Chapitre 5 - 1

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— Encore gagné ! Concentre-toi, Karel !

Karel fit signe à Aquilée d’arrêter et prétexta qu’il était fatigué. Cela faisait plusieurs heures qu’ils voguaient. Le jeune homme avait toujours rêvé de voir la mer au moins une fois dans sa vie. Obtenir en plus le privilège de mettre un pied sur un navire était quelque chose d’inaccessible pour quelqu’un de son statut. Pourtant, il était là, sur l’un des meilleurs navires de Weylor, et il était incapable d’apprécier le spectacle. Sa dispute avec Lya la veille occupait ses pensées.

D’un côté, il désirait ardemment s’excuser auprès d’elle. Mais en même temps, il souhaitait qu’elle accepte cette partie de lui, qu’ils avaient tous les deux fait mine de rejeter toutes ces années.

Karel s’excusa envers Aquilée. Aujourd’hui, il n’y arriverait pas. Elle fronça les sourcils et lui bloqua le chemin.

— Karel. Ça commence à faire quelques temps que l’on voyage ensemble. Nous avons traversé plein de choses, et pas anodines. Il est peut-être temps que tu t’ouvres un peu, tu ne crois pas ?

Karel s’immobilisa, mais ne répondit rien. Aquilée lui sourit.

— Je vois bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Tu crois qu’on n’a rien vu, avec Whélos et Wil ? Vous n’êtes vraiment pas doués pour cacher ce que vous ressentez, Lya et toi. Surtout quand ça vous affecte l’un et l’autre. Hier soir, en allant nous coucher, j’ai tenté de parler à Lya. Elle s’est contentée de me sourire en me disant que tout allait bien, de ne surtout pas m’inquiéter.

Karel n’en était pas étonné. Lya était capable d’être au plus mal et de se comporter comme si de rien n’était. Il fit un pas de côté pour mettre un terme à la conversation. Aquilée se contenta de le suivre jusqu’à la proue. Elle ne comptait pas le lâcher. Aquilée s’appuya contre le bastingage à ses côtés.

— Au fait… Je ne t’ai jamais remercié pour ce que tu avais fait pour moi, à Sheyral.

Karel lui fit signe que ce n’était rien.

— Je ne suis pas d’accord. Personne n’en aurait fait autant, crois-moi, surtout quand il s’agit des Clans. La preuve en est… Tu as été la seule personne à m’avoir tendue la main. Maintenant que je te connais un peu mieux, je suis certaine que tu t’es douté du genre de mes poursuivants. Pourtant, tu n’as pas hésité, alors que nous étions de parfaits inconnus.

Karel ne répondit rien. Pour lui, agir ainsi lui avait paru naturel. Aquilée laissa planer un très long silence.

— Karel… c’est normal, parfois, d’être maladroit. Je ne sais pas ce que tu as dit à Lya, mais il est clair que ça te ronge, et que ça a suffisamment dérapé pour que tu ne saches même plus comment l’aborder.

Karel garda les yeux résolument fixés sur l’eau. Que rajouter de plus ? Aquilée posa une main sur son bras.

— Peut-être que je ne comprends pas tout. Je suis fille unique, je ne connais pas le lien fraternel. Mais il est évident que vous tenez énormément l’un à l’autre. Je peux t’aider à désamorcer la situation, si tu veux. Laisse-moi t’aider, s’il te plaît. Tu veux bien me faire confiance ?

Le jeune homme tourna la tête vers elle, surpris. Aquilée lui sourit.

— Les amis servent à ça, tu sais. Vous m’avez tant aidée à avancer. Laissez-moi faire de même, s’il vous plaît. Arrête de te renfermer sur toi-même.

Karel riposta gentiment que la situation était compliquée, du fait qu’il s’agissait d’une ancienne histoire qui perdurait encore aujourd’hui.

— Détrompe-toi, Karel, répliqua Aquilée. Si vous avez nié le passé pendant autant de temps, ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini par éclater de manière si maladroite. Je me demande même comment vous avez fait pour tenir toutes ces années.

— « Lya a beaucoup souffert de cette histoire », lui signa Karel. « Bien plus que moi. Et je me sens très mal à cause de ça ».

Aquilée lui jeta un regard sérieux.

— Et alors ? Ce n’est pas de ta faute. Lya est intelligente. Elle le sait parfaitement. Je suis certaine que, si tu le lui demandais, elle serait la première à te dire à quel point tu es bête de t’en vouloir pour ça. Ce qui la fait souffrir, c’est ce malentendu entre vous, la façon dont tu la considères réellement. Te voir souffrir de tout ça et que tu ne lui fasses pas suffisamment confiance pour solliciter son aide.

Karel riposta qu’il préférait se taire pour éviter de lui en rajouter. Aquilée secoua la tête et lui offrit un sourire entendu.

— Eh bien, je pense que l’on a trouvé la source de ce malentendu.




***




Lya soupira. Elle se sentait si mal par rapport à son frère, sans être capable de réfréner sa colère. Pourtant, depuis plusieurs heures, elle s’y était efforcée. Cette fois, elle ne parvenait pas à étouffer la blessure de son cœur. Celle qu’elle endurait depuis de trop nombreuses années.

Depuis le début de la journée, elle avait fait en sorte d’être active pour s’obliger à s’occuper l’esprit, espérant ainsi prendre du recul et faire taire une énième fois sa souffrance.

