Chapitre 6*

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Elma se sentait mal. Pourtant, elle restait convaincue qu’elle avait fait ce qu’il fallait. Être dans l’attente sans savoir si Serymar comptait faire quelque chose d’elle était insupportable. Elle se sentait inutile, incapable de tout. En essayant, elle avait perdu le peu de lien qu’elle était parvenue à établir avec son protecteur.

Malgré son envie de revoir Syriana pour y trouver du réconfort, Elma était soulagée de ne pas être en contact avec elle. Les Dragons lui avaient effacé la mémoire pour lui permettre de reposer en paix. Elma hoqueta, debout et appuyée sur un meuble, des larmes ruisselant sur ses joues. Il était hors de question qu’elle prenne le risque que Syriana découvre ce que Serymar lui avait révélé dans la douleur : Aëlys n’avait jamais été.

Serymar ne l’avait pas explicitement dit, mais Elma l’avait vite deviné : la mort de Syriana avait été violente. Si perdre un enfant en cours de grossesse était terrible, il ne s’agissait pas d’un événement rare. Rien qui pourrait justifier une réaction aussi intense de la part de Serymar, surtout un siècle après. La fureur dans son regard ne l’avait pas trompée : la perte d’Aëlys n’avait pas été naturelle. Elma avait aussi remarqué que la robe de Syriana dans la tombe avait été raccommodée. Elle avait donc été blessée. On s’en était pris à l’enfant qu’elle portait.

« Quelle horreur… »

Elma s’effondra. Les souvenirs de son avortement l’assaillirent. Elle avait été loin d’imaginer ce qui se cachait derrière l’attitude stoïque de Serymar ce jour-là. Il était resté avec elle, à sa demande. Ses souvenirs avaient dû se rappeler à lui. Qu’avait-il ressenti en l’aidant à interrompre sa grossesse non-désirée, devant tout ce sang que son corps déversait ? Sa réponse, un an après l’arrivée de Karel, résonna dans sa mémoire. « Si tu avais décidé de garder cet enfant, je l’aurais protégé. » Jamais elle ne se serait doutée de l’horreur qu’il avait vécue.

La jeune femme était d’autant plus frustrée qu’elle n’avait jamais trouvé la Prophétie. Son angoisse augmentait pour Karel, ignorant ce que Serymar comptait lui faire. Ce dernier ne lui laisserait plus aucun répit après l’avoir prise sur le fait. Ses poings s’abattirent sur le meuble de sa chambre.

— Tout ça à cause d’une prédiction absurde et de personnes avides de pouvoir ! ragea-t-elle.

Si autrefois, Serymar restait souvent en retrait de son personnel, le quotidien se déroulait plutôt bien avant l’annonce funeste des Dragons. Elma regrettait parfois ce temps où ils vivaient comme ils le pouvaient en ces lieux reculés, protégés et loin de tout. Ses sanglots redoublèrent.

« Vous aviez tort, Syriana. Je ne peux en sauver aucun des deux ! J’ai essayé, vraiment essayé… »

Meurtrie, ses larmes redoublèrent. Pour qui s’était-elle prise ? Qu’avait-elle apporté à ceux qui lui étaient chers ?

« J’ai besoin d’air. »

Elle quitta sa chambre et entreprit de descendre jusqu’au hall. L’odeur de cendre assaillit ses narines une fois dehors. L’air en soulevait quelques volutes, donnant aux lieux un aspect fantomatique, comme si les esprits des anciens habitants se promenaient encore au milieu des plaines. Des terres qu’elle avait appris à apprécier. Ce vieil arbre que Karel avait ressuscité n’en était que plus majestueux encore. Elma s’y dirigea.

Elle se figea lorsqu’elle y parvint. Serymar était présent, adossé contre le tronc à même le sol, un genou relevé contre lequel était posé son bras. Le silence des plaines s’épaissit.

Elma s’approcha avec appréhension. Il ne bougea pas, perdu dans ses pensées. Il était impossible qu’il n’ait pas remarqué sa présence. Une fois sur place, elle s’adossa aussi contre le tronc, du côté opposé. Le large tapis d’herbe émeraude lui donnait l’impression de se retrouver dans un espace hors du temps, un espace où rien de néfaste ne pourrait l’atteindre. La jeune femme demeura silencieuse. Elle avait tout dit. Elle ignorait seulement ce qu’elle espérait en le rejoignant.

— Je te remercie, indiqua-t-il.

Elma tendit l’oreille, mais resta dans son mutisme. Tout était allé beaucoup trop loin. Toutes ces années de tension et de non-dits ne pouvaient être balayées aussi aisément d’un simple revers de la main. Elle ignorait quoi lui dire. Ces mots, elle les avait espérés pendant si longtemps. Mais elle avait trop attendu. Après leurs dernières altercations, elle ne parvenait pas à ressentir le soulagement qu’elle espérait.

— Elle avait raison. Nous étions vraiment semblables. Mais elle était bien plus vaillante.

