Chapitre 11 - 1
Ne pouvant pas faire grand-chose d’autre que d’attendre d’arriver à destination ou de se rendre disponible quand Wil pouvait en avoir besoin, Karel occupa son temps sur les documents dérobés par Whélos. Passer un peu de temps sans être sans arrêt en danger était appréciable. Plus encore après un combat contre un Dragon.
Karel étira ses membres encore endoloris par ce dernier combat. Il s’installa dans l’une des deux cabines du navire situées sous le pont. Il avisa l’un des hamacs blancs tressés qui se balançait doucement au fil des mouvements du navire. Karel s’installa confortablement dans l’un d’eux, un bras derrière sa tête, l’autre tenant les documents en face de ses yeux.
Il dût plisser les yeux et s’y reprendre plusieurs fois sur certains mots : l’écriture était irrégulière, tantôt écrite normalement, tantôt dans l’empressement. Karel fut assez surpris de la première date qu’il trouva : plusieurs siècles, assez peu de temps après la création de Weylor.
« Comment un mortel avait-il pu faire pour vivre aussi longtemps ? » se demanda-t-il.
Les humains avaient une espérance de vie d’environ 300 ans, s’ils parvenaient jusque-là. Œil-de-Sang devrait être mort depuis fort longtemps, même en supposant qu’il était non-humain.
Karel se demandait quels sombres secrets il allait découvrir. Et, quitte à devoir fouiller dans des choses sales, il espéra au moins trouver le point faible de cet homme. Il soupira, inspira pour se donner du courage et parcourut les premières lignes sans s’attarder sur certains passages.
« Le sang des Dragons produit de véritables miracles. Je ne peux concevoir que ce pouvoir ne soit qu’entre leurs griffes. Ils nous ont offert cette terre, alors je ferais en sorte qu’ils nous la laissent. »
Karel frissonna. Comment pouvait-on proférer de telles pensées ? Dans son enfance, bien que Serymar ait toujours été peu enclin à lui parler des Dragons, jamais il n’avait sous-entendu ce genre de pensée. Karel passa quelques pages. Inutile de lire les arguments en faveur d’un tel projet.
« L’Ancien m’a accordé sa confiance. Son but est de mener son peuple vers une vie plus confortable et plus civilisée, le rendre puissant. Il veut concurrencer les Tribus et les Clans. Quel idéaliste… pense-t-il réellement que les sauvages qui constituent son peuple méritent une telle place ? Peu importe ce qu’il croit, du moment qu’il sert ma cause. Grâce à ses connaissances, combinées aux miennes, nous avons réussi à concevoir cette barrière. Cela contribuera à atténuer les émanations magiques de mon arme. »
Ainsi, cet homme avait trahi l’Ancien en lui faisant croire qu’il allait l’aider.
« Abject. » songea Karel, dégoûté.
Peu désireux d’en lire plus sur les éloges que l’auteur s’attribuait à lui-même, Karel passa une page ou deux avec appréhension. Parce qu’au vu de ses souvenirs de cet horrible totem mécanique, il se préparait au pire. Mais il devait connaître la vérité pour mieux contrer cette Prophétie qui voulait faire de lui un assassin. Karel voulait aussi comprendre pourquoi Serymar avait commis l’irréparable à son propos.
La suite du texte n’était qu’une énumération des avancées dans la conception de l’arme, accompagné d’un schéma qui ressemblait beaucoup au totem mécanique. Du moins, en partie. L’appréhension de Karel prit de l’ampleur.
« Se pourrait-il que ce totem soit bien plus qu’un bâtiment caché ? Cette machine effroyable serait donc cette arme ? »
L’arme qui avait maudit les Dragons. Celle qui résistait à toutes les tentatives de destruction. Karel eut la nausée alors qu’il comprenait qu’ils avaient dû voir une seule partie de cette monstruosité. Weylor était en péril.
Karel arriva à une autre date : un peu plus de 200 ans plus tôt. Quelques années avant l’année où les Dragons avaient été piégés et maudits.
« Nous avons enfin réussi. Ces elfes sont vraiment arriérés. Bien plus que le reste de cette partie de Weylor. Mais cela m’arrange. Ils me prennent pour un Saint ! Ils n’ont aucune conscience de ce à quoi ils contribuent. Beaucoup de vies ont été sacrifiées, et ils sont fermement convaincus que c’est pour la bonne cause. Grâce à leur dévouement et à la génétique d’Illuyankas, enfin, l’Ancien et moi-même avons pu créer ce qui constituera le cœur de mon arme.
