Chapitre 8
Elma avait conscience de ce que sa demande coûtait à Serymar. Mais la non-confiance l’avait détruit avec Syriana. S’il souhaitait qu’elle marche avec lui, il devait lui prouver qu’il lui faisait confiance. Était venu le moment où Elma saurait enfin quel genre de personne il était. S’il préférait la placer avant ou après son égo.
Il demeura silencieux pendant un long moment et se dévia le regard. Le cœur d’Elma se serra, déçue. Ne surpasserait-il donc jamais ses blessures ? Elle chercha à se relever, le cœur lourd de cette impression d’avoir perdu un être cher. Une main retint son poignet. Elle se figea.
— Attends. C’est juste que… je ne sais pas par où commencer. Comment être certain de ton pardon ?
— Tout dépendra de ce que vous me raconterez, répondit Elma, implacable.
Cet instant était décisif. Soit elle accepterait de jouer les servantes le restant de ses jours, soit il acceptait enfin sa main tendue.
« S’il vous plaît, dîtes-moi que je ne me suis pas trompée sur votre compte. »
Elle se réinstalla dos contre le tronc, à l’opposé de Serymar.
— Il y a de nombreux siècles, sept Dragons descendirent des cieux pour créer Weylor et donner vie à ses premiers habitants, commença-t-il avec difficulté. Un jour, l’un des mortels sur lesquels ils veillaient vint les voir. Du peu que je sais, il leur fit la promesse de mener les peuples à la prospérité, en échange du sang d’Illuyankas. Je ne suis pas en mesure de t’énoncer les véritables termes de cet engagement, les Dragons se sont bien gardés de me le détailler, certainement par honte. Ce mortel tint sa promesse, et ainsi naquit le peuple des Avancés.
Il marqua une courte pause.
— Les Dragons n’y virent que du feu. Car ce mortel usa de cette preuve de bonne foi pour détourner leurs regards de ses véritables expériences. Il entama la construction d’une arme terrifiante dont j’ignore encore le véritable but. La seule chose dont je suis sûr, c’est que son inventeur n’aurait jamais eu assez de sang pour la mettre en marche, en tout cas pas de manière appréciable. Alors il envisagea de lui concevoir un cœur vivant, un réceptacle de pouvoir qui se régénérerait à l’infini pour donner assez de puissance à son arme. Et ce cœur, c’est moi.
Elma porta une main à sa bouche alors qu’elle comprenait enfin le but de toutes ces tortures.
— Je ne suis jamais parvenu à m’échapper. Ils avaient tous fait en sorte de brider mon potentiel à son maximum pour me priver des moyens de me défendre contre eux. Ce fut là qu’un homme exceptionnel, mon Maître, intervint pour m’enlever.
Elma se souvint du cristal où elle voyait Serymar s’entraîner avec un impressionnant Apokeraos. Il était certes frustré de ne jamais gagner contre lui, mais son expression trahissait son plaisir d’être en sa compagnie. Serymar se raidit.
— J’ai rejoint les Dragons deux ans plus tard. La première m’a servie à rattraper toutes mes lacunes auprès de mon Maître. Je suis devenu Mage à ce moment-là. La seconde, je l’ai passée à parcourir Weylor pour affronter les sept Tours dans le but de me connaître. Au lieu de ça, les Dragons et moi avions découvert avec stupeur la machination dont nous étions victimes. Je leur ai donc servi de bras droit en échange des connaissances qui me manquaient, pendant trois ans. Nous avions élaboré un plan pour mettre Œil-de-Sang, le mortel traître, hors d’état de nuire, mais…
Il se tut soudain. Sa gêne était palpable. Elma ne céda pas.
— J’étais malade, admit-il enfin. Mon esprit était aussi empoisonné que le tien l’année de notre rencontre. Et contrairement à toi, il m’a consumé.
« Je n’ai guéri que parce que vous m’avez tendue la main. » songea Elma, la gorge nouée.
Elle demeura silencieuse. Les choses auraient-elles été différentes si quelqu’un avait aidé Serymar comme il l’avait fait pour elle ? Elma retint un sanglot d’émotion pour ne pas l’alerter. Il n’avait pas menti en affirmant qu’il savait ce qu’elle avait traversé. Il lui avait donnée ce dont il aurait eu besoin à ce moment critique de sa vie.
— C’est là que vous êtes parti vous venger et que les Dragons vous ont scellé, confirma-t-elle. Sauf qu’ils ne l’ont pas fait que pour vous maîtriser… c’était aussi une manière de protéger Weylor. De ne prendre aucun risque avec cet Œil-de-Sang.
