Chapitre 5 - 2
Wil s’appuya contre le bastingage juste à côté d’elle, comme si de rien n’était. Il s’étira.
— Moi, ce que je crois, c’est que tu portes beaucoup sur tes épaules et que tu reproches la même chose à Karel. En fait, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
— Comment peux-tu affirmer ça, Wil ? demanda Lya. On se connaît à peine…
Wil cessa de plaisanter et reprit un air sérieux.
— Tout le monde a ses propres problèmes, tu sais, expliqua-t-il le regard perdu sur la mer. Suffit d’observer. Sauf que moi, j’ai expérimenté un peu plus la chose que vous. Me concernant, j’ai compris depuis bien longtemps que ça ne servait à rien de tout prendre sur soi quand on ne peut pas. Au bout d’un moment, faut arrêter de se mentir et ne pas avoir peur d’assumer nos limites.
Il marqua une courte pause. Un sourire forcé se dessina sur ses lèvres.
— Pour tout te dire, ma situation familiale est catastrophique depuis deux ans. Chacun supporte la situation à sa manière. Moi… j’ai décidé de soutenir ce qui me reste de famille et de compter sur leur soutien. La seule façon que j’ai trouvé pour ne pas finir en dépression, c’est de prendre les choses avec légèreté. Cela ne signifie en rien que je ne prends pas la situation au sérieux, bien au contraire. Mais au bout d’un moment, pleurer ne me fera pas avancer et ne me donnera pas le courage d’affronter la situation.
La tristesse se peignit sur le visage de Lya, qui ne sut quoi dire.
— Bref. Ce que je veux te dire, c’est que, lorsque tu cumules un sérieux problème pendant aussi longtemps, tu as tout intérêt à compter sur tes proches quand tu en as, plutôt que de croire en cette bêtise comme quoi tu seras capable de tout endurer toute seule. Du peu que j’ai pu voir, ton frère semble très protecteur avec toi.
— Wil… Je suis désolée.
— Quoi, pour moi ?
Il se tourna vers elle.
— Désolée pour quoi ? De ma propre situation ? À quoi ça sert ? Tu y es pour quelque chose ? Non. Tu n’as pas à t’en excuser. Dis, tu as écouté tout ce que je viens de te dire ? lui envoya-t-il avec un léger coup de coude dans le bras.
— Oui, bien sûr, mais…
— Alors prends-le en compte, s’il te plaît, ça serait sympa, lui répliqua gentiment Wil. T’excuser pour une situation pour laquelle tu n’es pas responsable, c’est une manière inconsciente de prendre encore sur toi un poids dont tu n’es pas censée t’occuper.
— Wil…
Lya planta son regard dans le sien et lui offrit un sourire difficile.
— Même si ta situation est compliquée, tu sais, j’envie le fait que tu aies pu vivre une enfance avec tes frères ou sœurs. J’aurais aimé savoir ce que ça fait.
Wil afficha une moue gênée en se grattant l’arrière du crâne.
— Mouais, ne m’envie pas trop non-plus. Tu sais, ce n’est pas le rêve, depuis deux ans. On s’est violemment disputé. Mais tu as raison. Avant ça, c’était bien. Nous partagions beaucoup de choses.
— Je…
Lya s’interrompit en rencontrant le regard très sérieux de Wil. Elle baissa la tête et se rendit alors compte de réflexe de s’excuser, même quand elle n’était pas fautive. Pourtant, elle se sentait triste pour lui.
— Que s’est-il passé, entre ton frère et toi ? questionna Wil.
— Wil… je ne veux pas t’ennuyer, tu as assez à porter. Ensuite, c’est personnel.
— Je ne suis pas pour la politesse hypocrite, Lya. Si je n’étais pas curieux, je ne te le demanderais pas. J’aimerai vraiment t’aider. Avoir un point de vue neutre est souvent utile. Je pense que vous vous êtes tellement enfoncés dans votre souci que vous n’arrivez plus à prendre du recul.
Lya hésita. Mais elle repensa aux paroles de Wil. Il n’avait pas tort. Mais elle avait du mal. La seule personne à qui elle racontait tout, c’était Karel.
Elle croisa les bras et se crispa. Une boule se forma dans sa gorge et ses doigts serrèrent le bastingage. Elle s’efforça de ne pas pleurer.
— Karel a été enlevé le jour de sa naissance à cause de la Prophétie des Dragons. Fous de douleur, nos parents ont tout fait pour la surpasser, et ils m’ont eue, moi. Ils se sont alors rendus compte qu’aucun enfant au monde ne pourrait remplacer leur fils perdu, qu’ils pensaient mort… J’ai toujours ressenti que quelque chose n’allait pas. J’ai détesté les Dragons pour leurs manigances. J’étais pointée du doigt de ne pas oser les vénérer, je m’en moquais. Et un jour, Karel est réapparu par miracle. Mais il n’a jamais voulu se confier à l’un d’entre nous. C’est comme si nous avions tous convenus, d’un commun accord silencieux, de décider de faire comme si Karel n’avait pas vécu avec ce monstre ! Je… c’était plus facile que de s’imaginer ce qu’il a pu vivre.
Elle se tut et ne le regarda pas. Wil resta silencieux pendant de longues secondes.
