Chapitre 11 - 2
La suite racontait la manière dont l’Ancien avait perdu sa place au sein de son propre peuple et l’auteur se réjouissait de l’avoir fait condamner comme un paria, renforçant sa place de guide incontesté.
« Quel fourbe… »
Karel passa d’autres pages et parvint enfin au temps de la malédiction des Dragons.
« Le demi-dragon est revenu de lui-même ici. Il a bien changé durant ces dernières années. Il semble bien mieux maîtriser son corps, tout juste adulte, ainsi que ses pouvoirs. Il me cherche. Mais il est encore trop tôt, les tests ne sont pas terminés. En l’état, fusionner cette expérience avec l’arme serait catastrophique. Heureusement, la créature a commis une grave erreur. Quoi de plus étonnant pour une créature dépourvue d’intelligence ?
Elle a empoisonné l’eau et la nourriture. Elle a ensorcelé les arbres. Cette connexion intense, presque fusionnelle avec la Nature elle-même doit provenir de son héritage elfique, exacerbé par ses liens draconiques. Deux races profondément liées à la nature et à la magie. Ce spectacle n’était donc pas surprenant. Mais c’était terrifiant et magnifique à la fois. Cette créature a même essayé de détruire l’arme. Au milieu de toutes ces flammes, on aurait dit un démon tout droit sorti des enfers et, à la manière des Dragons, la nature elle-même obéissait à sa seule volonté, comme autant de personnes réunies sous une seule bannière. Le sang de Dragon est si extraordinaire ! C’est devenu un véritable monstre. Il est désormais parfait pour intégrer mon arme contre les Dragons. Le Pouvoir Universel est prodigieux ! Grâce à celui-ci et à mon arme, je pourrai réformer Weylor toute entière !
Mais l’arme est justement conçue pour résister aux Dragons. Un demi-Dragon n’y pourra donc rien. Il suffira de peu de chose pour briser sa volonté, désormais, et le rendre enfin manipulable ! Il nous faut absolument le capturer ! »
La suite relatait du reste de cette nuit sanglante. D’après ce rapport, Serymar semblait avoir très vite compris que ce totem était indestructible par la voie magique et qu’une force supérieure était à l’œuvre contre lui. Certainement affaibli de par les nombreux sorts qu’il avait utilisés et conscient du piège dans lequel il était tombé, il avait projeté de battre en retraite. L’auteur parlait d’une intervention de la part des Dragons, visiblement en colère. Œil-de-Sang se plaignait de ne pas avoir réussi à capturer Serymar à temps à cause d’eux.
« Cela doit correspondre peu avant le moment où les Dragons ont scellé le Maître entre la vie et la mort », songea sombrement Karel.
Au moins, les Dragons et l’auteur de ces sombres documents confirmaient ce point : Serymar était bel et bien revenu pour se venger, mais non-seulement il avait sous-estimé la dangerosité du totem, mais aussi celle du double-piège qu’il avait subi.
« D’un côté, Œil-de-Sang avait instauré suffisamment de rancœur chez Serymar pour l’attirer un jour à lui, et de l’autre, il y avait les Dragons avec leur test fourbe pour prendre cette décision horrible… »
Serymar n’avait pas su se sortir vainqueur de ce moment décisif et charnier de sa vie. Une épreuve digne des Dragons que de lutter contre ses pires démons. Mais comment aurait-il pu s’en sortir dans la maturité et l’expérience adéquats ?
« Toujours rien qui explique les intentions du Maître, en tout cas. » soupira Karel.
Il tourna quelques pages et s’arrêta sur le passage de la malédiction des Dragons. Peut-être pourrait-il y trouver une manière de l’endiguer ?
« Ça a été difficile. Les Dragons ont attaqué et ont tenté de détruire mon arme. Heureusement, ils ignoraient qu’il fonctionnait avec le sang d’Illuyankas que j’y ai mis. Ils se sont maudits d’eux-mêmes ! Encore une preuve qu’il ne s’agit que de bêtes et non d’esprits supérieurs comme moi ! »
« Blasphème ! » gronda Karel, mal à l’aise à l’idée que l’on insulte de tels êtres, malgré certaines de leurs actions.
« Seuls quatre d’entre eux ont été touchés, les autres y ont échappé de justesse. À cause d’eux, me voilà coincé dans cette forêt avec ces imbéciles pour seule compagnie, pendant certainement plusieurs siècles encore ! Heureusement que j’ai eu la bonne idée de rendre mon corps immortel. J’aurais au moins le temps de construire une machine qui sera capable de voler la magie d’un individu. Cela servira contre la créature. Elle n’a besoin ni de don de réflexion, ni de volonté, et encore moins de pouvoirs. Le Pouvoir Universel me revient de droit, et cela me permettra enfin d’établir un ordre véritable dans ce pays. Nos avancées technologiques et scientifiques prendront le pas sur tous ces arriérés, et jamais plus les Sans-Pouvoir ne subiront les abus des possesseurs de magie. Les non-humains seront rayés de ce pays ainsi que tout possesseur de magie de toute origine ! »
« Quel malade… » frissonna Karel. « Comment peut-on proférer de tels souhaits ?! »
La diversité des peuples était ce qui rendait ce pays magnifique. Dans leur petite compagnie, Aquilée et Wil représentaient une partie de cette diversité, de par leurs attributs spécifiques.
