Chapitre 10 - 2
Serymar gronda, le regard furieux dirigé sur la boule de cristal trônant sur son bureau. Œil-de-Sang avait confirmé ce qu’il avait deviné : Syriana avait bel et bien été manipulée pour venir à lui. Une main se posa sur son bras.
— Elle vous aimait, rappela Elma, tendue. Syriana vous aimait vraiment. Elle ne s’est jamais rapprochée de vous pour vous trahir. Rappelez-vous qu’elle n’était pas du genre à se laisser dominer par qui que ce soit… elle s’est toujours battue jusqu’au bout pour préserver ce droit !
— Tu es en danger, Elma.
Elle le fixa, la tête haute, sérieuse.
— Et alors ? Ce sont les risques que j’ai accepté en décidant de rester à vos côtés. N’oubliez pas qu’à vouloir trop protéger les autres, au final, vous ne préservez personne. Faites-moi confiance. Vous m’aviez promis de me la donner…
Il ne répondit pas. Mais au moins, il ne la repoussa pas. Elma était soulagée que tous les non-dits aient été enfin révélés et qu’il se décidait à refaire cet effort de changer. Au moins envers elle. Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’était plus retrouvée aussi proche de lui.
Elma prit quelques instants de réflexion et attira l’attention de Serymar.
— Tout n’est pas perdu. Vous êtes au courant de leurs projets, vous avez encore un coup d’avance. Phényxia compte vous piéger en jouant sur la confusion de ce monstre par mon biais ? Je suis sûre que vous pouvez jouer là-dessus pour les contrer tous les deux.
— Elma, c’est dangereux. Tu pourrais être blessée.
— Je m’en moque. Tant que c’est pour vous aider avec Karel, j’agirai volontiers. C’est ce que j’ai toujours voulu. Ne m’en empêchez pas. Dîtes-moi seulement ce que je dois faire, sans rien me cacher.
— Pour le moment, je ne suis pas assez posé pour trouver une solution cohérente. Tu n’étais pas si confiante, il y a quelques temps. Peux-tu me dire ce qui a changé ?
Elma plongea un regard déterminé dans le sien.
— Pour la simple et bonne raison que je vous fais confiance. Vous ne les laisserez jamais me torturer ou tuer.
Serymar resta silencieux.
— Je suis à votre service. Utilisez-moi, vous avez mon consentement, insista Elma. Vous n’y parviendrez pas seul.
Un léger rictus anima son visage.
— Qu’y a-t-il ? interrogea Elma.
— Je le savais. Que tu étais beaucoup plus capable que ce que tu pensais.
Elma lui sourit en réponse au souvenir de ces mots lourds de sens. Elle se sentait gagnée d’une force nouvelle et elle avait le sentiment que Serymar aussi. Avec une expression revancharde, Elma ramassa les mèches de cheveux rouges sur la table qu’il avait utilisé pour relier la vision à Phényxia.
— En plus de la blesser dans son égo en la marquant au visage, vous lui avez pris une partie d’elle pour la surveiller. Vous pensez vraiment à tout.
— C’est ce qui s’appelle être prévoyant, répliqua Serymar.
Elma reposa les cheveux sur la table.
— Alors vous serez aussi prévoyant pour moi.
Elle se dégagea et ne le lâcha pas des yeux.
— En revanche, pour vous aider au mieux, je dois tout savoir.
Un rictus silencieux anima Serymar. La suite de l’histoire. Il se détourna de la boule de cristal et effaça l’image d’un geste de la main et s’installa dans le grand fauteuil de bois, sans regarder Elma. Il s’était rendu compte d’une chose : il s’était attaché à elle et ne souhaitait pas la perdre. Les non-dits lui avaient enlevé Syriana d’une manière violente. Il ne tenait pas à reproduire la même erreur.
— Comme moi, la destinée de Karel avait été décidée avant même sa naissance, répondit-il. Les Dragons ne peuvent s’en prendre à moi, de par notre consanguinité. Alors quoi de mieux qu’un élu tout désigné qui devra vaincre les méchants de l’histoire. Les gens aiment les contes, et cela masquait efficacement les véritables enjeux de la situation, tout en préservant le secret des Dragons. Me faire passer pour le mystérieux homme à abattre pour sauver le pays est plutôt astucieux. Les Dragons ont ainsi préservé mon identité et ne se mettent pas en position délicate aux yeux des mortels. Pour priver Œil-de-Sang de son arme, tous les moyens sont bons. Même me faire disparaître.
Elma demeura silencieuse. Serymar se détourna.
— Il ne faisait aucun doute d’Œil-de-Sang était au courant de la Prophétie. Karel était en danger avant même de naître. Et l’idée d’imaginer qu’une seule autre personne, en particulier un enfant, subisse la même chose que moi me révulsait. Il était hors de question qu’un autre comme moi soit créé. Karel était condamné. Alors j’ai agi dans la précipitation et l’ai emporté avec moi.