— Eh bien… Je comprends mieux ton envie à mon propos. Et pourquoi tu hais ce type qui a enlevé Karel. C’est sordide…
Il fit une pause, comme pour trouver ses mots. Il semblait mal à l’aise.
— Lya… Je n’imagine pas à quel point ça doit être difficile à supporter, et loin de moi l’idée de prétendre que je le saurais. Et ce que je vais te dire risque de ne pas te plaire.
— Au point où j’en suis… J’ai l’impression que Karel s’éloigne de plus en plus de nous, et j’ai peur de le perdre…
Wil se dégagea du bastingage et lui fit face. Lentement, il plongea ses yeux bleus dans les siens en posant ses mains palmées sur ses épaules.
— Lya. Tu dois accepter le passé de ton frère. Peu importe ce qu’il a vécu. Arrêtez de vous mentir : c’est très malheureux, mais vous ne pourrez jamais rattraper cette enfance perdue. Et vous ne pouvez pas continuer à faire comme si ça avait toujours été le cas. Vous avez beau être frère et sœur, vous vous connaissez comme d’excellents amis, avec un petit quelque chose en plus. C’est comme ça, et vous ne pourrez pas changer cette réalité.
Lya se raidit et lutta encore contre ses larmes. Wil lui offrit un sourire se voulant rassurant.
— C’est déjà impressionnant d’être devenu aussi proches alors que vous n’avez pas grandi ensemble. À force de vous mentir et d’après tes dires et son attitude face au Dragon, Karel semble vouloir nier son passé, tout en cherchant en même temps à comprendre pour avancer. Et toi, tu ne guéris pas de cette plaie. Vous n’avez certes pas eu de passé en commun. Mais qu’importe qui l’a élevé. Il est ce qu’il est aujourd’hui. Il aurait pu devenir un taré, ou pire. Pour avoir été élevé par un monstre, je trouve qu’il ne s’en sort pas trop mal !
Lya resta silencieuse. Si elle parlait, elle s’effondrerait.
— Si tu ne parviens pas à accepter son passé et lui de surpasser la souffrance que tu as endurée, vous n’avancerez jamais, insista Wil.
Lya resta muette, occupée à réprimer ses émotions. Une part en elle continuait à lui hurler de refuser cette terrible réalité, car il s’agissait de celle qu’ils auraient souhaité vivre. Bien malgré-eux, ils s’étaient fait du mal. Elle cacha son visage dans ses mains.
— Je… je crois… Bon sang, je suis horrible ! répondit-elle, la voix vacillante.
Wil serra ses épaules de manière réconfortante.
— Non, Lya. C’est humain. C’est une manière comme une autre de se protéger de la folie et de la frustration que peut engendrer ce genre de situation. Tu ne t’en rendais pas compte, c’est tout, et je suis prêt à parier que tu pensais à bien en voulant faire « comme si ce passé n’avait pas existé ».
Il marqua une courte pause et afficha une expression encourageante.
— N’oublie pas tout le reste, Lya. Tu lui as offert une famille. Tu lui as appris à parler. Tu es partie à sa poursuite pour lui rappeler à quel point il était aimé. Ce n’est quand même pas rien. Et je suis certain qu’il en est plus que conscient. Je comprends mieux le regard qu’il te porte. Là, par contre, c’est à mon tour d’être jaloux de toi. J’aimerai avoir un aîné aussi protecteur et compréhensif que Karel. Tu as une sacrée chance de l’avoir comme frère ! Et…
Il marqua une courte pause en détournant le regard. Wil la relâcha.
— Karel a une chance de dingue de t’avoir. Sérieusement, allez vous parler à cœur ouvert, et acceptez enfin vos passés disjoints. Vous ne pouvez pas continuer ainsi.
Il ferma les yeux, inspira et lui prit ses mains dans un geste à la fois ferme et doux. Il rencontra son regard.
— Lya. Vous avez de la chance d’être encore là l’un pour l’autre. Ce n’est plus mon cas. Et c’est dur. Imagine à quel point ça me frustre de vous voir vous déchirer malgré-vous de cette façon. Ne faites pas la même erreur que moi. Mieux vaut prendre un coup dans l’égo que de perdre un proche, tu ne penses pas ?
— Wil… que t’est-il arrivé ? demanda Lya, peinée.
Il la relâcha.
— Peu importe. S’il te plaît, fais-moi plaisir, va voir ton frère. Il serait dommage de perdre ce lien qui vous unit. Il est magnifique.
Lya le fixa dans les yeux et lui offrit un sourire timide.
— Oui. Tu as entièrement raison. Je… je te remercie de m’avoir ouvert les yeux. J’ai enfin le sentiment d’y voir plus clair, après toutes ces années.
— Avec plaisir. Allez, ne perds pas plus de temps, vas-y ! l’encouragea Wil en la poussant gentiment en avant.
Lya réduisit la distance entre eux et se hissa sur la pointe de ses pieds pour l’embrasser à la volée sur la joue.
— Tu es quelqu’un de bien, Wil. N’en doute jamais.
Sur ces mots, elle lui offrit un sourire et s’éloigna pour retrouver son frère, laissant un Wil quelque peu béat, surpris par le geste.
***
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