Chaque personne que l’on a testée pour le devenir a trouvé la mort. Il nous fallait donc une personne suffisamment résistante pour se laisser manipuler par le sang d’Illuyankas sans en mourir et sans pouvoir le contrôler. Il était donc logique de conclure qu’aucun mortel n’aurait été assez puissant pour alimenter une telle arme. La quantité de sang dont je dispose est limitée et ne suffira jamais à alimenter la machine. Il me fallait un être vivant, capable naturellement de se régénérer.
Il nous fallait créer ce cœur. Nous avons effectué de nombreux tests avec le sang du Dragon, mais là aussi, beaucoup sont morts. Un mortel ne peut donc pas supporter le sang d’un immortel. Et si une personne naissait et grandissait avec ce pouvoir en elle ? J’ai aussitôt mis cette théorie en œuvre, en convaincant ces idiots qu’il leur fallait procréer dans leurs traditions. À nouveau, beaucoup de ces cobayes sont morts in utero, leurs porteuses avec. Heureusement, cette expérience a enfin réussi : une de leurs femmes a porté ce cœur et est parvenue à lui donner la vie juste avant de mourir, assassinée pour les croyances que j’ai instaurées. Il était temps. L’Ancien commençait à douter de la nécessité de tous ces sacrifices. Reste à savoir si ce cobaye est suffisamment résistant. »
L’horreur avait figé les traits de Karel. Lui qui n’avait pourtant pas le mal de mer, il se sentait capable de rendre son déjeuner dans la mer en l’instant.
« Comment peut-on avoir une mentalité pareille ? »
Avec beaucoup d’appréhension, il tourna la page sans lire le reste du texte sous ses yeux. Il refusait de lire les éloges qu’Œil-de-Sang s’attribuait pour son génie.
« Mais j’ai perdu beaucoup trop d’années pour arriver à ce résultat, et la quantité du sang de Dragon a drastiquement diminué. Il serait dommage de perdre cette créature après tant d’efforts. D’autant plus que si la fusion échoue, il en sera fini de nous : les Dragons pourront avoir le dessus et je n’obtiendrai jamais cette terre qu’ils refusent de nous laisser. Nous allons donc la tester, et plus particulièrement au niveau de sa résistance. Et voir si elle sera compatible avec l’arme. »
Les images violentes du souvenir que Karel avait subi lui revinrent brusquement en mémoire. Son corps se souvint de la douleur. Il frissonna.
Karel passa plusieurs pages où étaient mentionnés en détail les tests effectués. Il ne tenait pas à lire ce genre de détail sordide. Découvrir ce rapport était malaisant de base. Karel se sentait vraiment gêné, trouvant cette curiosité malsaine.
Il vécu les premières années de sa vie avec la victime de cette effroyable machination et avait, en dépit de tout, construit une relation avec. Jamais Karel n’aurait imaginé que son mentor ait pu vivre ces atrocités, même après avoir vu ses impressionnantes cicatrices.
Karel tomba sur une page datant d’une quinzaine d’années plus tard. La surprise se peignit sur son visage lorsqu’il découvrit en premier lieu une image, représentant un adolescent qui ressemblait beaucoup à Serymar, à quelques différences près. Karel fut frappé par l’intensité de son regard de fauve : haineux, chargé de rancœur et de colère. Un regard qui semblait le menacer au travers du cliché et affichait la ferme intention de tuer quiconque osait le regarder. Ce n’était pas l’expression d’un adolescent.
« Comment un enfant peut-il déjà avoir un tel regard ? » se désola Karel, choqué.
Il ne faisait plus aucun doute. Les Dragons n’avaient pas menti. Malgré ses différences et cette lueur terrifiante, Karel reconnaissait son Maître. Sa posture raide et droite traduisait sa volonté farouche à rester le plus digne possible malgré toutes ces humiliations, comme pour provoquer ses bourreaux. Cette stature lui correspondait bien, Karel avait toujours connu Serymar ainsi. Posture haute et dominante. Le jeune homme comprit soudain plus profondément ces moments où Serymar lui imposait de se tenir droit et la tête haute. Ou lorsqu’il lui ordonnait de prendre sur lui dans ses moments de panique et de surpasser cet état émotionnel. Ne rien montrer. Surtout pas à ses ennemis.
