Chapitre 2 - 2
Il se rendit compte trop tard de la présence de sa sœur. Elle avait l’air aussi mal à l’aise que lui. Pendant de longues secondes, ils se fixèrent dans les yeux sans rien se dire. Lya s’accouda sur le bastingage à côté de lui et se tordit les mains. Elle resta silencieuse pendant un long moment, comme si elle ne savait pas par quoi commencer. Karel ne la pressa pas. Lya inspira.
— Tu sais, je prends beaucoup sur moi depuis le début de ce voyage. J’encaisse, j’avale des couleuvres, comme on dit. Sauf que j’en ai un peu trop avalé, sans rien dire.
Elle marqua une pause, comme pour le laisser s’exprimer. Mais Karel ne répondit pas. Il resta immobile, le dos désormais tourné vers la mer, appuyé sur le bastingage, les bras croisés.
— J’ai toujours été traitée comme une paria, continua Lya avec amertume. Pour la seule raison que je me suis toujours refusée de vénérer les Dragons, même en expliquant pourquoi. J’ai fini par croire que mon attitude était exagérée. Mais Zmeï et Némésis nous ont révélé des choses si sordides…
Le reste de ses mots restèrent bloqués dans sa gorge. Soudain, elle se redressa.
— Je me rends compte qu’en fait, je n’étais pas si loin de la vérité ! s’écria-t-elle avec humeur. Et tout ce temps à devoir apprendre à me taire, pour éviter de me faire coller une étiquette… comme si… comme si ma vision des choses n’était pas légitime ! Ça me…
Karel l’interrompit d’une main réconfortante sur son épaule, toujours sans la regarder. Nul besoin de mots : il comprenait parfaitement son sentiment. Aucun d’entre eux ne se serait douté que Serymar cachait une telle histoire.
— Je ne sais pas si je vais y arriver, Karel… Je veux dire… À aller au bout de cette quête. Je suis obligée de porter secours à des êtres que je méprise, que ça soit les Dragons ou ce monstre. Des personnes à qui je ne dois rien ! Ce n’est pas à moi de leur rendre des comptes. Et sous prétexte qu’ils sont surpuissants et nous ont permis d’exister, ça devrait nous obliger à accepter leurs méfaits ?
Cette fois, Karel ne put être indifférent. Il installa une connexion télépathique.
— Ça n’aurait pas été eux, ça aurait été un autre événement, Lya, et les conséquences auraient été les mêmes.
— Comment peux-tu dire ça ?!
Karel toucha le front de Lya.
— Si ça n’avait pas été les Dragons, ça aurait été autre chose qui aurait poussé Serymar à m’enlever, précisa-t-il. J’ai beau le craindre, m’en méfier et être en colère contre lui, je ne suis jamais parvenu à le détester. Si je suis encore vivant aujourd’hui, c’est en partie avec tout ce qu’il m’a appris.
Lya se dégagea vivement et lui jeta un regard furieux.
— Non, mais sérieusement, Karel… comment peux-tu encore éprouver la moindre chose pour ce sale type ?! Comment peux-tu le défendre, après tout ce qu’il t’a fait ? Tu ne te souviens pas dans quel état déplorable je t’ai trouvé, à Sheyral ?!
Encore ce sentiment qui lui étreignait le cœur. Cette fois, Karel ne tint plus, mais il ne se mit pas en colère. Il devait rester calme. Il avait toujours su apaiser les conflits de cette manière. Comment faire comprendre à sa petite sœur qu’il partageait son ressentiment ?
« Pardon, Lya… J’ai toujours pensé qu’il était préférable de ne plus jamais en parler, de faire comme si cette partie de ma vie n’avait jamais existé… mais c’est pire. Cela nous détruit, année après année. »
Ce fut donc à contrecœur qu’il la fixa et signa en même temps que son cœur se serrait. Il le savait, il allait se montrer maladroit. L’idée de lui faire mal le meurtrissait.
— « Lya. Je n’ai jamais vraiment souffert de ma situation, contrairement à toi. Enfin, jusqu’au jour où j’ai découvert la vérité. Avant ça, je ne me suis jamais considéré comme à plaindre. Je mangeais tous les jours et j’étais abrité, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. »
Lya serra les poings pour se contenir.
« Pardon… »
Karel marqua une pause, étouffé par la culpabilité. Mais il ne supportait plus ces non-dits. Faire du mal à Lya le torturait. Pourtant, ils ne pouvaient plus faire semblant et faire comme si son passé n’avait jamais existé. Ils se détruisaient à petits feux. Il lui envoya un regard empli de tristesse.
— « À titre personnel, je trouve la vie plus rude dans des villages comme Var ou le quartier défavorisé de Winror, qu’aux Monts de la Mort. »
Lya pâlit à ses mots et le gratifia d’un regard noir.
— Désolée si nous n’avions pas pu être à la hauteur pour toi, cher monsieur ! cracha-t-elle.
— « Je n’ai jamais insinué que j’ai été malheureux avec vous ! Bien au contraire ! » s’insurgea Karel. « Je préfère cent fois une vie honnête et dépourvue de mensonges ! »
Ses gestes étaient devenus nerveux, plus saccadés. Karel inspira. Ses signes étaient moins lisibles lorsqu’il les effectuait ainsi. Il se contrôla pour avoir des gestes plus clairs et fixa sa sœur.
— « Je n’ai jamais oublié qui m’a sauvé la vie quand j’ai été abandonné, Lya. Ni tout ce que tu m’as apporté. Cela prévaut sur tout le reste. »
— Pourtant, tu continues parfois à le défendre, riposta Lya en retenant ses larmes de colère. Tu crois que je ne t’ai pas vu faire ?
Karel réduisit le peu de distance qui les séparait encore et la saisit par les épaules, plus rudement que ce qu’il aurait souhaité et imposa un lien télépathique.
— Je l’ai compris depuis longtemps, Lya ! Mais quand vas-tu accepter cette déchirure qui crée ce fossé entre nous tous ? J’ai conscience de ce que je te demande ! Tant que tu refuseras d’ouvrir les yeux, TU continueras de souffrir ! Arrête de te mentir à toi-même, Lya, et de faire comme si j’avais toujours vécu auprès de vous ! Faire ça revient à me faire vivre une autre vie de mensonge ! J’en ai assez de vivre de cette façon ! Ouvre-les yeux, et prend conscience à quel point ça empire nos plaies ! Et en particulier les tiennes !
— Lâche-moi ! Comment oses-tu dire ça après tout ce que nous avons fait pour toi ? Comment peux-tu ne pas considérer tes propres parents comme…
Karel desserra son emprise et la regarda gravement dans les yeux, une expression sombre sur le visage. Le cœur meurtri de devoir lui faire aussi mal, il s’efforça de signer.
— « Lya. C’est malheureux à admettre, mais je t’assure que j’ai essayé. Je n’y suis jamais arrivé, malgré l’amour que je leur porte. Je n’ai jamais pu nommer tes… pardon, nos parents par « Papa » et « Maman ». »
Lya se décomposa. La culpabilité étrangla Karel après avoir révélé ce qui lui faisait tant honte. Depuis toutes ces années, il avait gardé cette douleur pour lui, de peur de les blesser. Karel s’était beaucoup attaché à eux et leur en était très reconnaissant, mais ce lien leur avait été à jamais volé par Serymar.
« Je suis désolé… »
Karel voulut poser une main sur l’épaule de Lya. Elle se dégagea violemment et releva vers lui des yeux emplis de colère et de tristesse, le visage baignés de larmes.
— Tu en as assez dit, Karel, laisse-moi !
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