigna son dessin et effectua un signe de la main, partant de sa bouche puis en l’éloignant en agitant ses doigts, tournée vers l’extérieur. « Dragon ». Cela fait, Serymar indiqua que ce signe serait la seule chose qu’il lui apprendrait en cet instant. Karel répéta le geste pour signifier qu’il avait compris, mais sa contrariété ne le quittait pas. Il remercia sans sourire Serymar pour le signe nouvellement appris. Son mentor lui ordonna de quitter les lieux en lui rendant son croquis. Karel ne demanda pas son reste, reprit son bien et déguerpit aussitôt.




***




Ère actuelle.




Appuyé contre le bastingage, Karel regarda l’horizon bleuté au loin sans le voir. Tout ce qu’ils avaient appris à la Tour de l’Eau ne cessait de remuer dans son esprit, à tel point que la confusion le gagnait. Sans surprise, Wil n’était plus opérationnel pour le moment.

Karel se prit la tête entre les mains, coudes appuyés sur le rebord. Ses doigts s’emmêlèrent dans ses cheveux. Il essaya de remettre de l’ordre dans tout ce qu’il avait appris depuis Sheyral.

Chaque fois qu’il s’approchait d’un Dragon, ses veines brillaient à partir de sa blessure d’enfance. Celle que Serymar avait traitée. Karel se rappelait avoir mal chaque fois qu’il se retrouvait proche d’un Dragon en souffrance. Lorsque l’un d’eux était libéré de la malédiction, sa douleur disparaissait en même temps, mais son sang restait réactif à leur présence. Le sang de Serymar. Issu des Dragons eux-mêmes.

Karel se souvint de l’étrange réaction à Winror et à l’intérieur du totem. Les veines d’argent étaient à nouveau apparues. Aucun Dragon à ce moment-là, mais les traces laissées par Serymar, lors d’événements importants de sa vie.

Karel tressaillit lorsque sa mémoire lui imposa le regard incandescent du Mage. Il avait toujours trouvé ses yeux étranges. Il ne connaissait personne qui avait un regard aussi intense à la moindre expression, même neutre. Les rares fois où Serymar avait pu se montrer amusé, ses yeux le faisaient passer pour une personne ayant de mauvaises intentions. Maintenant, Karel comprenait : des yeux de dragon. Pourquoi n’avait-il jamais fait un rapprochement aussi évident ?

Tout ceci avait soulevé d’autres questions, Karel cherchant désespérément à comprendre cette Prophétie absurde. Il était temps d’aller trouver la Tribu de l’Eau pour le savoir.

« Donc, si je résume… les Dragons se sont faits avoir par ce type à l’œil rouge. Il a fabriqué une arme dans le but de les détruire en tenant ses promesses pour endormir leur vigilance et agir à leur insu. Serymar est né de ses expériences. Les Dragons ont essayé de contrer Œil-de-Sang en neutralisant Serymar, mais se sont retrouvés maudits en lançant leur offensive chez les elfes. Et ont donc créé cette Prophétie horrible pour tenter une nouvelle fois de mettre Œil-de-Sang hors d’état de nuire. »

Karel n’aurait jamais imaginé qu’un être aussi dangereux pouvait exister. Si un mortel était parvenu à vaincre les Dragons, ils avaient des soucis à se faire. Le jeune homme regarda le ciel.

« Et vous, Maître ? Votre projet, c’est aussi de vaincre Œil-de-Sang ? Est-ce pour cela que vous veillez à ce que je survive, que vous me surveillez de loin ? »

Son regard malheureux descendit sur l’eau.

« Finalement… je ne suis vraiment qu’un outil pour vous. Exactement comme Œil-de-Sang et les Dragons vous ont traité. »

Son cœur se meurtrissait chaque fois qu’il y repensait. Il n’était jamais parvenu à passer au-dessus de cette blessure, en dépit de tout l’amour que sa famille lui avait donnée. Au point de n’avoir jamais été capable d’appeler ses parents autrement que par « ma mère » et « mon père ».

« Je suis tellement désolé… »

Karel secoua la tête et se reconcentra, espérant mieux connaître les enjeux de sa situation. Un Dragon ne pouvait tuer un autre Dragon. Ils ne pouvaient donc pas s’en prendre à Serymar, et ce dernier non plus. Pourtant, c’était le sang de Serymar dilué en lui qui semblait guérir les Dragons de leur malédiction.

« En effet, c’est ironique… » songea-t-il en se souvenant de la remarque de Zmeï à ce propos.

Il se raidit soudain.

« Les Dragons… s’y attendaient-ils ? Savent-ils lire l’avenir ? Est-ce pour cela qu’ils m’avaient nommé ? Qu’ils ont laissé Serymar m’élever aussi longtemps que possible ? Bon sang, pourquoi faut-il que tout le monde soit aussi tordu ? »

Si sa théorie était vraie, Serymar savait-il qu’il s’était encore une fois fait piéger par les Dragons, en pensant contrôler la situation ?

« C’est… effrayant. »

Il comprenait mieux le côté manipulateur de son ancien mentor. Serymar avait hérité de cette capacité à concevoir des plans tordus pour s’en sortir.

« Impossible de savoir s’il ignore sa situation ou si, au contraire, il a parfaitement conscience du jeu des Dragons… »

Le malaise le gagna. Jamais il ne se serait imaginé que ce problème en cachait un autre bien plus complexe. Se dire que les Dragons étaient capables d’aller aussi loin pour sauver leur pays lui était perturbant. Jusqu’à aujourd’hui, comme la quasi-totalité de la population, Karel leur vouait une certaine admiration pour ce qu’ils avaient apporté à Weylor, et il s’était toujours montré respectueux envers eux. Même durant son enfance, Serymar n’avait pas cherché à démentir les faits. Il ne lui en avait jamais vraiment parlé.

Cette attitude à propos des Dragons lui avait toujours paru étrange. Maintenant qu’il en savait plus, Karel comprenait un peu mieux. Le sujet des Dragons devait lui être douloureux.

Le jeune homme s’affaissa et dégagea ses cheveux du visage en soupirant, alors que les souvenirs des moments passés avec Serymar l’assaillaient. Il se revoyait leurs leçons et les moments de calme, à échanger sur presque tous les sujets possibles. Se dire que même ces instants n’avaient été qu’illusion le blessaient.

Mais Karel avait beau lui en vouloir, il trouvait que se faire condamner à mort par une Prophétie juste parce qu’il existait était cruel.

« Il ne les a pas maudits, mais porte leur sang. Œil-de-Sang veut l’utiliser comme un objet pour détruire les Dragons. Révéler son existence peut fragiliser la position d’Immortel des Dragons, en tentant certaines personnes peu scrupuleuses à mal agir. Mais ça serait mettre tout le monde dans le même sac et sous-estimer l’intelligence des mortels sur lesquels vous veillez, vénérés Dragons. »

Il y avait donc un problème de confiance, d’autant plus depuis la trahison d’Œil-de-Sang. Karel trouvait cela à la fois triste et dérangeant. Il abattit soudain ses poings sur le bastingage, révolté.

« Je ne serais pas votre bourreau. Encore moins pour l’homme qui m’a appris tout ce qu’il savait. »

Il était parfaitement conscient que ses mouvements d’humeur étaient stupides. Il aurait bien voulu crier pour extérioriser. Karel plaça sa tête dans ses mains, qu’il fit glisser sur son visage et regarda au travers de sa manche l’ancienne blessure qui se cachait en-dessous.

« Était-ce vraiment pour me sauver, ou un de vos énièmes stratagème pour briser la malédiction des Dragons ? » se questionna-t-il.

Suite ===>

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