Il faisait références aux lettres. Syriana avait muselé sa véritable douleur et ses peurs dans son cœur. Elle avait essayé de se soulager en écrivant. Le même désespoir. Le peu qu’elle avait, Elma avait bien compris que Syriana connaissait sa valeur et s’était affirmée autant que possible avec. Serymar n’avait aucune estime de lui-même. S’il devait parler de lui, c’était toujours dans la négative. Ses paroles le démontraient encore.

Il laissa planer un silence. Elma demeura muette et conserva sa position. Elle lui était au moins reconnaissante de respecter son refus de lui faire face et rencontrer son regard. Il soupira.

— Je crois… que je me suis perdu. Et que je ne sais plus vers quelle direction aller.

« Il fallait s’y attendre. À ne jamais faire compter sur ses alliés, à toujours agir seul. »

— Je l’avais compris. Que Syriana était venue pour m’achever. En revanche, j’ignorais qu’elle était liée à ce point à Œil-de-Sang. Elle n’a jamais osé me révéler l’identité de l’homme qui l’avait souillée. Si j’avais su…

Sa voix se brisa. Elma ne bougea pas, mais assentit. Syriana aurait dû, en effet, tout dire à Serymar. Ce dernier aurait alors su quel danger les menaçait et n’aurait pas été pris par surprise. Ils s’en seraient peut-être sortis. Le mal-être qu’elle ressentait avait été si intense qu’elle avait préféré se complaire dans l’illusion que cette menace était définitivement derrière elle. Sauf que rien n’était aussi simple. Syriana l’avait payé de sa vie. Une larme roula sur la joue d’Elma. Elle trouvait cette sentence exagérée, atroce et cruelle. Elma se refusait à lui reprocher d’avoir voulu se reconstruire.

— Elle souhaite que vous alliez de l’avant, affirma soudain Elma.

Elle n’avait pas besoin de le voir pour savoir qu’il s’était figé.

— Son esprit est venu me rendre visite, répondit-elle à sa question silencieuse. Elle regrette ce qu’elle n’a pas eu la force de vous révéler. Mais elle va bien. Les Dragons ont pris soin d’elle.

— Alors c’était ça…

— Quoi donc ?

— Une nuit. J’ai ressenti quelque chose d’étrange au niveau de ta chambre. C’était donc elle. En un sens, cela ne me rassure pas. Cela signifie qu’elle n’est pas tout à fait sous leur protection. Son esprit peut donc se briser.

— Il n’y a pas de quoi être surpris, fit Elma. Son corps n’a jamais été consumé par la terre.

Serymar observa un silence.

— J’ai… respecté sa volonté, se défendit-il. Elle est liée à Œil-de-Sang. Il n’a aucune limite. Malgré les risques, Syriana est plus en sécurité ainsi qu’enterrée. Et… je t’envie. J’ai eu beau la solliciter, jamais son esprit n’est venu à moi.

— C’est peut-être mieux ainsi pour le moment. Elle est capable de voir nos souvenirs. Elle a vu les miens.

Serymar comprit ce qu’elle lui sous-entendait. Leurs souvenirs tragiques. Syriana avait été séparée des pires pour être préservée.

Elma ignorait ce qu’elle devait faire. Serymar semblait vouloir ajouter quelque chose, mais il hésitait. Elma avait appris à ses dépens, grâce à lui, qu’il était impossible de tendre la main à quelqu’un qui ne souhaitait pas être aidée. Elle avait tout fait. C’était à lui de faire le pas, de lui donner une preuve de sa volonté. Elma songea avec une certaine ironie que cette situation n’était pas sans rappeler la sienne. Où c’était elle qui avait dû combattre ses démons après avoir démontré sa volonté à y arriver. Serymar s’était montré dur et impitoyable, cette année-là, la jeune femme ne comptait plus les larmes qu’elle avait versé dans ces moments. Après avoir découvert ses souvenirs, elle comprenait mieux pourquoi il s’était comporté ainsi.

Il soupira.

— Elma. Je regrette. De t’avoir malmenée de la sorte toutes ces années.

La jeune femme ne réagit pas. Elle ignorait toujours quoi répondre. Si elle le savait sincère, elle estimait que c’était un peu facile. Pourtant déchirée entre l’envie de lui faire face et sa peine, elle se retrouva incapable de répondre.

Serymar se résigna.

— Je ne t’en veux pas. Ta distance est légitime. Sache que je la respecterai.

Ces derniers mots rallumèrent une étincelle dans le cœur d’Elma, comme si elle venait de se faire foudroyer. Elle avait beau se sentir malheureuse, il était tout pour elle.

— Si vous voulez une alliée, traitez-moi en tant que telle.

Elle le sentit se figer et hésiter sur la conduite à suivre. Elma se tourna vers lui et fut surprise par son expression. Son regard terrifiant avait changé. Il restait impressionnant, mais cette colère éternelle l’avait déserté. Elma reconnut celui qui l’avait sauvée. Celui qu’il avait été à leur rencontre, avant que leur cercle s’élargisse. Avant l’annonce de cette Prophétie.

— Dis-moi ton prix pour regagner ta confiance.

Elma resta distante et ne montra rien de l’étonnement qu’elle ressentait à cette demande. S’il était au point d’inverser leurs positions…

— Je veux la vérité, répondit-elle. Toute la vérité. Depuis le début.

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