Serymar confirma.
— Le mal était fait. Ils sont donc partis à l’assaut de l’arme. Sauf qu’Œil-de-Sang avait saturé son arme du sang d’Illuyankas et du mien. Pris au piège, les Dragons furent maudits, sans espoir d’épargner leur pays qu’ils chérissent tant.
Il marqua une pause.
— Leurs pouvoirs affaibli, le sceau qui me retenait s’est défait au bout d’un siècle. Ce que j’ignorai, c’était qu’Œil-de-Sang veillait depuis toutes ces années à ma libération. J’ai rencontré Syriana à ce moment-là. Ou plutôt… elle est venue à moi.
Une ombre passa sur son visage et il s’affaissa. Elma songea que c’était la première fois que le poids de son histoire se reflétait dans sa posture.
— Syriana avait été envoyée par Œil-de-Sang à son insu, continua-t-il, brisé. Un de ses émissaires nous a retrouvé. C’est… de ma vie, je me suis toujours refusé à faire agoniser quelqu’un. J’ai fait une exception pour cet émissaire. C’est la seule chose dont j’ai été responsable dans les cachots de ce château. Et ça ne m’a pas soulagé. Cent ans ont passé ainsi dans la plus sombre des solitudes, avec mes tourments pour seule compagnie. Jusqu’à… ton apparition.
Elma se figea. Les traits de Serymar se crispèrent.
— Au début, j’ai cru à une plaisanterie de fort mauvais goût de la part des Dragons, redoutant un autre piège de leur part. Mais j’ai décidé de prendre cet événement comme une opportunité. Celle de tenir la promesse que je m’étais faite à la mort de Syriana.
— Celle de ne plus échouer… je m’en souviens.
Serymar assentit et la regarda.
— Je n’ai pas réussi à protéger Syriana il y a cent ans. Je refuse d’échouer avec toi.
Ils restèrent là à se fixer dans les yeux, Elma hésitante, lui ne sachant comment réagir. Elle n’avait pas eu toutes ses réponses. Elle songea à la dernière fois qu’elle s’était retrouvée dans ses bras. Les jambes en sang, la souffrance secouant son corps de spasmes, nauséeuse comme jamais elle ne l’avait été. La première et dernière fois où il l’avait regardée avec admiration, là où elle aurait cru rencontrer du dégoût dans ses yeux.
— Maître ! cria soudain une voix.
Elma réintégra brutalement la réalité et une frustration incontrôlable la saisit. Raël accourrait vers eux, la mine inquiète. Le jeune homme fut surpris de les voir ainsi, mais se reprit vite.
— J’ai reçu un message d’Orën, se justifia-t-il en brandissant un cristal assombri.
Elma frissonna. Était-il arrivé quelque chose de fâcheux à leur compagnon ?
— Des rumeurs circulent sur l’arrivée de groupes dangereux à Pershkin, expliqua Raël. Orën a fait en sorte de les vérifier. Il s’agit en réalité de Phényxia et de l’homme à l’œil rouge.
Elma risqua un œil vers Serymar. Son expression s’était fermée, comme s’il avait repris sa façade habituelle.
— J’arrive, annonça-t-il.
Raël hocha la tête et prit le chemin du retour, pour guetter d’éventuels autres informations.
Serymar afficha une expression désolée à Elma.
— La suite devra attendre, si tu veux bien.
Voyant qu’Elma ne répondait pas, il plongea son regard dans le sien.
— J’ai beaucoup de défauts, mais je n’ai toujours eu qu’une seule parole.
— Je refuse d’attendre encore deux décennies pour avoir la suite, répliqua Elma.
— Ça ne sera pas aussi long. Peut-être dans quelques heures.
Elma assentit. Elle comprenait les enjeux après ces premières révélations. Elle se leva et lui fit face. Et lui tendit la main pour l’aider à se relever.
— Quelle idée de s’asseoir ainsi avec l’état de votre jambe.
Il la sonda. S’il était surpris, il n’en montra rien. Elma savait qu’il avait compris le sens caché derrière ses mots et sa main tendue. Elle illustrait ce qu’elle avait toujours désiré être pour lui : son soutien même dans les moments où il pouvait être gêné. Et qu’elle acceptait qu’il ait commencé à se surpasser pour elle.
D’un geste hésitant, il accepta son aide et ils disparurent.
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