« Peu importe. J’attendrai le temps qu’il faudra. Le sceau finira par se briser. Les Dragons sont désormais bien trop occupés à préserver ce qui reste de Weylor et à protéger ses habitants des leurs. En espérant que cela permettra au peuple d’ouvrir les yeux sur ces viles créatures !
Avec quatre d’entre eux en moins, le sceau va forcément se briser. J’attendrai ce jour. Mais cette fois, je serais le plus rapide pour récupérer ma créature. Il va falloir enquêter sur la localisation de ce sceau et déterminer où et quand est-ce qu’il se brisera. »
Les doigts de Karel se crispèrent de dégoût, de colère et d’indignation. Si son ancien maître avait dû endurer une telle vie de souffrance sans aucun répit, il comprenait mieux sa personnalité. Voyant qu’il était sur le point de détruire peut-être de précieux indices, Karel se força à inspirer et détendit difficilement ses doigts.
« Cet homme est complètement fou. C’est lui qui ne mérite pas d’être nommé ainsi. »
La situation était beaucoup plus grave que ce qu’il avait pensé. Les Dragons avaient essayé de sauver leur pays et tentaient encore, quitte à prendre de terribles décisions. Karel comprit que les sauver de leur malédiction ne suffirait pas.
Karel repensa à Phényxia et à sa menace.
« Elle a insinué qu’elle pouvait nous voler nos pouvoirs. Le doute n’est plus permis. C’est donc elle qui garde la machine qu’a construit Œil-de-Sang pendant le siècle dernier. Elle est donc liée à lui. Mais pourquoi ? Ignore-t-elle qu’il souhaite l’évincer avec la majorité de la population ? Il veut réformer tout le monde ! »
Il ne pouvait croire Phényxia naïve. Sa puissance traduisait une longue expérience dans le domaine de la trahison. Elle devait avoir ses propres objectifs.
Karel fronça les sourcils.
« De quoi avez-vous donc parlé, Maître, avec elle, ce maudit jour ? Pourquoi vous êtes-vous affrontés de manière si violente ? »
Serymar avait toujours eu une intuition hors-normes. Il avait dû deviner l’existence de cette machine arracheuse de pouvoirs et avait sollicité Phényxia.
« Chercherait-il un moyen de détruire ces machines sordides ? Ou au contraire, à en prendre possession pour anéantir les Dragons pour sauver sa vie ? Pourquoi avoir décidé de me former, qu’attend-t-il de moi ? Quel rôle a-t-il décidé de me faire jouer dans toute cette histoire ? »
Tout n’était que supposition, mais Karel connaissait suffisamment Serymar pour savoir qu’il ne faisait rien au hasard. Pourquoi donner des ressources à une personne censée devenir son ennemi ?
« Il connaissait la Prophétie avant de m’enlever. Et pourtant, il m’a tout appris. Je doute qu’il ait dû avoir pitié de moi. »
Karel soupira et passa quelques pages, n’ayant aucune envie de lire d’autres propos révoltants. Il avait beau terriblement en vouloir à Serymar, découvrir qu’il avait été traité de la pire des manières le mettait mal à l’aise. Il ne supportait pas d’entacher l’image qu’il avait gardée de lui : une personne forte à tous les niveaux, haute et digne, avec une intelligence redoutable. Karel refusait de se faire salir tout ce que Serymar lui avait apporté. Ce genre d’écrit n’avait aucun intérêt à ses yeux. Il arriva enfin à une page datant d’une centaine d’années.
« Enfin. Mes détecteurs de magie draconique se sont activés. Le sceau s’est enfin brisé. Mais je ne peux envoyer les elfes. Il ne faut pas attirer l’attention des Dragons restants. Heureusement, j’ai pu louer les services de ces vauriens de bandits. Des trafiquants d’esclave, des hors-la-loi… que je me chargerai d’éliminer une fois le travail accompli. Je ne veux pas de ce genre de chose dans le Weylor que je souhaite. Dans ce futur monde, il n’y aura plus de différence entre individus. Plus de singularité empoisonnant le monde.
Il est grand temps de reprendre ce projet là où il fut laissé, avant que l’expérience ne recouvre ses forces. »
Karel se souvint du récit de Roan : il lui avait affirmé que Serymar était apparu de nulle part et qu’il fut retrouvé particulièrement mal en point. Ces lignes devaient se situer aux environs de ce moment-là. Enfin, plus loin, d’autres lignes, écrite d’une manière rageuse.