Mais personne n’avait besoin de rien. Wil barrait le navire seul et assurait, au vu du beau temps et de l’état de la mer, qu’il pouvait agir seul. Whélos étudiait des documents, Aquilée était avec Karel. Frustrée, Lya tournait en rond sur le pont, armée d’une serpillère. Elle envisagea de le nettoyer ainsi que tout ce qu’elle pourrait trouver. Elle récurerait ce bateau au millimètre près s’il le fallait pour retrouver son sang-froid. Elle refusait de rester fâchée plus longtemps avec Karel.

— Rien de tel que le travail physique pour se reposer l’esprit ! se dit-elle à elle-même, déterminée.

Un doigt lui tapota l’épaule. Surprise, elle se retourna vivement et le manche de la serpillère heurta un visage.

— Aïe ! Tu es vraiment une brute, ma parole !

Lya alla s’excuser mais elle hoqueta de surprise, paralysée par la stupeur. Karel se trouvait face à elle. Lya secoua la tête pour reprendre ses esprits.

— Attends…WIL !

Un sourire moqueur déforma le visage de son frère qui se transforma aussitôt en Wil.

— Qu’est-ce que tu en penses ? se vanta-t-il. C’est le don que m’a offert Némésis ! Bon, ceci dit, je ne maîtrise pas très bien encore, je ne tiens pas plus de quelques secondes !

— Wil…

— Quoi ? Ma blague t’a plu ? taquina-t-il.

Son sourire s’effaça aussitôt lorsqu’il aperçut des larmes rouler sur les joues de Lya.

— Eh ! se rattrapa-t-il, pétri de culpabilité. Je suis désolé, c’était de mauvais goût, je t’assure que je ne voulais pas te…

Il avait le don de faire changer d’humeur. Lya fut incapable de lui en vouloir. Elle se força à sourire en séchant ses larmes.

— Je suis désolée de t’avoir inquiété, Wil, j’ai juste été très surprise, et émue. Je vais bien, je t’assure. Mais… es-tu au courant que tu n’as pas pris tout à fait le bon modèle pour faire cette blague ? lui demanda-t-elle sur le ton de la plaisanterie.

Rassuré, Wil fit mine d’être embêté.

— C’est sûr. En fait, c’est difficile de ne pas parler du tout ! C’est facile de se trahir en prenant la forme de Karel !

Lya lui sourit avec émotion et reconnaissance.

— Au moins, pendant une seconde, tu viens de réaliser un de mes rêves les plus chers. Je t’en remercie. Ça me touche beaucoup. Même si ce n’était pas intentionnel.

— Laisse-moi deviner… entendre ton frère parler avec une voix bien à lui ? devina Wil.

Lya confirma d’un léger signe de tête.

— Pendant des années, je me suis imaginée le son de sa voix, confia-t-elle.

Jusqu’au jour où Karel fut capable de lui transmettre ses pensées par télépathie. Mais ça, elle le garda pour elle, conformément à leur accord. Ce n’était pas tout à fait la même chose que parler de vive-voix, mais c’était déjà mieux que rien.

— Je voudrai qu’il soit heureux, déclara-t-elle. Qu’il cesse d’avoir l’impression d’être comme enfermé en lui-même. Si je pouvais formuler ne serait-ce qu’un vœu envers les Dragons, ça serait de lui donner ça. Quitte à lui donner mes propres cordes vocales. S’il lui faut ça pour enfin profiter de la vie comme tout le monde, sans être limité…Je le ferais sans hésiter une seule seconde.

Wil resta silencieux un bon moment.

— Eh bien, tu l’aimes vraiment, ton frérot. Mais vu le genre, je doute qu’il apprécierait que tu te sacrifies pour lui. Mieux vaudrait que tu souhaites quelque chose qui ne te prive de rien, ça serait mieux.

— Tu ne devrais pas… commença Lya en regardant la barre seule plus loin.

— T’inquiète. Le navire dispose d’un pilotage que je peux automatiser.

— Auto… quoi ?

Wil afficha une moue gênée.

— Ah, désolé, c’est vrai que vous n’êtes vraiment pas familier avec tout ça. En gros, ça signifie que le bateau peut se conduire tout seul. Enfin, à condition que je lui dise où aller. Ça ne signifie pas qu’il est vivant, hein !

— Je ne suis pas idiote, Wil.

Le jeune homme lui retira la serpillère de la main.

— À quoi ça sert de nettoyer quelque chose de déjà propre ?

— Je ne supporte pas de ne rien faire, je veux être utile, alors…

Wil afficha un rictus moqueur. Lya se renfrogna.

— Quoi ? Avec tout ce que tu fais, on peut bien t’aider un peu, non ?

Wil lui jeta un regard entendu.

— Eh. Pas à moi. Tu te rappelles de ce que j’ai dit à ton frère dans la Tour ? Moi aussi, je suis issu d’une fratrie. Sauf que, comme toi, je ne suis pas l’aîné. Tu crois que je n’ai pas vu qu’il y avait de l’eau dans le gaz entre Karel et toi ?

— De… Oh, encore une de tes expressions bizarres.

Avant que Wil puisse ouvrir la bouche, Lya l’arrêta d’un geste de la main.

— T’inquiète, j’ai compris le sens. Pour te répondre… je n’ai pas envie d’en parler.

Suite ===>

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