Chapitre 5 - 3
Les mots d’Aquilée lui avaient ouvert les yeux. Karel avait vivement remercié la jeune fille pour ensuite partir à la recherche de sa sœur. Comment avait-il pu ne pas comprendre quelque chose d’aussi évident ? Comment avait-il osé lui reprocher de ne pas le prendre comme il était, alors que c’était tout ce qu’elle faisait depuis des années ? Sans compter tout le reste. La honte l’envahissait.
Réprimant sa frustration de ne pas pouvoir l’appeler, Karel fouilla le navire du regard et trouva Lya qui, à sa surprise, semblait aussi être à sa recherche.
Tous les deux coururent l’un vers l’autre. Karel tenta nerveusement des signes.
— Karel, je suis vraiment désolée, je…
Ils s’arrêtèrent en même temps. Lya recula d’un pas et baissa le regard. Même si cela lui paraissait inapproprié, Karel en éprouva de l’amusement.
Voyant qu’elle hésitait, Karel décida de l’aider. Il se plaça à côté d’elle et la prit affectueusement par une épaule. Il l’emmena vers une zone un peu isolée du pont pour discuter en privé.
À n’importe quel endroit du navire, chaque panorama était époustouflant. L’étendue infinie d’eau reflétait les rayons du soleil et était toujours en mouvement. Enfin isolés, Karel relâcha Lya et lui fit face. Il lui demanda de bien vouloir le laisser commencer. Lya lui répondit par un imperceptible hochement de tête.
— « Je suis désolé. Pardonne-moi pour mon égoïsme inconscient. J’ai honte. »
— Non, Karel, ce n’est pas de ta…
Karel leva une main pour l’interrompre et lui demanda de le laisser finir.
— « S’il te plaît », signa-t-il d’un mouvement bref à côté de son visage.
Lya le regarda sans rien dire.
— « Pendant tout ce temps, j’ai cru que tu reniais mon histoire… alors qu’en fait, ce que tu me reproches, et à raison, c’est de ne pas te considérer à ta juste valeur… Je t’ai blessée si souvent depuis le début de ce voyage… pardon… »
Karel posa délicatement une main sur le visage de sa sœur et établit un lien télépathique.
— Je suis sincèrement désolé, Lya, de t’avoir blessée, pendant toutes ces années. Comment arrives-tu à trouver la force de vouloir m’aider encore ?
Lya le fixa et plaça sa main sur celle de son frère. La gorge nouée, elle préféra signer.
— « Parce que tu es mon frère et que je t’aime. Quoiqu’il arrive. »
Karel voulut répondre, mais Lya leva une main pour lui signifier que c’était son tour. Elle demeura silencieuse encore un moment, comme pour se laisser le temps de reprendre le contrôle de ses émotions. Karel se montra patient.
— Je… comprends ce que tu veux dire. Et pour être tout à fait honnête avec toi, je ne me rendais pas compte non-plus. Mais… ces blessures que tu t’infligeais… c’est un peu de ma faute, aussi, tu sais.
Karel alla l’interrompre, mais Lya lui demanda d’un geste de la laisser s’expliquer.
— J’étais persuadée… ou plutôt, je me suis laissée persuader que mettre nos passés de côté serait la meilleure chose à faire, et au final, si nous avons avancé, cela a aussi contribué à créer ce fossé que j’ai toujours ressenti entre nous. Finalement, c’était la pire chose à faire. J’aurais dû avoir le courage d’affronter tes larmes de désespoir à nouveau, comme celles que tu as versées le jour où nous sommes rentrés à Var tous les deux. Je… j’ai continué à me mentir en me disant que les choses allaient de l’avant. Résultat, je t’ai laissé seul dans ta souffrance, Karel.
Elle plongea son regard dans le sien.
— Quand avons-nous vraiment pris le temps, tous les deux, d’échanger sur ce que nous avions vécu chacun de notre côté, avant de nous retrouver ?