« Je ne comprends pas ! Comment a-t-il pu développer de telles capacités ? Mon homme de main avait pourtant réussi à le capturer ! Il était là, entre nos mains, il y a à peine deux jours. Cette création est incroyable. Malgré cette ouverture dans son dos, elle est parvenue à perpétrer un massacre et à s’enfuir. Si je pouvais agir hors de cette forêt, la créature ne m’aurait pas échappée ! »
Karel alla s’arrêter là, lorsque qu’une mention attira son attention, et le figea pendant quelques secondes : « L’Enfant de la Prophétie ».
La colère et la méfiance le saisirent. Il avait donc lui aussi été observé par cet être. Sa révolte se décupla alors qu’il constatait que beaucoup de monde s’était mis en quête de brider sa vie avant même sa naissance, en bien comme en mal. Comme Serymar, Karel allait devoir se battre pour gagner le droit de mener sa vie comme il l’entendrait.
« J’ai sous-estimé les Dragons. Je pensais que la malédiction serait suffisamment puissante pour les occuper. Que mon plan ne comportait aucune faille. Les derniers Dragons ont rassemblé leurs pouvoirs pour créer une Prophétie, qu’ils ont communiquée à quelques élus mortels. Heureusement, mes espions ont pu me dire de quoi il en retournait.
Je dois trouver cet enfant. À tout prix. Fouiller tout le pays. Malheureusement, les indices sont bien pauvres. Impossible de savoir s’il s’agirait d’un garçon ou d’une fille. Ni où cet enfant apparaîtra précisément, et encore moins s’il sera humain. Elle n’indique pas non-plus si les parents vivent ensemble. Nos technologies actuelles ne nous permettent pas encore de savoir si un enfant à naître sera doté de magie. La Prophétie indique seulement qu’il naîtra d’un couple de Sans-Pouvoirs… je vais devoir m’en contenter.
Peu importe. Je ferais fouiller Weylor de fond en comble, à la recherche de la moindre femme Sans-Pouvoir sur le point d’avoir un enfant. Je le trouverai. »
Karel trembla de fureur et il se redressa soudain, tendu. Le papier se froissa sous ses doigts, une pensée pour ses parents qui n’avaient rien demandé d’autre qu’à profiter de leur bonheur.
« Ils n’ont jamais mérité ça ! » enragea-t-il. « Lya ne méritait pas de commencer sa vie avec cette blessure ! »
Il dût inspirer pour ne pas détruire ce document précieux malgré son envie furieuse de réduire ces papiers en miettes, alors que l’émotion le saisissait aussi violemment que sa colère. Karel passa une main sur ses yeux devenus humides en songeant aux plaies de sa famille. Au courage de Lya. À l’angoisse de son père. Au regard bienveillant mais triste d’Eylen. À cause d’une personne comme Œil-de-Sang, Karel n’avait jamais été capable de nommer ses parents comme un fils le devait. Ces gens l’avaient adopté sans hésiter. Ils l’avaient nourri en dépit de leurs modestes revenus, logé, aimé, accepté avec ses différences.
Bien qu’étant du même sang, Eylen et Sorel auraient pu ne pas vouloir de Karel dans leur vie. Il renifla.
« Vous avez été désignés comme les grands sacrifiés… dans tous les cas, on vous destinait à endurer cette souffrance ! Lya a tellement raison d’être en colère ! Comment a-t-on pu oser lui dire qu’elle exagérait ? »
Karel se figea, soudain stupéfait au milieu de ses pensées agitées.
« Maître… Se pourrait-il que… ? »
« Ne deviens jamais comme moi. » Combien de fois Serymar lui avait-il assené ces mots ? Karel comprenait enfin le véritable sens de ces mots difficiles à entendre. Aurait-il cherché à le protéger, bien que d’une étrange manière ? Serymar était plutôt mauvais dans sa manière de communiquer. Comme s’il avait dû apprendre les codes sociaux par lui-même, en analysant les divers comportements des personnes autour de lui, sans jamais les saisir. Mis à part lui, Karel n’avait jamais vu Serymar passer beaucoup de temps avec ses serviteurs.
« Comme s’il faisait tout pour écourter les échanges le plus vite possible… parce qu’il ne sait pas faire. »
Ce problème était peut-être la source de nombreux malentendus auxquels Karel avait cru. Pourtant, la Prophétie les déclarait ennemis, et Karel ignorait encore ce que Serymar comptait faire de lui. L’avait-il réellement enlevé pour le protéger ?
Le texte s’arrêtait là, au grand soulagement de Karel. L’autre partie, c’était Whélos qui l’avait.
Il rassembla les pages et décida de prendre l’air. Il avait besoin de s’aérer l’esprit après toutes ces sombres révélations.
Karel se surprit par une envie de demander à sa sœur de brûler ce journal. Mais réagir d’une manière impulsive serait néfaste. Karel préféra jouer la carte de la prudence et demander conseil à Whélos.
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