Il observa un silence. Il devinait ce qu’Elma attendait.
— Je regrette de lui avoir imposé une vie cloisonnée. Mais pas de l’avoir emporté. Si je n’avais pas eu le plein contrôle sur lui, ses parents m’auraient empêché, même en toute bienveillance sincère, de lui apprendre à survivre à sa destinée. Quoique l’on fasse, Karel était condamné aux dangers annoncés par la Prophétie. Il n’a rien demandé.
— Et Phényxia, dans tout ça ?
Serymar plongea son regard dans le sien et Elma y reconnut une lueur familière : celle du manipulateur qu’il était.
— Phényxia est là où je le souhaite. Il était évident qu’elle me réclamerait Karel, que cette négociation serait un échec. J’ai joué là-dessus pour exacerber son égo. Elle a cru me voler Karel, en réalité, c’est moi qui l’ai poussée à le faire. Ainsi, elle fait barrage aux autres Clans qui pourraient s’en prendre à lui. Ce n’est pas la meilleure des protections, j’en conviens, mais Phényxia était la candidate idéale pour s’opposer à la fois aux autres Clans et à Œil-de-Sang. Je compte bien la délester de Karel une fois sa mission accomplie. Et en même temps, ce stratagème commencera à créer des dissensions entre elle et Œil-de-Sang. Mieux vaut affronter un ennemi divisé de l’intérieur.
Elma le dévisagea, impressionnée. Il arrivait toujours à la surprendre avec ses capacités d’analyse et sa manière d’en jouer pour mener ses adversaires tels des pions sur un échiquier.
— Vous… pourquoi ne m’avez-vous jamais dit que vous ne comptiez donc pas faire de mal à Karel ?
Serymar se détourna.
— Parce que je suis un imbécile qui reproduit la même erreur que Syriana en estimant que personne n’est apte à comprendre mes actes.
Il observa un court silence.
— Outre permettre à Karel de survivre, le former à devenir ce sauveur que les Dragons souhaitent me fait espérer qu’ils réviseront peut-être leur condamnation à mon égard, admit-il. Si nous parvenons à détruire cette arme et que nous éliminons Œil-de-Sang… ils n’auront plus de raison de me faire disparaître.
Elma le fixa. Lui cachait-il encore un élément important ?
— Mais qu’avez-vous de particulier à part vos pouvoirs exceptionnels et votre résistance hors-normes ?
Il soupira doucement, mais ses traits étaient crispés, comme gêné.
— Je suis le fils illégitime du Dragon Illuyankas.
Elma pâlit de stupeur. Beaucoup de choses s’expliquaient à cette seule révélation. Un jour, Serymar n’avait pas su lui répondre quant à sa responsabilité dans la malédiction des Dragons. « Tout dépend des points de vue », avait-il énoncé. Elle comprenait désormais mieux. Elle fut incapable de le lâcher des yeux. La jeune femme avait du mal à réaliser que l’on pouvait être descendant des Dragons et d’en avoir un devant elle.
— Je t’ai tout dit, Elma. Je te le garantis.
Il se détourna, las. Elma prit le temps de tout digérer avant de le rejoindre à nouveau. Elle s’assit sur le bureau pour se retrouver face à lui. Il la sonda. S’il était surpris, il n’en montra aucun signe, préférant guetter sa décision à propos d’eux. Il était tendu. Elle plongea son regard dans le sien, interrogateur, quant à savoir si elle décidait de renouer le lien avec lui.
— J’ai toujours détesté votre regard qui me voyait comme une enfant, lui expliqua-t-elle. Comme vous l’aviez dit, j’étais déjà plus ou moins une adulte. Mon seul désir, depuis ce jour, a toujours été de rester à vos côtés et de vous soutenir quoiqu’il puisse arriver. Parce que vous m’avez fait l’honneur de me montrer un visage que vous ne montrez à personne d’autre.
Il ne répondit rien, épuisé et coupable.
— Ce visage me manque. Beaucoup.
Il resta silencieux. La liesse gagnait Elma. Il avait fait le pas. Elle savait à quel point se révéler lui était difficile. Elle était heureuse de voir qu’elle passait avant son égo. Qu’elle lui avait donné la force d’accéder à ses exigences pour la retrouver. Cela exacerbait un espoir qu’elle avait enfoui pendant plus de vingt ans. Il était temps de tout montrer, de ne plus rien cacher. Elle sur aussitôt de quelle manière lui faire savoir que cet effort n’avait pas été vain et qu’elle décidait de revenir à ses côtés.
Elle osa ce qu’elle ne s’était jamais permis. Elma posa ses mains sur ses épaules. Elle le sentit se raidir.
— Que fais-tu ?
Elle scella ses lèvres sur les siennes et l’embrassa.
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