« Jamais » admit Karel en son for intérieur.
Ils s’étaient rendus coupables de la même chose. Lya se jeta vivement à son cou et l’étreignit avec force. Le jeune homme l’enlaça de la même façon.
— Pardon, Karel.
— Tu ne te rends vraiment pas compte de la véritable personne que tu es, Lya. C’est ça, ton véritable problème.
— Tu es très mal placé pour faire ce commentaire.
Karel coupa le lien et se défit d’elle. Chacun d’eux s’offrit un léger sourire amusé. Lya n’avait pas tort.
Heureux de constater qu’ils étaient tous les deux prêts à prendre un véritable nouveau départ, ils marchèrent l’un à côté de l’autre jusqu’à rejoindre le milieu du pont, appréciant cette nouvelle expérience de navigation plus sereinement.
— Dis… Il y a toujours eu quelque chose que j’ai du mal à comprendre… est-ce que… je peux te poser la question ?
Karel se demanda pourquoi elle lui posait cette question.
— C’est délicat…
Il lui fit signe d’y aller.
— Ce type… un coup tu sembles lui reprocher des choses, un coup du le défends. Cela m’échappe. Si tu dis que tu ne vivais pas si mal là-bas, alors pourquoi es-tu parti ?
Karel prit juste le temps d’organiser ses pensées. Lya faisait l’effort de comprendre, démontrant son intérêt pour leur nouvelle promesse. À lui de faire de même en lui faisant confiance, au lieu de fuir les questions.
— « Tout a basculé le jour où j’ai découvert la vérité. Personne ne parlait, ma différence n’existait pas. J’étais seul, je ne comprenais pas pourquoi ils étaient tous bizarres par moments, mais à part ce malaise, en effet, je n’avais pas trop à me plaindre. Jusqu’au jour où Phényxia est arrivée. J’ai toujours vécu dans le mensonge, et m’en rendre compte m’a profondément meurtri. »
Lya lui offrit une expression peinée et s’accrocha à son bras.
— « C’est la peur qui m’a fait fuir. Tout mon monde s’effondrait, à l’idée d’avoir été manipulé toutes ces années. Ma confiance envers les autres a été anéantie depuis ce jour. »
— Je comprends, mais… personne n’a essayé de t’expliquer pourquoi ?
L’expression de Karel s’assombrit.
— « Il n’y avait rien à expliquer. Serymar était couvert de sang. Et il n’a rien fait pour me retenir et me raisonner. Son silence n’a fait que confirmer ce que j’avais deviné en quelques secondes. Il y avait des cadavres dans son sous-sol, dont un explosé en mille morceaux au fond d’un cachot dont les murs étaient saturés de sang. Il y en avait à l’entrée du château. C’est un être sanguinaire et terrifiant. Je refuse de suivre cette voie. C’est ça qui me fait peur, Lya, depuis toutes ces années. J’ai grandi à ses côtés et je reproduis ses gestes aussi naturellement que je te parle. »
Lya frissonna.
— C’est donc pour ça que tu te brides quand tu utilises tes pouvoirs ou que tu combats, comprit-elle. Parce que tu as peur de tuer car tu t’en sais capable malgré-toi…
Karel confirma. Elle resserra sa prise et s’appuya contre son épaule.
— Ce n’est pas parce que l’on reproduit les gestes de nos parents que l’on devient comme eux. On choisit ce que l’on garde, ce que l’on rejette. Nous nous forgeons avec l’expérience de la vie. On peut toujours faire quelque chose de bien avec ce que l’on nous a inculqué.
Karel ne répondit pas et posa une main sur la sienne. Plus jamais il ne souhaitait se disputer de cette façon avec elle.
— Je suis heureuse d’avoir pu discuter franchement avec toi.
« Moi aussi, Lya. »
Tous les deux laissèrent leurs esprits se perdre dans le mouvement de l’eau. Un poids venait de quitter leurs épaules.
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