« Ce n’était donc pas pour me conditionner à devenir un monstre sans émotions. Mais pour m’apprendre à me protéger de ce genre de personne. »
Une vive émotion le saisit et Karel se détourna du dossier quelques secondes, le temps de se reprendre. Son cœur meurtri par les mensonges de Serymar, qui n’avait pas démenti sur sa nature d’assassin le jour où Karel le découvrit couvert de sang, il avait toujours essayé d’accepter cette terrible vérité. Celle d’avoir été élevé par un monstre. Karel avait surtout beaucoup souffert pour accepter l’idée que ses souvenirs de bonheur avaient été faux. Un soulagement salvateur commençait à l’envahir en découvrant que ses meilleurs souvenirs du passé avaient peut-être été sincères. Cette vérité qu’il attendait désespérément pour avancer, après toutes ces années d’ignorance.
Karel rassembla son courage renouvelé pour découvrir la suite. Son sentiment de révolte augmentait, et ce soulagement qui cherchait à guérir son cœur lui donnait d’autant plus de motivation à arrêter Œil-de-Sang.
« Ces dernières années deviennent de plus en plus compliquées. Le demi-dragon a hérité d’un esprit de rébellion, ce qui n’était pas censé arriver. Il est impossible à dompter. Où ai-je donc fait une erreur de calcul en le faisant concevoir ? Par chance, le mélange avec le sang d’Illuyankas s’est révélé suffisamment incompatible pour lui donner un corps difforme. Ses membres de dragon sont trop lourds pour un corps d’elfe et mon arme annihile la magie. Cela me donnera le temps de concevoir un système pour lui arracher ses pouvoirs. Le Pouvoir Universel sera bientôt à moi !
Cet esprit de rébellion est problématique. Je dois anéantir le moindre risque d’échec avec cette arme. Il va falloir faire d’autres expériences sur le demi-dragon, pour être certain qu’il ne parvienne pas à contrôler l’arme par sa seule volonté. Nous devons absolument briser cette volonté avant qu’elle se développe encore plus.
La créature ne doit pas me voir, ni connaître mon existence pour le moment. J’ose espérer que l’Ancien respectera sa part du marché et fera en sorte que cela n’arrive pas. »
Karel passa de nouveau plusieurs pages en contenant sa colère. Une fierté puérile l’anima : lire la contrariété d’Œil-de-Sang lui plaisait. Serymar avait su lui tenir tête et ne se laissait dominer par personne, même au plus bas. L’attitude digne et haute qu’il se donnait en permanence ne venait pas d’un délire personnel, mais de toute une vie d’épreuves. Il valait plus que ça, il le savait et ne se privait pas de le montrer.
Le jeune homme tomba sur un passage où l’écriture devint plus nerveuse et saccadée. Ce qui signifiait qu’il avait dû se passer quelque chose.
« Je n’ose le croire. L’Ancien m’a trahi. Il a décidé de mettre fin à notre collaboration et est même allé jusqu’à lâcher la créature dans la nature. Il était trop tard quand j’ai appris la nouvelle : un Apokeraos aurait été aperçu et s’est empressé d’emmener mon expérimentation ! Personne, à part les Dragons, n’est en mesure d’affronter ces serpents cornus. Il ne fait plus aucun doute que les Dragons ont désormais un œil sur le cœur, et sur moi.
Si je sors de la barrière qui protège cette forêt, les Dragons me tueront aussitôt. Je me dois de riposter. Je dois ramener ces maudits elfes à ma cause. L’Ancien va payer. »
« Un Apokeraos ? » releva Karel. « Pourrait-il s’agir de… »
À Sheyral, Valkor avait souhaité discuter avec lui en privé. Celui-ci n’avait pas caché qu’il était déjà âgé d’au moins 500 ans. Il avait donc bel et bien vécu à cette époque lointaine. Valkor avait aussi mentionné à Karel qu’il avait eu autrefois un Apprenti pas comme les autres et que les manières de Karel lui avaient beaucoup rappelé cet ancien Apprenti qui, d’après ses dires, n’avait pas d’identité propre. Détail qui dissonait complètement avec l’ordre établi par les Dragons. Karel n’avait plus de doutes. Cet Apprenti, ce devait être bel et bien Serymar. Enfin, l’histoire se reconstituait.
Suite ===>
Annotations
Versions